(Le portail d'une église. ENTRENT LORENZO ET VALORI.)
VALORI
Comment se fait-il que le Duc n'y vienne pas ? Ah ! monsieur, quelle satisfaction pour un chrétien que ces pompes magnifiques de l'Église romaine ! Quel homme peut y être insensible ? L'artiste ne trouve-t-il pas là le paradis de son cœur ? le guerrier, le prêtre et le marchand n'y rencontrent-ils pas tout ce qu'ils aiment ? Cette admirable harmonie des orgues, ces tentures éclatantes de velours et de tapisserie, ces tableaux des premiers maîtres, les parfums tièdes et suaves que balancent les encensoirs, et les chants délicieux de ces voix argentines, tout cela peut choquer, par son ensemble mondain, le moine sévère et ennemi du plaisir. Mais rien n'est plus beau, selon moi, qu'une religion qui se fait aimer par de pareils moyens. Pourquoi les prêtres voudraient-ils servir un Dieu jaloux ? La religion n'est pas un oiseau de proie ; c'est une colombe compatissante qui plane doucement sur tous les rêves et sur tous les amours.
LORENZO
Sans doute ; ce que vous dites là est parfaitement vrai, et parfaitement faux, comme tout au monde.
TEBALDEO
(FRECCIA)(s'approchant de Valori. )
Ah ! monseigneur, qu'il est doux de voir un homme tel que Votre Éminence parler ainsi de la tolérance et de l'enthousiasme sacré ! Pardonnez à un citoyen obscur, qui brûle de ce feu divin, de vous remercier de ce peu de paroles que je viens d'entendre. Trouver sur les lèvres d'un honnête homme ce qu'on a soi-même dans le cœur, c'est le plus grand des bonheurs qu'on puisse désirer.
VALORI
N'êtes-vous pas le petit Freccia ?
TEBALDEO
Mes ouvrages ont peu de mérite ; je sais mieux aimer les arts que je ne sais les exercer. Mais ma jeunesse tout entière s'est passée dans les églises. Il me semble que je ne puis admirer ailleurs Raphaël et notre divin Buonarotti. Je demeure alors durant des journées devant leurs ouvrages, dans une extase sans égale. Le chant de l'orgue me révèle leur pensée, et me fait pénétrer dans leur âme ; je regarde les personnages de leurs tableaux si saintement agenouillés, et j'écoute, comme si les cantiques du chœur sortaient de leurs bouches entrouvertes. Des bouffées d'encens aromatiques passent entre eux et moi dans une vapeur légère. Je crois y voir la gloire de l'artiste ; c'est aussi une triste et douce fumée, et qui ne serait qu'un parfum stérile, si elle ne montait à Dieu.
VALORI
Vous êtes un vrai cœur d'artiste ; venez à mon palais, et ayez quelque chose sous votre manteau quand vous y viendrez. Je veux que vous travailliez pour moi.
TEBALDEO
C'est trop d'honneur que me fait Votre Éminence. Je suis un desservant bien humble de la sainte religion de la peinture.
LORENZO
Pourquoi remettre vos offres de service ? Vous avez, il me semble, un cadre dans les mains.
TEBALDEO
Il est vrai ; mais je n'ose le montrer à de si grands connaisseurs. C'est une esquisse bien pauvre d'un rêve magnifique.
LORENZO
Vous faites le portrait de vos rêves ? Je ferai poser pour vous quelques-uns des miens.
TEBALDEO
Réaliser des rêves, voilà la vie du peintre. Les plus grands ont représenté les leurs dans toute leur force, et sans y rien changer. Leur imagination était un arbre plein de sève ; les bourgeons s'y métamorphosaient sans peine en fleurs, et les fleurs en fruits ; bientôt ces fruits mûrissaient à un soleil bienfaisant, et quand ils étaient mûrs, ils se détachaient d'eux-mêmes et tombaient sur la terre sans perdre un seul grain de leur poussière virginale. Hélas ! les rêves des artistes médiocres sont des plantes difficiles à nourrir, et qu'on arrose de larmes bien amères pour les faire bien peu prospérer.
(Il montre son tableau.)
VALORI
Sans compliment, cela est beau non pas du premier mérite, il est vrai pourquoi flatterais-je un homme qui ne se flatte pas lui-même ? Mais votre barbe n'est pas encore poussée, jeune homme.
LORENZO
Est-ce un paysage ou un portrait ? De quel côté faut-il le regarder, en long ou en large ?
TEBALDEO
Votre Seigneurie se rit de moi. C'est la vue du Campo-Santo.
LORENZO
Combien y a-t-il d'ici à l'immortalité ?
VALORI
Il est mal à vous de plaisanter cet enfant. Voyez comme ses grands yeux s'attristent à chacune de vos paroles.
TEBALDEO
immortalité, c'est la foi. Ceux à qui Dieu a donné des ailes y arrivent en souriant.
VALORI
Tu parles comme un élève de Raphaël.
TEBALDEO
Seigneur, c'était mon maître. Ce que j'ai appris vient de lui.
LORENZO
Viens chez moi, je te ferai peindre la Mazzafirra toute nue.
TEBALDEO
Je ne respecte point mon pinceau, mais je respecte mon art ; je ne puis faire le portrait d'une courtisane.
LORENZO
Ton Dieu s'est bien donné la peine de la faire ; tu peux bien te donner celle de la peindre. Veux-tu me faire une vue de Florence ?
TEBALDEO
Oui, monseigneur.
LORENZO
Comment t'y prendrais-tu ?
TEBALDEO
Je me placerais à l'orient, sur la rive gauche de l'Arno. C'est de cet endroit que la perspective est la plus large et la plus agréable.
LORENZO
Tu peindrais Florence, les places, les maisons et les rues ?
TEBALDEO
Oui, monseigneur.
LORENZO
Pourquoi donc ne peux-tu peindre une courtisane, si tu peux peindre un mauvais lieu ?
TEBALDEO
On ne m'a point encore appris à parler ainsi de ma mère.
LORENZO
Qu'appelles-tu ta mère ?
TEBALDEO
Florence, seigneur.
LORENZO
Alors tu n'es qu'un bâtard, car ta mère n'est qu'une catin.
TEBALDEO
Une blessure sanglante peut engendrer la corruption dans le corps le plus sain. Mais des gouttes précieuses du sang de ma mère sort une plante odorante qui guérit tous les maux. L'art, cette fleur divine, a quelquefois besoin du fumier pour engraisser le sol et le féconder.
LORENZO
Comment entends-tu ceci ?
TEBALDEO
Les nations paisibles et heureuses ont quelquefois brillé d'une clarté pure, mais faible. Il y a plusieurs cordes à la harpe des anges ; le zéphyr peut murmurer sur les plus faibles, et tirer de leur accord une harmonie suave et délicieuse ; mais la corde d'argent ne s'ébranle qu'au passage du vent du nord. C'est la plus belle et la plus noble ; et cependant le toucher d'une rude main lui est favorable. L'enthousiasme est frère de la souffrance.
LORENZO
C'est-à-dire qu'un peuple malheureux fait les grands artistes. Je me ferai volontiers l'alchimiste de ton alambic ; les larmes des peuples y retombent en perles. Par la mort du diable ! tu me plais. Les familles peuvent se désoler, les nations mourir de misère, cela échauffe la cervelle de monsieur. Admirable poète ! comment arranges-tu tout cela avec ta piété ?
TEBALDEO
Je ne ris point du malheur des familles : je dis que la poésie est la plus douce des souffrances, et qu'elle aime ses sœurs. Je plains les peuples malheureux, mais je crois en effet qu'ils font les grands artistes. Les champs de bataille font pousser les moissons, les terres corrompues engendrent le blé céleste.
LORENZO
Ton pourpoint est usé ; en veux-tu un à ma livrée ?
TEBALDEO
Je n'appartiens à personne. Quand la pensée veut être libre, le corps doit l'être aussi.
LORENZO
J'ai envie de dire à mon valet de chambre de te donner des coups de bâton.
TEBALDEO
Pourquoi, monseigneur ?
LORENZO
Parce que cela me passe par la tête. Es-tu boiteux de naissance ou par accident ?
TEBALDEO
Je ne suis pas boiteux ; que voulez-vous dire par là ?
LORENZO
Tu es boiteux ou tu es fou.
TEBALDEO
Pourquoi, monseigneur ? Vous vous riez de moi.
LORENZO
Si tu n'étais pas boiteux, comment resterais-tu, à moins d'être fou, dans une ville où, en l'honneur de tes idées de liberté, le premier valet d'un Médicis peut te faire assommer sans qu'on y trouve à redire ?
TEBALDEO
J'aime ma mère Florence ; c'est pourquoi je reste chez elle. Je sais qu'un citoyen peut être assassiné en plein jour et en pleine rue, selon le caprice de ceux qui la gouvernent ; c'est pourquoi je porte ce stylet à ma ceinture.
LORENZO
Frapperais-tu le duc si le duc te frappait, comme il lui est arrivé souvent de commettre par partie de plaisir des meurtres facétieux ?
TEBALDEO
Je le tuerais, s'il m'attaquait.
LORENZO
Tu me dis cela, à moi ?
TEBALDEO
Pourquoi m'en voudrait-on ? je ne fais de mal à personne. Je passe les journées à l'atelier. Le dimanche, je vais à l'Annonciade ou à Sainte-Marie ; les moines trouvent que j'ai de la voix ; ils me mettent une robe blanche et une calotte rouge, et je fais ma partie dans les chœurs, quelquefois un petit solo : ce sont les seules occasions où je vais en public. Le soir, je vais chez ma maîtresse, et quand la nuit est belle, je la passe sur son balcon. Personne ne me connaît, et je ne connais personne : à qui ma vie ou ma mort peut-elle être utile ?
LORENZO
Es-tu républicain ? aimes-tu les princes ?
TEBALDEO
Je suis artiste ; j'aime ma mère et ma maîtresse.
LORENZO
Allons demain à mon palais, je veux te faire faire un tableau d'importance pour le jour de mes noces.
(Ils sortent.)
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