Lorenzaccio
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Acte V - Scène 1

Alfred de Musset

Acte V - Scène 1


(Au palais du Duc. ENTRENT VALORI, SIRE MAURICE ET GUICCIARDINI. UNE FOULE DE COURTISANS CIRCULENT DANS LA SALLE ET DANS LES ENVIRONS.)

SIRE MAURICE
Giomo n'est pas revenu encore de son message ; cela devient de plus en plus inquiétant.

GUICCIARDINI
Le voilà qui entre dans la salle.
(Entre Giomo.)

SIRE MAURICE
Eh bien ! qu'as-tu appris ?

GIOMO
Rien du tout.
(Il sort.)

GUICCIARDINI
Il ne veut pas répondre. Le cardinal Cibo est enfermé dans le cabinet du duc ; c'est à lui seul que les nouvelles arrivent. (Entre un autre messager.)
Eh bien ! Le duc est-il retrouvé ? sait-on ce qu'il est devenu ?

LE MESSAGER
Je ne sais pas.
(Il entre dans le cabinet.)

VALORI
Quel événement épouvantable, messieurs, que cette disparition ! point de nouvelles du duc ! Ne disiez-vous pas, sire Maurice, que vous l'avez vu hier au soir ? Il ne paraissait pas malade ?
(Rentre Giomo.)

GIOMO(à sire Maurice )
Je puis vous le dire à l'oreille, le duc est assassiné.

SIRE MAURICE
Assassiné ! par qui ? où l'avez-vous trouvé ?

GIOMO
Où vous nous aviez dit ; – dans la chambre de Lorenzo.

SIRE MAURICE
Ah ! sang du diable ! Le cardinal le sait-il ?

GIOMO
Oui, Excellence.

SIRE MAURICE
Que décide-t-il ? qu'y a-t-il à faire ? Déjà le peuple se porte en foule vers le palais. Toute cette hideuse affaire a transpiré ; nous sommes morts si elle se confirme ; on nous massacrera.
(Des valets portant des tonneaux pleins de vin et de comestibles passent dans le fond.)

GUICCIARDINI
Que signifie cela ? va-t-on faire des distributions au peuple ?
(Entre un seigneur de la cour.)

LE SEIGNEUR
Le Duc est-il visible, messieurs ? Voilà un cousin à moi, nouvellement arrivé d'Allemagne, que je désire présenter à son Altesse ; soyez assez bons pour le voir d'un œil favorable.

GUICCIARDINI
Répondez-lui, seigneur Valori, je ne sais que lui dire.

VALORI
La salle se remplit à tout instant de ces complimenteurs du matin. Ils attendent tranquillement qu'on les admette.

SIRE MAURICE(à Giomo )
On l'a enterré là ?

GIOMO
Ma foi, oui, dans la sacristie. Que voulez-vous ? Si le peuple apprenait cette mort-là, elle pourrait en causer bien d'autres. Lorsqu'il en sera temps, on lui fera des obsèques publiques. En attendant, nous l'avons emporté dans un tapis.

VALORI
Qu'allons-nous devenir ?

PLUSIEURS SEIGNEURS(s'approchent. )
Nous sera-t-il bientôt permis de présenter nos devoirs à son Altesse ? qu'en pensez-vous, messieurs ?
(ENTRE LE CARDINAL CIBO)

LE CARDINAL
Oui, messieurs, vous pourrez entrer dans une heure ou deux. Le duc a passé la nuit à une mascarade, et il repose dans ce moment.
(Des valets suspendent des dominos aux croisées.)

LES COURTISANS
Retirons-nous ; le duc est encore couché. Il a passé la nuit au bal.
(Les courtisans se retirent. Entrent les Huit.)

NICOLINI
Eh bien ! cardinal, qu'y a-t-il de décidé ?

LE CARDINAL
Primo alvuso non deficit alter aureus, et simili frondescit virga metallo
(Il sort.)

NICOLINI
Voilà qui est admirable ; mais qu'y a-t-il de fait ? Le duc est mort ; il faut en élire un autre, et cela le plus vite possible. Si nous n'avons pas un duc ce soir ou demain, c'en est fait de nous. Le peuple est en ce moment comme l'eau qui va bouillir.

VETTORI
Je propose Octavien de Médicis.

CAPPONI
Pourquoi ? Il n'est pas le premier par les droits du sang. 1"Quand on en arrache un, il ne manque pas de repousser un autre rameau d'or, qui se couvre de feuilles du même métal." (Enéide)

ACCIAIUOLI
Si nous prenions le cardinal ?

SIRE MAURICE
Plaisantez-vous ?

RUCCELLAI
Pourquoi, en effet, ne prendriez-vous pas le cardinal, vous qui le laissez, au mépris de toutes les lois, se déclarer seul juge en cette affaire ?

VETTORI
C'est un homme capable de la bien diriger.

RUCCELLAI
Qu'il se fasse donner l'ordre du pape.

VETTORI
C'est ce qu'il à fait ; le pape a envoyé l'autorisation par un courrier que le cardinal a fait partir dans la nuit.

RUCCELLAI
Vous voulez dire par un oiseau, sans doute, car un courrier commence par prendre le temps d'aller, avant d'avoir celui de revenir. Nous traite-t-on comme des enfants ?

CANIGIANI(s'approchant )
Messieurs, si vous m'en croyez, voilà ce que nous ferons ! nous élirons duc de Florence mon fils naturel Julien.

RUCCELLAI
Bravo ! un enfant de cinq ans ! n'a-t-il pas cinq ans, Canigiani ?

GUICCIARDINI(bas )
Ne voyez-vous pas le personnage ? c'est le cardinal qui lui met dans la tête cette sotte proposition. Cibo serait régent, et l'enfant mangerait des gâteaux.

RUCCELLAI
Cela est honteux ; je sors de cette salle, si on y tient de pareils discours. (ENTRE CORSI)

CORSI
Messieurs, le cardinal vient d'écrire à Côme de Médicis.

LES HUIT
Sans nous consulter ?

CORSI
Le Cardinal a écrit pareillement à Pise, à Arezzo, et à Pistoie, aux commandants militaires. Jacques de Médicis sera demain ici avec le plus de monde possible ; Alexandre Vitelli est déjà dans la forteresse, avec la garnison entière. Quant à Lorenzo, il est parti trois courriers pour le joindre.

RUCCELLAI
Qu'il se fasse duc tout de suite, votre cardinal ; cela sera plus tôt fait.

CORSI
Il m'est ordonné de vous prier de mettre aux voix l'élection de Côme de Médicis, sous le titre provisoire de gouverneur de la république florentine.

GIOMO(à des valets qui traversent la salle )
Répandez du sable autour de la porte, et n'épargnez pas le vin plus que le reste.

RUCCELLAI
Pauvre peuple ! quel badaud on fait de toi !

SIRE MAURICE
Allons, messieurs, aux voix. Voici vos billets.

VETTORI
Côme est en effet le premier en droit après Alexandre ; c'est son plus proche parent.

ACCIAIUOLI
Quel homme est-ce ? je le connais fort peu.

CORSI
C'est le meilleur prince au monde.

GUICCIARDINI
Hé, hé, pas tout à fait cela. Si vous disiez le plus diffus et le plus poli des princes, ce serait plus vrai.

SIRE MAURICE
Vos voix, seigneurs.

RUCCELLAI
Je m'oppose à ce vote, formellement, et au nom de tous les citoyens.

VETTORI
Pourquoi ?

RUCCELLAI
Il ne faut plus à la république ni princes, ni ducs, ni seigneurs ; voici mon vote.
(Il montre son billet blanc.)

VETTORI
Votre voix n'est qu'une voix. Nous nous passerons de vous.

RUCCELLAI
Adieu donc ; je m'en lave les mains.

GUICCIARDINI(courant après lui )
Eh ! mon Dieu, Palla, vous êtes trop violent.

RUCCELLAI
Laissez-moi ! J'ai soixante-deux ans passés ; ainsi vous ne pouvez pas me faire grand mal désormais.
(Il sort.)

NICOLINI
Vos voix, messieurs. (Il déplie les billets jetés dans un bonnet.)
Il y a unanimité. Le courrier est-il parti pour Trebbio ?

CORSI
Oui, Excellence. Côme sera ici dans la matinée de demain, à moins qu'il ne refuse.

VETTORI
Pourquoi refuserait-il ?

NICOLINI
Ah ! mon Dieu, s'il allait refuser, que deviendrions-nous ? Quinze lieues à faire d'ici à Trebbio, pour trouver Côme, et autant pour revenir, ce serait une journée de perdue. Nous aurions dû choisir quelqu'un qui fût plus près de nous.

VETTORI
Que voulez-vous ? Notre vote est fait, et il est probable qu'il acceptera. Tout cela est étourdissant.
(Ils sortent.)


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