Lorenzaccio
-
Acte II - Scène 6

Alfred de Musset

Acte II - Scène 6


(Au palais du duc. LEDUC, À DEMI NU; TEBALDEO, FAISANT SON PORTRAIT; GIOMO JOUE DE LA GUITARE.)

GIOMO(chantant.)
Quand je mourrai, mon échanson, Porte mon cœur à ma maîtresse ; Qu'elle envoie au diable la messe, La prêtraille et les oraisons. Les pleurs ne sont que de l'eau claire ; Dis-lui qu'elle éventre un tonneau ; Qu'on entonne un chœur sur ma bière ; J'y répondrai du fond de mon tombeau.

LE DUC
Je savais bien que j'avais quelque chose à te demander. Dis-moi, Hongrois, que t'avait donc fait ce garçon que je t'ai vu bâtonner tantôt d'une si joyeuse manière ?

GIOMO
Ma foi, je ne saurais le dire, ni lui non plus.

LE DUC
Pourquoi ? Est-ce qu'il est mort ?

GIOMO
C'est un gamin d'une maison voisine ; tout à l'heure, en passant, il m'a semblé qu'on l'enterrait.

LE DUC
Quand mon Giomo frappe, il frappe ferme.

GIOMO
Cela vous plaît à dire ; je vous ai vu tuer un homme d'un seul coup plus d'une fois.

LE DUC
Tu crois ! j'étais donc gris ? Quand je suis en pointe de gaieté, tous mes moindres coups sont mortels. (À Tebaldeo)
Qu'as-tu donc, petit ? est-ce que la main te tremble ? tu louches terriblement.

TEBALDEO
Rien, Monseigneur, plaise à votre altesse.
(Entre Lorenzo.)

LORENZO
Cela avance-t-il ? Êtes-vous content de mon protégé ?(Il prend la cotte de mailles du duc sur le sofa.)
Vous avez là une jolie cotte de mailles, mignon ! Mais cela doit être bien chaud.

LE DUC
En vérité, si elle me gênait, je n'en porterais pas. Mais c'est du fil d'acier ; la lime la plus aiguë n'en pourrait ronger une maille, et en même temps c'est léger comme de la soie. Il n'y a peut-être pas la pareille dans toute l'Europe ; aussi je ne la quitte guère, jamais, pour mieux dire.

LORENZO
C'est très léger, mais très solide. Croyez-vous cela à l'épreuve du stylet ?

LE DUC
Assurément.

LORENZO
Au fait, j'y réfléchis à présent : vous la portez toujours sous votre pourpoint. L'autre jour, à la chasse, j'étais en croupe derrière vous, et en vous tenant à bras-le-corps, je la sentais très bien. C'est une prudente habitude.

LE DUC
Ce n'est pas que je me défie de personne ; comme tu dis, c'est une habitude, – pure habitude de soldat.

LORENZO
Votre habit est magnifique. Quel parfum que ces gants ! Pourquoi donc posez-vous à moitié nu ? Cette cotte de mailles aurait fait son effet dans votre portrait ; vous avez eu tort de la quitter.

LE DUC
C'est le peintre qui l'a voulu ; cela vaut toujours mieux, d'ailleurs, de poser le col découvert : regarde les antiques.

LORENZO
Où diable est ma guitare ? Il faut que je fasse un second dessus à Giomo.
(Il sort.)

TEBALDEO
Altesse, je n'en ferai pas davantage aujourd'hui.

GIOMO(à la fenêtre )
Que fait donc Lorenzo ? Le voilà en contemplation devant ce puits qui est au milieu du jardin ; ce n'est pas là, il me semble, qu'il devrait chercher sa guitare.

LE DUC
Donne-moi mes habits. Où est donc ma cotte de mailles ?

GIOMO
Je ne la trouve pas ; j'ai beau chercher ; elle s'est envolée.

LE DUC
Renzino la tenait là il n'y a pas cinq minutes ; il l'aura jetée dans un coin en s'en allant, selon sa louable coutume de paresseux.

GIOMO
Cela est incroyable ; pas plus de cotte de mailles que sur ma main.

LE DUC
Allons, tu rêves ! cela est impossible.

GIOMO
Voyez vous-même, Altesse ; la chambre n'est pas si grande.

LE DUC
Renzo la tenait là, sur ce sofa. (Rentre Lorenzo.)
Qu'as-tu donc fait de ma cotte ? nous ne pouvons plus la trouver.

LORENZO
Je l'ai remise où elle était. Attendez : non, je l'ai posée sur ce fauteuil ; non, c'était sur le lit. Je n'en sais rien, mais j'ai trouvé ma guitare.(Il chante en s'accompagnant.)
Bonjour, madame l'abbesse…

GIOMO
Dans le puits du jardin, apparemment ? car vous étiez penché dessus tout à l'heure d'un air tout à fait absorbé.

LORENZO
Cracher dans un puits pour faire des ronds est mon plus grand bonheur. Après boire et dormir, je n'ai pas d'autre occupation.(Il continue à jouer.)
Bonjour, bonjour, abbesse de mon cœur.

LE DUC
Cela est inouï que cette cotte se trouve perdue ! Je crois que je ne l'ai pas ôtée deux fois dans ma vie, si ce n'est pour me coucher.

LORENZO
Laissez donc, laissez donc. N'allez-vous pas faire un valet de chambre d'un fils de pape ? Vos gens la trouveront.

LE DUC
Que le diable t'emporte ! c'est toi qui l'as égarée.

LORENZO
Si j'étais duc de Florence, je m'inquiéterais d'autre chose que de mes cottes. À propos, j'ai parlé de vous à la chère tante. Tout est au mieux ; venez donc vous asseoir un peu ici que je vous parle à l'oreille.

GIOMO(bas au duc )
Cela est singulier, au moins ; la cotte de mailles est enlevée.

LE DUC
On la retrouvera.
(Il s'asseoit à côté de Lorenzo.)

GIOMO(à part )
Quitter la compagnie pour aller cracher dans le puits, cela n'est pas naturel. Je voudrais retrouver cette cotte de mailles, pour m'ôter de la tête une vieille idée qui se rouille de temps en temps. Bah ! un Lorenzaccio ! La cotte est sous quelque fauteuil.


Autres textes de Alfred de Musset

Un caprice

Un caprice, comédie en un acte écrite par Alfred de Musset en 1837, explore les subtilités des sentiments et les jeux d’amour dans un cadre bourgeois. L’histoire met en scène...

On ne saurait penser à tout

On ne saurait penser à tout, comédie en un acte écrite par Alfred de Musset en 1849, explore les petites absurdités de la vie conjugale et les quiproquos liés aux...

On ne badine pas avec l'amour

On ne badine pas avec l’amour, drame en trois actes écrit par Alfred de Musset en 1834, raconte une histoire d'amour tragique où les jeux de séduction et de fierté...

Louison

Louison, comédie en un acte écrite par Alfred de Musset en 1849, met en scène une situation légère et pleine de malice autour des thèmes de l’amour, de la jalousie...

Les Caprices de Marianne

Les Caprices de Marianne, drame romantique en deux actes écrit par Alfred de Musset en 1833, explore les tourments de l'amour non partagé et les jeux de séduction dans la...



Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2025