Acte III - Scène III



(Philiste, Alcidon)

Philiste
Je t'y prends, rêveur.

Alcidon
Oui, par-derrière.
C'est d'ordinaire ainsi que les traîtres en font.

Philiste
Je te vois accablé d'un chagrin si profond,
Que j'excuse aisément ta réponse un peu crue.
Mais que fais-tu si triste au milieu d'une rue ?
Quelque penser fâcheux te servait d'entretien ?

Alcidon
Je rêvais que le monde en l'âme ne vaut rien,
Du moins pour la plupart ; que le siècle où nous sommes
À bien dissimuler met la vertu des hommes ;
Qu'à peine quatre mots se peuvent échapper
Sans quelque double sens afin de nous tromper ;
Et que souvent de bouche un dessein se propose,
Cependant que l'esprit songe à toute autre chose.

Philiste
Et cela t'affligeait ? Laissons courir le temps,
Et malgré ses abus, vivons toujours contents.
Le monde est un chaos, et son désordre excède
Tout ce qu'on y voudrait apporter de remède.
N'ayons l'œil, cher ami, que sur nos actions.
Aussi bien, s'offenser de ses corruptions,
À des gens comme nous ce n'est qu'une folie.
Mais, pour te retirer de ta mélancolie,
Je te veux faire part de mes contentements.
Si l'on peut en amour s'assurer aux serments,
Dans trois jours au plus tard, par un bonheur étrange,
Clarice est à Philiste.

Alcidon
Et Doris, à Florange.

Philiste
Quelque soupçon frivole en ce point te déçoit ;
J'aurai perdu la vie avant que cela soit.

Alcidon
Voilà faire le fin de fort mauvaise grâce ;
Philiste, vois-tu bien, je sais ce qui se passe.

Philiste
Ma mère en a reçu, de vrai, quelque propos,
Et voulut hier au soir m'en toucher quelques mots.
Les femmes de son âge ont ce mal ordinaire
De régler sur les biens une pareille affaire :
Un si honteux motif leur fait tout décider,
Et l'or qui les aveugle a droit de les guider ;
Mais comme son éclat n'éblouit point mon âme,
Que je vois d'un autre œil ton mérite et ta flamme,
Je lui fis bien savoir que mon consentement
Ne dépendrait jamais de son aveuglement,
Et que jusqu'au tombeau, quant à cet hyménée,
Je maintiendrais la foi que je t'avais donnée.
Ma sœur accortement feignait de l'écouter ;
Non pas que son amour n'osât lui résister,
Mais elle voulait bien qu'un peu de jalousie
Sur quelque bruit léger piquât ta fantaisie :
Ce petit aiguillon quelquefois, en passant,
Réveille puissamment un amour languissant.

Alcidon
Fais à qui tu voudras ce conte ridicule.
Soit que ta sœur l'accepte, ou qu'elle dissimule
Le peu que j'y perdrai ne vaut pas m'en fâcher.
Rien de mes sentiments ne saurait approcher.
Comme, alors qu'au théâtre on nous fait voir Mélite,
Le discours de Chloris, quand Philandre la quitte :
Ce qu'elle dit de lui, je le dis de ta sœur,
Et je la veux traiter avec même douceur.
Pourquoi m'aigrir contre elle ? En cet indigne change,
Le beau choix qu'elle fait la punit et me venge ;
Et ce sexe imparfait, de soi-même ennemi,
Ne posséda jamais la raison qu'à demi.
J'aurais tort de vouloir qu'elle en eût davantage ;
Sa faiblesse la force à devenir volage.
Je n'ai que pitié d'elle en ce manque de foi ;
Et mon courroux entier se réserve pour toi,
Toi qui trahis ma flamme après l'avoir fait naître,
Toi qui ne m'es ami qu'afin d'être plus traître,
Et que tes lâchetés tirent de leur excès,
Par ce damnable appas, un facile succès.
Déloyal ! ainsi donc de ta vaine promesse
Je reçois mille affronts au lieu d'une maîtresse ;
Et ton perfide cœur, masqué jusqu'à ce jour,
Pour assouvir ta haine alluma mon amour !

Philiste
Ces soupçons dissipés par des effets contraires,
Nous renouerons bientôt une amitié de frères.
Puisse dessus ma tête éclater à tes yeux
Ce qu'a de plus mortel la colère des cieux,
Si jamais ton rival a ma sœur sans ma vie
À cause de son bien ma mère en meurt d'envie ;
Mais malgré…

Alcidon
Laisse là ces propos superflus :
Ces protestations ne m'éblouissent plus ;
Et ma simplicité, lasse d'être dupée,
N'admet plus de raisons qu'au bout de mon épée.

Philiste
Etrange impression d'une jalouse erreur,
Dont ton esprit atteint ne suit que sa fureur !
Eh bien ! tu veux ma vie, et je te l'abandonne ;
Ce courroux insensé qui dans ton cœur bouillonne,
Contente-le par là, pousse ; mais n'attends pas
Que par le tien je veuille éviter mon trépas.
Trop heureux que mon sang puisse te satisfaire,
Je le veux tout donner au seul bien de te plaire.
Toujours à ces défis j'ai couru sans effroi ;
Mais je n'ai point d'épée à tirer contre toi.

Alcidon
Voilà bien déguiser un manque de courage.

Philiste
C'est presser un peu trop qu'aller jusqu'à l'outrage.
On n'a point encor vu que ce manque de cœur
M'ait rendu le dernier où vont les gens d'honneur.
Je te veux bien ôter tout sujet de colère ;
Et quoi que de ma sœur ait résolu ma mère,
Dût mon peu de respect irriter tous les dieux,
J'affronterai Géron et Florange à ses yeux.
Mais après les efforts de cette déférence
Si tu gardes encor la même violence,
Peut-être saurons-nous apaiser autrement
Les obstinations de ton emportement.

Alcidon (, seul.)
Je crains son amitié plus que cette menace.
Sans doute il va chasser Florange de ma place.
Mon prétexte est perdu, s'il ne quitte ces soins.
Dieux ! qu'il m'obligerait de m'aimer un peu moins !

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