Lorenzaccio
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Acte IV - Scène 6

Alfred de Musset

Acte IV - Scène 6

(Une vallée ; un couvent dans le fond. ENTRENT PHILIPPE STROZZI ET DEUX MOINES; DES NOVICES PORTENT LE CERCUEIL DE LOUISE; ILS)
LE POSENT DANS UN TOMBEAU.

PHILIPPE
Avant de la mettre dans son dernier lit, laissez-moi l'embrasser. Lorsqu'elle était couchée, c'est ainsi que je me penchais sur elle pour lui donner le baiser du soir. Ses yeux mélancoliques étaient ainsi fermés à demi ; mais ils se rouvraient au premier rayon du soleil, comme deux fleurs d'azur ; elle se levait doucement le sourire sur les lèvres, et elle venait rendre à son vieux père son baiser de la veille. Sa figure céleste rendait délicieux un moment bien triste, le réveil d'un homme fatigué de la vie. Un jour de plus, pensais-je en voyant l'aurore, un sillon de plus dans mon champ ! Mais alors j'apercevais ma fille, la vie m'apparaissait sous la forme de sa beauté, et la clarté du jour était la bienvenue.
(On ferme le tombeau.)

PIERRE
(STROZZI)(derrière la scène.)
Par ici, venez par ici.

PHILIPPE
Tu ne te lèveras plus de ta couche ; tu ne poseras pas tes pieds nus sur ce gazon pour revenir trouver ton père. Ô ma Louise ! il n'y a que Dieu qui ait su qui tu étais, et moi, moi, moi !

PIERRE(entrant )
Ils sont cent à Sestino, qui arrivent du Piémont. Venez, Philippe, le temps des larmes est passé.

PHILIPPE
Enfant, sais-tu ce que c'est que le temps des larmes ?

PIERRE
Les bannis se sont rassemblés à Sestino ; il est temps de penser à la vengeance. Marchons franchement sur Florence avec notre petite armée. Si nous pouvons arriver à propos pendant la nuit, et surprendre les postes de la citadelle, tout est dit. Par le Ciel ! j'élèverai à ma sœur un autre mausolée que celui-là.

PHILIPPE
Non pas moi ; allez sans moi, mes amis.

PIERRE
Nous ne pouvons nous passer de vous ; sachez-le, les confédérés comptent sur votre nom. François Ier lui-même attend de vous un mouvement en faveur de la liberté. Il vous écrit, comme aux chefs des républicains florentins ; voilà sa lettre.

PHILIPPE(ouvre la lettre. )
Dis à celui qui t'a apporté cette lettre qu'il réponde ceci au roi de France : "Le jour où Philippe portera les armes contre son pays, il sera devenu fou."

PIERRE
Quelle est cette nouvelle sentence ?

PHILIPPE
Celle qui me convient.

PIERRE
Ainsi vous perdez la cause des bannis, pour le plaisir de faire une phrase ? Prenez garde, mon père, il ne s'agit pas là d'un passage de Pline ; réfléchissez avant de dire non.

PHILIPPE
Il y a soixante ans que je sais ce que je devais répondre à la lettre du roi de France.

PIERRE
Cela passe toute idée ! vous me forceriez à vous dire de certaines choses. Venez avec nous, mon père, je vous en supplie. Lorsque j'allais chez les Pazzi, ne m'avez-vous pas dit : Emmène-moi ? Cela était-il différent alors ?

PHILIPPE
Très différent. Un père offensé qui sort de sa maison l'épée à la main, avec ses amis, pour aller réclamer justice, est très différent d'un rebelle qui porte les armes contre son pays, en rase campagne et au mépris des lois.

PIERRE
Il s'agissait bien de réclamer justice ! il s'agissait d'assommer Alexandre ! Qu'est-ce qu'il y a de changé aujourd'hui ? vous n'aimez pas votre pays, ou sans cela vous profiteriez d'une occasion comme celle-ci.

PHILIPPE
Une occasion, mon Dieu, cela, une occasion !
(Il frappe le tombeau.)

PIERRE
Laissez-vous fléchir.

PHILIPPE
Je n'ai pas une douleur ambitieuse ; laisse-moi seul, j'en ai assez dit.

PIERRE
Vieillard obstiné ! inexorable faiseur de sentences ! vous serez cause de notre perte.

PHILIPPE
Tais-toi, insolent ! sors d'ici !

PIERRE
Je ne puis dire ce qui se passe en moi. Allez où il vous plaira, nous agirons sans vous cette fois. Eh ! mort de Dieu, il ne sera pas dit que tout soit perdu faute d'un traducteur de latin.
(Il sort.)

PHILIPPE
Ton jour est venu, Philippe ! tout cela signifie que ton jour est venu.
(Il sort.)


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