ACTE I - Scène II
Sbrigani
Monsieur, votre homme arrive, je l'ai vu à trois lieues d'ici, où a couché le coche ; et dans la cuisine où il est descendu pour déjeuner, je l'ai étudié une bonne grosse demi-heure, et je le sais déjà par cœur. Pour sa figure, je ne veux point vous en parler : vous verrez de quel air la nature l'a dessinée, et si l'ajustement qui l'accompagne y répond comme il faut. Mais pour son esprit, je vous avertis par avance qu'il est des plus épais qui se fassent ; que nous trouvons en lui une matière tout à fait disposée pour ce que nous voulons, et qu'il est homme enfin à donner dans tous les panneaux qu'on lui présentera.
Éraste
Nous dis-tu vrai ?
Sbrigani
Oui, si je me connais en gens.
Nérine
Madame, voilà un illustre ; votre affaire ne pouvait être mise en de meilleures mains, et c'est le héros de notre siècle pour les exploits dont il s'agit : un homme qui, vingt fois en sa vie, pour servir ses amis, a généreusement affronté les galères, qui, au péril de ses bras, et de ses épaules, sait mettre noblement à fin les aventures les plus difficiles ; et qui, tel que vous le voyez, est exilé de son pays pour je ne sais combien d'actions honorables qu'il a généreusement entreprises.
Sbrigani
Je suis confus des louanges dont vous m'honorez, et je pourrais vous en donner, avec plus de justice, sur les merveilles de votre vie ; et principalement sur la gloire que vous acquîtes, lorsque, avec tant d'honnêteté, vous pipâtes au jeu, pour douze mille écus, ce jeune seigneur étranger que l'on mena chez vous ; lorsque vous fîtes galamment ce faux contrat qui ruina toute une famille ; lorsque, avec tant de grandeur d'âme, vous sûtes nier le dépôt qu'on vous avait confié ; et que si généreusement on vous vit prêter votre témoignage à faire pendre ces deux personnages qui ne l'avaient pas mérité.
Nérine
Ce sont petites bagatelles qui ne valent pas qu'on en parle, et vos éloges me font rougir.
Sbrigani
Je veux bien épargner votre modestie : laissons cela ; et pour commencer notre affaire, allons vite joindre notre provincial, tandis que, de votre côté, vous nous tiendrez prêts au besoin les autres acteurs de la comédie.
Éraste
Au moins, Madame, souvenez-vous de votre rôle ; et pour mieux couvrir notre jeu, feignez, comme on vous a dit, d'être la plus contente du monde des résolutions de votre père.
Julie
S'il ne tient qu'à cela, les choses iront à merveille.
Éraste
Mais, belle Julie, si toutes nos machines venaient à ne pas réussir ?
Julie
Je déclarerai à mon père mes véritables sentiments.
Éraste
Et si, contre vos sentiments, il s'obstinait à son dessein ?
Julie
Je le menacerais de me jeter dans un convent.
Éraste
Mais si, malgré tout cela, il voulait vous forcer à ce mariage ?
Julie
Que voulez-vous que je vous dise ?
Éraste
Ce que je veux que vous me disiez ?
Julie
Oui.
Éraste
Ce qu'on dit quand on aime bien.
Julie
Mais quoi ?
Éraste
Que rien ne pourra vous contraindre, et que, malgré tous les efforts d'un père, vous me promettez d'être à moi.
Julie
Mon Dieu ! Éraste, contentez-vous de ce que je fais maintenant, et n'allez point tenter sur l'avenir les résolutions de mon cœur ; ne fatiguez point mon devoir par les propositions d'une fâcheuse extrémité, dont peut-être n'aurons-nous pas besoin ; et s'il y faut venir, souffrez au moins que j'y sois entraînée par la suite des choses.
Éraste
Eh bien…
Sbrigani
Ma foi, voici notre homme, songeons à nous.
Nérine
Ah ! comme il est bâti !