Lorenzaccio
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Acte I - Scène 3

Alfred de Musset

Acte I - Scène 3


(Chez le marquis Cibo.LE MARQUIS, EN HABIT DE VOYAGE; LA MARQUISE; ASCANIO; LE CARDINAL CIBO, ASSIS.)

LE MARQUIS(embrassant son fils )
Je voudrais pouvoir t'emmener, petit, toi et ta grande épée qui te traîne entre les jambes. Prends patience ; Massa n'est pas bien loin, et je te rapporterai un bon cadeau.

LA MARQUISE
Adieu, Laurent ; revenez, revenez !

LE CARDINAL
Marquise, voilà des pleurs qui sont de trop. Ne dirait-on pas que mon frère part pour la Palestine ? Il ne court pas grand danger dans ses terres, je crois.

LE MARQUIS
Mon frère, ne dites pas de mal de ces belles larmes.
(Il embrasse sa femme.)

LE CARDINAL
Je voudrais seulement que l'honnêteté n'eût pas cette apparence.

LA MARQUISE
honnêteté n'a-t-elle point de larmes, monsieur le cardinal ? sont-elles toutes au repentir ou à la crainte ?

LE MARQUIS
Non, par le ciel ! car les meilleures sont à l'amour. N'essuyez pas celles-ci sur mon visage ; le vent s'en chargera en route : qu'elles se sèchent lentement ! Eh bien, ma chère, vous ne me dites rien pour vos favoris ? N'emporterai-je pas, comme de coutume, quelque belle harangue sentimentale à faire de votre part aux roches et aux cascades de mon vieux patrimoine ?

LA MARQUISE
Ah ! mes pauvres cascatelles !

LE MARQUIS
C'est la vérité, ma chère âme, elles sont toutes tristes sans vous. (Plus bas.)
Elles ont été joyeuses autrefois, n'est-il pas vrai, Ricciarda ?

LA MARQUISE
Emmenez-moi !

LE MARQUIS
Je le ferais si j'étais fou, et je le suis presque, avec ma vieille mine de soldat. N'en parlons plus ; – ce sera l'affaire d'une semaine. Que ma chère Ricciarda voie ses jardins quand ils sont tranquilles et solitaires ; les pieds boueux de mes fermiers ne laisseront pas de trace dans ses allées chéries. C'est à moi de compter mes vieux troncs d'arbres qui me rappellent ton père Albéric, et tous les brins d'herbe de mes bois ; les métayers et leurs bœufs, tout cela me regarde. À la première fleur que je verrai pousser, je mets tout à la porte, et je vous emmène alors.

LA MARQUISE
La première fleur de notre belle pelouse m'est toujours chère. L'hiver est si long ! Il me semble toujours que ces pauvres petites ne reviendront jamais.

ASCANIO
Quel cheval as-tu, mon père, pour t'en aller ?

LE MARQUIS
Viens avec moi dans la cour, tu le verras.
(Il sort. La Marquise reste seule avec le cardinal. Un silence.)

LE CARDINAL
N'est-ce pas aujourd'hui que vous m'avez demandé d'entendre votre confession, marquise ?

LA MARQUISE
Dispensez-m'en, cardinal. Ce sera pour ce soir, si votre Éminence est libre, ou demain, comme elle voudra. Ce moment-ci n'est pas à moi.
(Elle se met à la fenêtre et fait un signe d'adieu à son mari.)

LE CARDINAL
Si les regrets étaient permis à un fidèle serviteur de Dieu, j'envierais le sort de mon frère. – Un si court voyage, si simple, si tranquille ! une visite à une de ses terres qui n'est qu'à quelques pas d'ici ! – une absence d'une semaine, – et tant de tristesse, une si douce tristesse, veux-je dire, à son départ ! Heureux celui qui sait se faire aimer ainsi après sept années de mariage ! N'est-ce pas sept années, marquise ?

LA MARQUISE
Oui, cardinal ; mon fils a six ans.

LE CARDINAL
Etiez-vous hier à la noce des Nasi ?

LA MARQUISE
Oui, j'y étais.

LE CARDINAL
Et le duc en religieuse ?

LA MARQUISE
Pourquoi le duc en religieuse ?

LE CARDINAL
On m'avait dit qu'il avait pris ce costume ; il se peut qu'on m'ait trompé.

LA MARQUISE
Il l'avait en effet. Ah ! Malaspina, nous sommes dans un triste temps pour toutes les choses saintes !

LE CARDINAL
On peut respecter les choses saintes, et, dans un jour de folie, prendre le costume de certains couvents, sans aucune intention hostile à la sainte Église catholique.

LA MARQUISE
exemple est à craindre, et non l'intention, je ne suis pas comme vous ; cela m'a révoltée. Il est vrai que je ne sais pas bien ce qui se peut et ce qui ne se peut pas, selon vos règles mystérieuses. Dieu sait où elles mènent ! Ceux qui mettent les mots sur leur enclume, et qui les tordent avec un marteau et une lime, ne réfléchissent pas toujours que ces mots représentent des pensées, et ces pensées, des actions.

LE CARDINAL
Bon, bon ! Le Duc est jeune, marquise, et gageons que cet habit coquet des nonnes lui allait à ravir.

LA MARQUISE
On ne peut mieux ; il n'y manquait que quelques gouttes de sang de son cousin, Hippolyte de Médicis.

LE CARDINAL
Et le bonnet de la Liberté, n'est-il pas vrai, petite sœur ? Quelle haine pour ce pauvre duc !

LA MARQUISE
Et vous, son bras droit, cela vous est égal que le duc de Florence soit le préfet de Charles-Quint, le commissaire civil du pape, comme Baccio est son commissaire religieux ? Cela vous est égal, à vous, frère de mon Laurent, que notre soleil, à nous, promène sur la citadelle des ombres allemandes ? que César parle ici dans toutes les bouches ? que la débauche serve d'entremetteuse à l'esclavage, et secoue ses grelots sur les sanglots du peuple ? Ah ! le clergé sonnerait au besoin toutes ses cloches pour en étouffer le bruit et pour réveiller l'aigle impérial, s'il s'endormait sur nos pauvres toits.
(Elle sort.)

LE CARDINAL(seul, soulève la tapisserie et appelle à voix basse. )
Agnolo ! (Entre un page.)
Quoi de nouveau aujourd'hui ?

AGNOLO
Cette lettre, monseigneur.

LE CARDINAL
Donne-la-moi.

AGNOLO
Hélas ! Éminence, c'est un péché.

LE CARDINAL
Rien n'est un péché quand on obéit à un prêtre de l'Église romaine, (Agnolo remet la lettre. )
Cela est comique d'entendre les fureurs de cette pauvre marquise, et de la voir courir à un rendez-vous d'amour avec le cher tyran, toute baignée de larmes républicaines. (Il ouvre la lettre et lit. )
"Ou vous serez à moi, ou vous aurez fait mon malheur, le vôtre, et celui de nos deux maisons." Le style du duc est laconique, mais il ne manque pas d'énergie. Que la marquise soit convaincue ou non, voilà le difficile à savoir. Deux mois de cour presque assidue, c'est beaucoup pour Alexandre ; ce doit être assez pour Ricciarda Cibo. (Il rend la lettre au page )
Remets cela chez ta maîtresse ; tu es toujours muet, n'est-ce pas ? Compte sur moi,
(Il lui donne sa main à baiser et sort.)


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