(Chez les Strozzi. LES QUARANTE STROZZI, À SOUPER.)
PHILIPPE
Mes enfants, mettons-nous à table.
LES CONVIVES
Pourquoi reste-t-il deux sièges vides ?
PHILIPPE
Pierre et Thomas sont en prison.
LES CONVIVES
Pourquoi ?
PHILIPPE
Parce que Salviati a insulté ma fille, que voilà, à la foire de Montolivet, publiquement, et devant son frère Léon. Pierre et Thomas ont tué Salviati, et Alexandre de Médicis les a fait arrêter pour venger la mort de son ruffian.
LES CONVIVES
Meurent les Médicis !
PHILIPPE
J'ai rassemblé ma famille pour lui raconter mes chagrins, et la prier de me secourir. Soupons, et sortons ensuite l'épée à la main, pour redemander mes deux fils, si vous avez du cœur.
LES CONVIVES
C'est dit ; nous voulons bien.
PHILIPPE
Il est temps que cela finisse, voyez-vous ! On nous tuerait nos enfants et on déshonorerait nos filles. Il est temps que Florence apprenne à ces bâtards ce que c'est que le droit de vie et de mort. Les Huit n'ont pas le droit de condamner mes enfants ; et moi, je n'y survivrais pas.
LES CONVIVES
N'aie pas peur, Philippe, nous sommes là.
PHILIPPE
Je suis le chef de la famille : comment souffrirais-je qu'on m'insultât ? Nous sommes tout autant que les Médicis, les Ruccellaï tout autant, les Aldobrandini, et vingt autres. Pourquoi ceux-là pourraient-ils faire égorger nos enfants plutôt que nous les leurs ? Qu'on allume un tonneau de poudre dans les caves de la citadelle, et voilà la garnison allemande en déroute. Que reste-t-il à ces Médicis ? Là est leur force ; hors de là, ils ne sont rien. Sommes-nous des hommes ? Est-ce à dire qu'on abattra d'un coup de hache les nobles familles de Florence, et qu'on arrachera de la terre natale des racines aussi vieilles qu'elle ? C'est par nous qu'on commence ; c'est à nous de tenir ferme ; notre premier cri d'alarme, comme le coup de sifflet de l'oiseleur, va rabattre sur Florence une armée tout entière d'aigles chassés du nid. Ils ne sont pas loin ; ils tournoient autour de la ville, les yeux fixés sur ses clochers. Nous y planterons les drapeaux noirs de la peste ; ils accourront à ce signal de mort. Ce sont les couleurs de la colère céleste. Ce soir, allons d'abord délivrer nos fils ; demain nous irons tous ensemble, l'épée nue, à la porte de toutes les grandes familles ; il y a à Florence quatre-vingts palais, et de chacun d'eux sortira une troupe pareille à la nôtre quand la liberté y frappera.
LES CONVIVES
Vive la liberté !
PHILIPPE
Je prends Dieu à témoin que c'est la violence qui me force à tirer l'épée, que je suis resté durant soixante ans bon et paisible citoyen, que je n'ai jamais fait de mal à qui que ce soit au monde, et que la moitié de ma fortune a été employée à secourir les malheureux.
LES CONVIVES
C'est vrai.
PHILIPPE
C'est une juste vengeance qui me pousse à la révolte, et je me fais rebelle parce que Dieu m'a fait père. Je ne suis poussé par aucun motif d'ambition, ni d'intérêt, ni d'orgueil. Ma cause est loyale, honorable et sacrée. Emplissez vos coupes, et levez-vous. Notre vengeance est une hostie que nous pouvons briser sans crainte et nous partager devant Dieu. Je bois à la mort des Médicis !
LES CONVIVES(se lèvent et boivent. )
À la mort des Médicis !
LOUISE(posant son verre. )
Ah ! je vais mourir.
PHILIPPE
Qu'as-tu, ma fille, mon enfant bien-aimée, qu'as-tu, mon Dieu ! que t'arrive-t-il ! Mon Dieu, mon Dieu, comme tu pâlis ! Parle, qu'as-tu ? parle à ton père. Au secours ! au secours ! un médecin ! vite, vite, il n'est plus temps.
LOUISE
Je vais mourir, je vais mourir.
(Elle meurt.)
PHILIPPE
Elle s'en va, mes amis, elle s'en va ! Un médecin ! ma fille est empoisonnée !
(Il tombe à genoux près de Louise.)
UN CONVIVE
Coupez son corset ! faites-lui boire de l'eau tiède ; si c'est du poison, il faut de l'eau tiède.
(Les domestiques accourent.)
UN AUTRE CONVIVE
Frappez-lui dans les mains ; ouvrez les fenêtres, et frappez-lui dans les mains.
UN AUTRE
Ce n'est peut-être qu'un étourdissement ; elle aura bu avec trop de précipitation.
UN AUTRE
Pauvre enfant ! comme ses traits sont calmes ! Elle ne peut pas être morte ainsi tout d'un coup.
PHILIPPE
Mon enfant ! es-tu morte, es-tu morte, Louise, ma fille bien-aimée ?
PREMIER CONVIVE
Voilà le médecin qui accourt.
(Un médecin entre.)
SECOND CONVIVE
Dépêchez-vous, monsieur ; dites-nous si c'est du poison.
PHILIPPE
C'est un étourdissement, n'est-ce pas ?
MÉDECIN
Pauvre jeune fille ! Elle est morte.
(Un profond silence règne dans la salle ; Philippe est toujours à genoux auprès de Louise et lui tient les mains.)
UN DES CONVIVES
C'est du poison des Médicis. Ne laissons pas Philippe dans l'état où il est. Cette immobilité est effrayante.
UN AUTRE
Je suis sûr de ne pas me tromper. Il y avait autour de la table un domestique qui a appartenu à la femme de Salviati.
UN AUTRE
C'est lui qui a fait le coup, sans aucun doute. Sortons, et arrêtons-le.
(Ils sortent.)
PREMIER CONVIVE
Philippe ne veut pas répondre à ce qu'on lui dit ; il est frappé de la foudre.
UN AUTRE
C'est horrible ! C'est un meurtre inouï !
UN AUTRE
Cela crie vengeance au ciel ! Sortons, et allons égorger Alexandre.
UN AUTRE
Oui, sortons ; mort à Alexandre ! C'est lui qui a tout ordonné. Insensés que nous sommes ! ce n'est pas d'hier que date sa haine contre nous. Nous agissons trop tard.
UN AUTRE
Salviati n'en voulait pas à cette pauvre Louise pour son propre compte ; c'est pour le duc qu'il travaillait. Allons, partons, quand on devrait nous tuer jusqu'au dernier.
PHILIPPE
(SE LÈVE)
Mes amis, vous enterrerez ma pauvre fille, n'est-ce pas ? (Il met son manteau.)
dans mon jardin, derrière les figuiers. Adieu, mes bons amis ; adieu, portez-vous bien.
UN CONVIVE
Où vas-tu Philippe ?
PHILIPPE
J'en ai assez, voyez-vous ; j'en ai autant que j'en puis porter. J'ai mes deux fils en prison, et voilà ma fille morte. J'en ai assez, je m'en vais d'ici.
UN CONVIVE
Tu t'en vas ? tu t'en vas sans vengeance ?
PHILIPPE
Oui, oui. Ensevelissez seulement ma pauvre fille, mais ne l'enterrez pas ; c'est à moi de l'enterrer. Je le ferai à ma façon, chez de pauvres moines que je connais, et qui viendront la chercher demain. À quoi sert-il de la regarder ? elle est morte ; ainsi cela est inutile. Adieu, mes amis, rentrez chez vous ; portez-vous bien.
UN CONVIVE
Ne le laissez pas sortir, il a perdu la raison.
UN AUTRE
Quelle horreur ! je me sens prêt à m'évanouir dans cette salle.
(Il sort.)
PHILIPPE
Ne me faites pas violence, ne m'enfermez pas dans une chambre où est le cadavre de ma fille laissez-moi m'en aller.
UN CONVIVE
Venge-toi, Philippe, laisse-nous te venger. Que ta Louise soit notre Lucrèce ! Nous ferons boire à Alexandre le reste de son verre.
UN AUTRE
La nouvelle Lucrèce ! Nous allons jurer sur son corps de mourir pour la liberté ! Rentre chez toi, Philippe, pense à ton pays. Ne rétracte pas tes paroles.
PHILIPPE
Liberté, vengeance, voyez-vous, tout cela est beau. J'ai deux fils en prison, et voilà ma fille morte. Si je reste ici, tout va mourir autour de moi ; l'important, c'est que je m'en aille, et que vous vous teniez tranquilles. Quand ma porte et mes fenêtres seront fermées, on ne pensera plus aux Strozzi ; si elles restent ouvertes, je m'en vais vous voir tomber tous les uns après les autres. Je suis vieux, voyez-vous, il est temps que je ferme ma boutique. Adieu, mes amis, restez tranquilles ; si je n'y suis plus, on ne vous fera rien. Je m'en vais de ce pas à Venise.
UN CONVIVE
Il fait un orage épouvantable ; reste ici cette nuit.
PHILIPPE
N'enterrez pas ma pauvre enfant ; mes vieux moines viendront demain, et ils l'emporteront. Dieu de justice ! Dieu de justice ! que t'ai-je fait ?
(Il sort en courant.)
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