Lorenzaccio
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Acte II - Scène 1

Alfred de Musset

Acte II - Scène 1


(Chez les Strozzi.)

PHILIPPE(dans son cabinet )
Dix citoyens bannis dans ce quartier-ci seulement ! le vieux Galeazzo et le petit Maffio bannis, sa sœur corrompue, devenue une fille publique en une nuit ! Pauvre petite ! Quand l'éducation des basses classes sera-t-elle assez forte pour empêcher les petites filles de rire lorsque leurs parents pleurent ! La corruption est-elle donc une loi de nature ? Ce qu'on appelle la vertu, est-ce donc l'habit du dimanche qu'on met pour aller à la messe ? le reste de la semaine, on est à la croisée, et, tout en tricotant, on regarde les jeunes gens passer. Pauvre humanité ! quel nom portes-tu donc ? celui de ta race, ou celui de ton baptême ? Et nous autres, vieux rêveurs, quelle tache originelle avons-nous lavée sur la face humaine depuis quatre ou cinq mille ans que nous jaunissons avec nos livres ? Qu'il t'est facile à toi, dans le silence du cabinet, de tracer d'une main légère une ligne mince et pure comme un cheveu sur ce papier blanc ! qu'il t'est facile de bâtir des palais et des villes avec le petit compas et un peu d'encre ! Mais l'architecte, qui a dans son pupitre des milliers de plans admirables ne peut soulever de terre le premier pavé de son édifice, quand il vient se mettre à l'ouvrage avec son dos voûté et ses idées obstinées. Que le bonheur des hommes ne soit qu'un rêve, cela est pourtant dur ; que le mal soit irrévocable, éternel, impossible à changer… non ! Pourquoi le philosophe qui travaille pour tous regarde-t-il autour de lui ? voilà le tort. Le moindre insecte qui passe devant ses yeux lui cache le soleil. Allons-y donc plus hardiment ! la république, il nous faut ce mot-là. Et quand ce ne serait qu'un mot, c'est quelque chose, puisque les peuples se lèvent quand il traverse l'air… Ah ! bonjour, Léon.
(Entre le prieur de Capoue.)

LE PRIEUR
Je viens de la foire de Montolivet.

PHILIPPE
Etait-ce beau ? Te voilà aussi, Pierre ? Assois-toi donc ; j'ai à te parler.
(Entre Pierre Strozzi.)

LE PRIEUR
C'était très beau, et je m'y suis assez amusé, sauf certaine contrariété un peu trop forte que j'ai quelque peine à digérer.

PIERRE
Bah ! qu'est-ce donc ?

LE PRIEUR
Figurez-vous que j'étais entré dans une boutique pour prendre un verre de limonade… Mais non, cela est inutile… je suis un sot de m'en souvenir.

PHILIPPE
Que diable as-tu sur le cœur ? tu parles comme une âme en peine.

LE PRIEUR
Ce n'est rien qu'un méchant propos, rien de plus. Il n'y a aucune importance à attacher à tout cela.

PIERRE
Un propos ? sur qui ? sur toi ?

LE PRIEUR
Non pas sur moi précisément. Je me soucierais bien d'un propos sur moi.

PIERRE
Sur qui donc ? Allons, parle, si tu veux.

LE PRIEUR
J'ai tort ; on ne se souvient pas de ces choses-là quand on sait la différence d'un honnête homme à un Salviati.

PIERRE
Salviati ? Qu'a dit cette canaille ?

LE PRIEUR
C'est un misérable, tu as raison. Qu'importe ce qu'il peut dire ? Un homme sans pudeur, un valet de cour, qui, à ce qu'on raconte, a pour femme la plus grande dévergondée ! Allons, voilà qui est fait, je n'y penserai pas davantage.

PIERRE
Pense-y et parle, Léon ; c'est-à-dire que cela me démange de lui couper les oreilles. De qui a-t-il médit ? De nous ? de mon père ? Ah ! sang du Christ, je ne l'aime guère, ce Salviati. Il faut que je sache cela, entends-tu ?

LE PRIEUR
Si tu y tiens, je te te dirai. Il s'est exprimé devant moi, dans une boutique, d'une manière vraiment offensante sur le compte de notre sœur.

PIERRE
Ô mon Dieu ! Dans quels termes ? Allons, parle donc !

LE PRIEUR
Dans les termes les plus grossiers.

PIERRE
Diable de prêtre que tu es ! tu me vois hors de moi d'impatience, et tu cherches tes mots ! Dis les choses comme elles sont parbleu, un mot est un mot ; il n'y a pas de bon Dieu qui tienne.

PHILIPPE
Pierre, Pierre ! tu manques à ton frère.

LE PRIEUR
Il a dit qu'il coucherait avec elle, voilà son mot, et qu'elle le lui avait promis.

PIERRE
Qu'elle couch… Ah ! mort de mort, de mille morts ! Quelle heure est-il ?

PHILIPPE
Où vas-tu ? allons, es-tu fait de salpêtre ? Qu'as-tu à faire de cette épée ? tu en as une au côté.

PIERRE
Je n'ai rien à faire ; allons dîner, le dîner est servi.
(Ils sortent.)


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