(CARMOSINE , LA REINE .)
LA REINE
Pardon, mademoiselle…(À part.)
Elle est bien jolie.(Haut.)
Vous êtes la fille de maître Bernard ?
CARMOSINE
Oui, madame.
LA REINE
Puis-je, sans être indiscrète, vous demander un moment d'entretien ?(Carmosine lui fait signe de s'asseoir.)
Vous ne me connaissez pas ?
CARMOSINE
Je ne saurais dire…
LA REINE(s'asseyant.)
Je suis parente… un peu éloignée… d'un jeune homme qui demeure ici, je crois, et qui se nomme Perillo.
CARMOSINE
Il est à la maison, si vous voulez le voir…
LA REINE
Tout à l'heure, si vous le permettez. — Je suis étrangère, mademoiselle, et j'occupe à la cour d'Espagne une position assez élevée. Je porte à ce jeune homme beaucoup d'intérêt, et il serait possible qu'un jour le crédit dont je puis disposer devînt utile à sa fortune.
CARMOSINE
Il le mérite à tous égards.
(Maître Bernard et Minuccio paraissent sur le seuil de la maison.)
MAÎTRE BERNARD(bas à Minuccio.)
Qui donc est là avec ma fille ?
MINUCCIO
Ne dites mot, venez avec moi.
(Il l'emmène.)
LA REINE
C'est précisément sur ce point que je désire être éclairée. Vous avez été élevée avec ce jeune homme ; vous le connaissez depuis son enfance. — Est-ce un honnête homme ? est-ce un homme de cœur ?
CARMOSINE
Je le crois ainsi ; mais, madame, je ne suis pas un assez bon juge…
LA REINE
Je m'en rapporte entièrement à vous. Si ce jeune homme demandait votre main, l'épouseriez- vous ?
CARMOSINE
Mais, madame…
LA REINE
En supposant, bien entendu, que votre cœur fût libre, et qu'aucun engagement ne vînt s'opposer à cette alliance.
CARMOSINE
Mais, madame, dans quel but me demandez-vous cela ?
LA REINE
C'est que j'ai pour amie une jeune fille, belle comme vous, qui a votre âge, qui est, comme vous, un peu souffrante ; c'est de la mélancolie ou peut-être quelque chagrin secret qu'elle dissimule, je ne sais trop, mais j'ai le projet, si cela se peut, de la marier, et de la mener à la cour, afin d'essayer de la distraire ; car elle vit dans la solitude, et vous savez de quel danger cela est pour une jeune tête qui s'exalte, se nourrit de désirs, d'illusions ; et qui, hélas ! en cherchant l'impossible, passe bien souvent à côté du bonheur. Combien j'en ai vu, des plus belles, des plus nobles et des plus sages, perdre leur jeunesse, et quelquefois la vie, pour avoir gardé de pareils secrets !
CARMOSINE
On peut donc en mourir, madame ?
LA REINE
Oui, on le peut, et ceux qui le nient ou qui s'en raillent, n'ont jamais su ce que c'est que l'amour.
CARMOSINE
Que vous me charmez de parler ainsi !
LA REINE
C'est que je dis ce que je pense. C'est pour n'être pas obligé de les plaindre qu'on ne veut pas croire à nos chagrins. Ils sont réels, et d'autant plus profonds, que ce monde qui en rit nous force à les cacher ; notre résignation est une pudeur ; nous ne voulons pas qu'on touche à ce voile, nous aimons mieux nous y ensevelir ; de jour en jour on se fait à sa souffrance, on s'y livre, on s'y abandonne, on s'y dévoue, on l'aime, on aime la mort… Voilà pourquoi je voudrais tâcher d'en préserver ma jeune amie.
CARMOSINE
Et vous songez à la marier ; est-ce que c'est Perillo qu'elle aime ?
LA REINE
Non, mon enfant, ce n'est pas lui ; mais s'il est tel qu'on me l'a dit, bon, brave, honnête (savant, peu importe)
, sa femme ne serait-elle pas heureuse ?
CARMOSINE
Heureuse, si elle en aime un autre !
LA REINE
Vous ne répondez pas à ma question première.
CARMOSINE
Mais, si elle en aime un autre, madame, il lui faudra donc l'oublier ?
LA REINE(à part.)
Je n'en obtiendrai pas davantage.(Haut.)
Pourquoi l'oublier ? Qui le lui demande ?
CARMOSINE
Dès qu'elle se marie, il me semble…
LA REINE
Eh bien ! achevez votre pensée.
CARMOSINE
Ne commet-elle pas un crime, si elle ne peut donner tout son cœur, toute son âme ?…
LA REINE
Je ne vous ai pas tout dit. Mais je craindrais…
CARMOSINE
Parlez, de grâce, je vous écoute ; je m'intéresse aussi à votre amie.
LA REINE
Eh bien ! supposez que celui qu'elle aime, ou croit aimer, ne puisse être à elle ; supposez qu'il soit marié lui-même.
CARMOSINE
Que dites-vous ?
LA REINE
Supposez plus encore. Imaginez que c'est un très-grand seigneur, un prince ; que le rang qu'il occupe, que le nom seul qu'il porte, mettent à jamais entre elle et lui une barrière infranchissable… Imaginez que c'est le roi.
CARMOSINE
Ah ! madame ! qui êtes-vous ?
LA REINE
Imaginez que la sœur de ce prince, ou sa femme, si vous voulez, soit instruite de cet amour, qui est le secret de ma jeune amie, et que, loin de ressentir pour elle ni aversion ni jalousie, elle ait entrepris de la consoler, de la persuader, de lui servir d'appui, de l'arracher à sa retraite, pour lui donner une place auprès d'elle dans le palais même de son époux ; imaginez qu'elle trouve tout simple que cet époux victorieux, le plus vaillant chevalier de son royaume, ait inspiré un sentiment que tout le monde comprendra sans peine ; figurez-vous qu'elle n'a aucune défiance, aucune crainte de sa jeune rivale, non qu'elle fasse injure à sa beauté, mais parce qu'elle croit à son honneur ; supposez qu'elle veuille enfin que cette enfant, qui a osé aimer un si grand prince, ose l'avouer, afin que cet amour, tristement caché dans la solitude, s'épure en se montrant au grand jour, et s'ennoblisse par sa cause même.
CARMOSINE(fléchissant le genou.)
Ah ! madame, vous êtes la reine !
LA REINE
Vous voyez donc bien, mon enfant, que je ne vous dis pas d'oublier don Pèdre.
CARMOSINE
Je l'oublierai, n'en doutez pas, madame, si la mort peut faire oublier. Votre bonté est si grande, qu'elle ressemble à Dieu ! Elle me pénètre d'admiration, de respect et de reconnaissance ; mais elle m'accable, elle me confond. Elle me fait trop vivement sentir combien je suis peu digne d'en être l'objet… Pardonnez-moi, je ne puis exprimer… Permettez que je me retire, que je me cache à tous les yeux.
LA REINE
Remettez-vous, ma belle, calmez-vous. Ai-je rien dit qui vous effraie ?
CARMOSINE
Ce n'est pas de la frayeur que je ressens. Ô mon Dieu ! vous ici ! la reine ! Comment avez-vous pu savoir ?… Minuccio m'a trahie sans doute… Comment pouvez-vous jeter les yeux sur moi ?… Vous me tendez la main, madame ! Ne me croyez-vous pas insensée ?… Moi, la fille de maître Bernard, avoir osé élever mes regards !… Ne croyez-vous pas que ma démence est un crime, et que vous devez m'en punir ?… Ah ! sans nul doute, vous le voyez ; mais vous avez pitié d'une infortunée dont la raison est égarée, et vous ne voulez pas que cette pauvre folle soit plongée au fond d'un cachot, ou livrée à la risée publique !
LA REINE
À quoi songez-vous, juste ciel !
CARMOSINE
Ah ! je mériterais d'être ainsi traitée, si je m'étais abusée un moment, si mon amour avait été autre chose qu'une souffrance ! Dieu m'est témoin, Dieu qui voit tout, qu'à l'instant même où j'ai aimé, je me suis souvenue qu'il était le roi. Dieu sait aussi que j'ai tout essayé pour me sauver de ma faiblesse, et pour chasser de ma mémoire ce qui m'est plus cher que ma vie. Hélas ! madame, vous le savez sans doute, que personne ici-bas ne répond de son cœur, et qu'on ne choisit pas ce qu'on aime. C'est malgré mes efforts, malgré ma raison, malgré mon orgueil même, que j'ai été impitoyablement, misérablement accablée par une puissance invincible, qui a fait de moi son jouet et sa victime. Personne n'a compté mes nuits, personne n'a vu toutes mes larmes, pas même mon père. Ah ! je ne croyais pas que j'en viendrais jamais à en parler moi-même. J'ai souhaité, il est vrai, quand j'ai senti la mort, de ne point partir sans un adieu ; je n'ai pas eu la force d'emporter dans la tombe ce secret qui me dévorait. Ce secret ! c'était ma vie elle-même, et je la lui ai envoyée. Voilà mon histoire, madame, je voulais qu'il la sût, et mourir.
LA REINE
Eh bien ! mon enfant, il la sait, car c'est lui qui me l'a racontée ; Minuccio ne vous a point trahie.
CARMOSINE
Quoi ! madame, c'est le roi lui-même…
LA REINE
Qui m'a tout dit. C'est le roi qui veut que vous repreniez courage, que vous guérissiez, que vous soyez heureuse. Je ne vous demandais, moi, qu'un peu d'amitié.
CARMOSINE(d'une voix faible.)
C'est lui qui veut que je reprenne courage ?
LA REINE
Oui ; je vous répète ses propres paroles.
CARMOSINE
Ses propres paroles ? Et que je guérisse ?
LA REINE
Il le désire.
CARMOSINE
Il le désire ? Et que je sois heureuse, n'est-ce pas ?
LA REINE
Oui, si nous y pouvons quelque chose.
CARMOSINE
Et que j'épouse Perillo ? Vous me le proposiez tout à l'heure… car je comprends tout à présent… votre jeune amie, c'était moi.
LA REINE
Oui, c'était vous, c'est à ce titre que je vous ai envoyé cette bague. Minuccio ne vous l'a-t-il pas dit ?
CARMOSINE
C'était vous ?… Je vous remercie… et je suis prête à obéir.
(Elle tombe sur le banc.)
LA REINE
Qu'avez-vous, mon enfant ? Grand Dieu ! quelle pâleur ! Vous ne me répondez pas ? Je vais appeler.
CARMOSINE
Non, je vous en prie ! ce n'est rien ; pardonnez-moi. Je vois maintenant que ce secret qui était ma souffrance, et qui était aussi mon seul bien, tout le monde le connaît. Le roi me méprise. Ma triste histoire, il l'a racontée ; ma romance, on la chante à table, devant ses chevaliers et ses barons. Cette bague, elle ne vient pas de lui ; Minuccio me l'avait laissé croire. À présent, il ne me reste rien ; ma douleur même ne m'appartient plus. Parlez, madame, tout ce que je puis dire, c'est que vous me voyez résignée à obéir, ou à mourir.
LA REINE
Et c'est précisément ce que nous ne voulons pas, et je vais vous dire ce que nous voulons. Écoutez donc : oui, c'est le roi qui veut d'abord que vous guérissiez, et que vous reveniez à la vie ; c'est lui qui trouve que ce serait grand dommage qu'une si belle créature vînt à mourir d'un si vaillant amour ; — ce sont là ses propres paroles. — Appelez-vous cela du mépris ? — Et c'est moi qui veux vous emmener, que vous restiez près de moi, que vous ayez une place parmi mes filles d'honneur, qui, elles aussi, sont mes bonnes amies ; c'est moi qui veux que, loin d'oublier don Pèdre, vous puissiez le voir tous les jours ; qu'au lieu de combattre un penchant dont vous n'avez pas à vous défendre, vous cédiez à cette franche impulsion de votre âme vers ce qui est beau, noble et généreux, car on devient meilleur avec un tel amour ; c'est moi, Carmosine, qui veux vous apprendre que l'on peut aimer sans souffrir, lorsque l'on aime sans rougir, qu'il n'y a que la honte ou le remords qui doivent donner de la tristesse, car elle est faite pour le coupable, et, à coup sûr, votre pensée ne l'est pas.
CARMOSINE
Bonté du ciel !
LA REINE
C'est encore moi qui veux qu'un époux digne de vous, qu'un homme loyal, honnête et brave, vous donne la main pour entrer chez moi ; qu'il sache comme moi, comme tout le monde, le secret de votre souffrance passée ; qu'il vous croie fidèle sur ma parole, que je vous croie heureuse sur la sienne, et que votre cœur puisse guérir ainsi, par l'amitié de votre reine, et par l'estime de votre époux… Prêtez l'oreille, n'est-ce pas le bruit du clairon ?
CARMOSINE
C'est le roi qui sort du palais.
LA REINE
Vous savez cela, jeune fille ?
CARMOSINE
Oui, madame ; nous demeurons si près ! nous sommes habitués à entendre ce bruit.
LA REINE
C'est le roi qui vient, en effet, et il vient ici.
CARMOSINE
Est-ce possible ?
LA REINE
Il vient nous chercher toutes deux. Entendez-vous aussi ces cloches ?
CARMOSINE
Oui, et j'aperçois derrière la grille une foule immense qui se rend à l'église. Aujourd'hui,… je me rappelle,… n'est-ce pas un jour de fête ? Comme ils accourent de tous côtés ! Ah ! mon rêve ! je vois mon rêve !
LA REINE
C'est l'heure de la bénédiction.
CARMOSINE
Oui, en ce moment le prêtre est à l'autel, et tous s'inclinent devant lui. Il se retourne vers la foule, il tient entre ses mains l'image du Sauveur, il l'élève… Pardonnez-moi !
(Elle s'agenouille.)
LA REINE
Prions ensemble, mon enfant ; demandons à Dieu quelle réponse vous allez faire à votre roi.
(On entend de nouveau le son des clairons. Des écuyers et des hommes d'armes s'arrêtent à la grille, le roi paraît bientôt après.)
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