Carmosine
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ACTE PREMIER - Scène V

Alfred de Musset

ACTE PREMIER - Scène V


(MAÎTRE BERNARD , PERILLO , CACHÉ , CARMOSINE .)

CARMOSINE
Eh bien ! mon père, vous êtes inquiet, vous me regardez avec surprise ? Vous ne vous attendiez pas, n'est-il pas vrai, à me voir debout comme une grande personne ? C'est pourtant bien moi.(Elle l'embrasse.)
Me reconnaissez-vous ?

MAÎTRE BERNARD
C'est de la joie que j'éprouve, et aussi de la crainte. Es-tu bien sûre de n'avoir pas trop de courage ?

CARMOSINE
Oh ! je voulais vous surprendre bien davantage encore, mais je vois que ma mère m'a trahie. Je voulais aller au jardin toute seule, et vous faire dire en confidence qu'une belle dame de Palerme vous demandait. Vous auriez pris bien vite votre belle robe de velours noir, votre bonnet neuf, et comme j'avais un masque… Eh bien ! qu'auriez-vous dit ?

MAÎTRE BERNARD
Qu'il n'y a rien d'aussi charmant que toi ; ainsi ta ruse eût été inutile. Hélas ! ma bonne Carmosine, qu'il y a longtemps que je ne t'ai vue sourire !

CARMOSINE
Oui, je suis toute gaie, toute légère. Je ne sais pourquoi… C'est que j'ai fait un rêve. Vous souvenez-vous de Perillo ?

MAÎTRE BERNARD
Assurément. Que veux-tu dire ?(À part.)
C'est singulier ; jamais elle ne parlait de lui.

CARMOSINE
J'ai rêvé que j'étais sur le pas de notre porte. On célébrait une grande fête. Je voyais les personnes de la ville passer devant moi vêtues de leurs plus beaux habits, les grandes dames, les cavaliers… Non, je me trompe, c'étaient des gens comme nous, tous nos voisins d'abord, et nos amis, puis une foule, une foule innombrable qui descendait par la Grand'-Rue, et qui se renouvelait sans cesse ; plus le flot s'écoulait, plus il grossissait, et tout ce monde se dirigeait vers l'église, qui resplendissait de lumière. Pendant que je regardais tout cela, une inquiétude étrange me saisissait. Au fond de l'horizon, dans une vaste plaine entourée de montagnes, j'apercevais un voyageur marchant péniblement dans la poussière. Il se hâtait de toutes ses forces ; mais il n'avançait qu'à grand'peine, et je voyais très clairement qu'il désirait venir à moi. De mon côté, je l'attendais ; il me semblait que c'était lui qui devait me conduire à cette fête. Je sentais son désir et je le partageais ; j'ignorais quels obstacles l'arrêtaient ; mais, dans ma pensée, j'unissais mes efforts aux siens ; mon cœur battait avec violence, et pourtant je restais immobile, sans pouvoir faire un pas vers lui. Combien de temps dura cette vision, je n'en sais rien, peut-être une minute ; mais, dans mon rêve, c'étaient des années. Enfin, il approcha et me prit la main ; aussitôt la force irrésistible qui m'attachait à la même place cessa tout à coup, et je pus marcher. Une joie inexprimable s'empara de moi ; j'avais brisé mes liens, j'étais libre. Pendant que nous partions tous deux avec la rapidité d'une flèche, je me retournai vers mon fantôme, et je reconnus Perillo.

MAÎTRE BERNARD
Et c'est là ce qui t'a donné cette gaieté inattendue ?

CARMOSINE
Sans doute. Jugez de ma surprise lorsqu'en m'éveillant tout à coup, je trouvai que mon rêve était vrai dans ce qu'il avait d'heureux pour moi, c'est-à-dire que je pouvais me lever et marcher sans aucune peine. Ma première pensée a été tout de suite de venir vous sauter au cou ; après cela, j'ai voulu faire de l'esprit, mais j'ai échoué dans mon entreprise.

MAÎTRE BERNARD
Eh bien ! ma chère, puisque ce songe t'a mise de si bonne humeur, et puisqu'il est vrai sur ce point, apprends qu'il l'est aussi sur un autre. J'hésitais à t'en informer, mais maintenant je n'ai plus de scrupule : Perillo est dans cette ville.

CARMOSINE
Vraiment ! depuis quand ?

MAÎTRE BERNARD
De ce matin même, et tu le verras quand tu voudras. Le pauvre garçon sera bien heureux, car il t'aime plus que jamais. Dis un mot et il sera ici.

CARMOSINE
Vous m'effrayez. — Il y est peut-être !

MAÎTRE BERNARD
Non, mon enfant, non, pas encore ; il attend qu'on l'avertisse pour se montrer. Est-ce que tu ne serais pas bien aise de le voir ? Il ne t'a pas déplu dans ton rêve ; il ne te déplaisait pas jadis. Il est docteur en droit à présent : c'est un personnage que ce bambin, avec qui tu jouais à cligne-musette, et c'est pour toi qu'il a étudié, car tu sais qu'il a ma parole. Je ne voulais pas t'en parler, mais grâce à Dieu…

CARMOSINE
Jamais ! jamais !

MAÎTRE BERNARD
Est-il possible ? ton compagnon d'enfance, ce digne et excellent garçon, le fils unique de mon meilleur ami, tu refuserais de le voir ? A-t-il rien fait pour que tu le haïsses ?

CARMOSINE
Rien, non,… rien ; je ne le hais pas ; — qu'il vienne, si vous voulez… Ah ! je me sens mourir !

MAÎTRE BERNARD
Calme-toi, je t'en prie ; on ne fera rien contre ta volonté. Ne sais-tu pas que je te laisse maîtresse absolue de toi-même ? Ce que je t'en ai dit n'a rien de sérieux, c'était pour savoir seulement ce que tu en aurais pensé dans le cas où par hasard… Mais il n'est pas ici, il n'est pas revenu, il ne reviendra pas.(À part.)
Malheureux que je suis, qu'ai-je fait ?

CARMOSINE
Je me sens bien faible.
(Elle s'assoit.)

MAÎTRE BERNARD
Seigneur mon Dieu ! il n'y a qu'un instant, tu te trouvais si bien, tu reprenais ta force ! C'est moi qui ai détruit tout cela, c'est ma sotte langue que je n'ai pas su retenir ! Hélas ! pouvais-je croire que je t'affligerais ? Ce pauvre Perillo était venu… Non, je veux dire… Enfin, c'était toi qui m'en avais parlé la première.

CARMOSINE
Assez, assez, au nom du ciel ! il n'y a point de votre faute. Vous ne saviez pas,… vous ne pouviez pas savoir… Ce songe qui me semblait heureux, j'y vois clair maintenant, il me fait horreur !

MAÎTRE BERNARD
Carmosine, ma fille bien-aimée ! par quelle fatalité inconcevable…
(Perillo écarte la tapisserie sans être vu de Carmosine ; il fait un signe d'adieu à Bernard, et sort doucement.)

CARMOSINE
Que regardez-vous donc, mon père ?

MAÎTRE BERNARD
Qu'as-tu, toi-même ? tu pâlis, tu frissonnes ; qu'éprouves-tu ? Écoute-moi ; il y a dans ta pensée un secret que je ne connais pas, et ce secret cause ta souffrance ; je ne voudrais pas te le demander ; mais, tant que je l'ignorerai, je ne puis te guérir, et je ne peux pas te laisser mourir. Qu'as-tu dans le cœur ? Explique-toi.

CARMOSINE
Cela me fait beaucoup de mal, lorsque vous me parlez ainsi.

MAÎTRE BERNARD
Que veux-tu ? Je te le répète, je ne peux pas te laisser mourir. Toi si jeune, si forte, si belle ! Doutes-tu de ton père ? Ne diras-tu rien ? T'en iras-tu comme cela ? Nous sommes riches, mon enfant ; si tu as quelques désirs,… les jeunes filles sont parfois bien folles, qu'importe ? il te faut un mot, rien de plus, un mot dit à l'oreille de ton père. Le mal dont tu souffres n'est pas naturel ; Tu te meurs, mon enfant, je deviendrai fou ; — veux-tu faire mourir aussi de douleur ton pauvre père qui te supplie !
(Il se met à genoux.)

CARMOSINE
Vous me brisez, vous me brisez le cœur !

MAÎTRE BERNARD
Je ne puis pas me taire, il faut que tu le saches. Ta mère dit que tu es malade d'amour,… elle a été jusqu'à nommer quelqu'un…

CARMOSINE
Prenez pitié de moi !
(Elle s'évanouit.)

MAÎTRE BERNARD
Ah ! misérable, tu assassines ta fille ! Ta fille unique, bourreau que tu es ! Holà, Michel ! holà ! ma femme ! Elle se meurt, je l'ai tuée, voilà mon enfant morte !


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