(PERILLO , MINUCCIO .)
MINUCCIO(marchant à grands pas.)
Va dire, Amour, ce qui cause ma peine, S'il ne me vient… Ce n'est pas cela, — j'avais débuté autrement.
PERILLO(à part.)
Voici un homme bien préoccupé ; il n'a pas l'air de m'apercevoir.
MINUCCIO(continuant.)
S'il ne me vient ou me veut secourir, Craignant, hélas !… Voilà qui est plaisant. — En achevant mes derniers vers, j'ai oublié net les premiers. Faudra-t-il donc refaire mon commencement ? J'oublierai à son tour ma fin pendant ce temps-là, et il ne tient qu'à moi d'aller ainsi de suite jusqu'à l'éternité, versant les eaux de Castalie dans la tonne des Danaïdes ! Et point de crayon ! point d'écritoire ! Voyons un peu ce que chantait ce pédant… Eh bien ! où diable l'ai-je fourré ?
(Il fouille dans ses poches et en tire un papier.)
PERILLO(à part.)
Ce personnage ne m'est point inconnu : est-ce l'absence ou le chagrin qui me trouble ainsi la mémoire ? Il me semble l'avoir vu quand j'étais enfant ; en vérité, cela est étrange ! j'ai oublié le nom de cet homme, et je me souviens de l'avoir aimé.
MINUCCIO(à lui-même.)
Rien de tout cela ne peut m'être utile ; pas un mot n'a le sens commun. Non, je ne crois pas qu'il y ait au monde une chose plus impatientante, plus plate, plus creuse, plus nauséabonde, plus inutilement boursoufflée, qu'un imbécile qui vous plante un mot à la place d'une pensée, qui écrit à côté de ce qu'il voudrait dire, et qui fait de Pégase un cheval de bois comme aux courses de bagues pour s'y essouffler l'âme à accrocher ses rimes ! Aussi où avais-je la tête, d'aller demander à ce Cipolla de me composer une chanson sur les idées d'une jeune fille amoureuse ? Mettre l'esprit d'un ange dans la cervelle d'un cuistre ! Et point de crayon, bon Dieu ! point de papier ! Ah ! voici un jeune homme qui porte une écritoire…(Il s'approche de Perillo.)
Pardonnez-moi, monsieur, pourrais-je vous demander ?… Je voudrais écrire deux mots, et je ne sais comment…
PERILLO(lui donnant l'écritoire qui est suspendue à sa ceinture.)
Très volontiers, monsieur. Pourrais-je, à mon tour, vous adresser une question ? Oserais-je vous demander qui vous êtes ?
MINUCCIO(tout en écrivant.)
Je suis poète, monsieur, je fais des vers, et dans ce moment-ci je suis furieux.
PERILLO
Si je vous importune…
MINUCCIO
Point du tout ; c'est une chanson que je suis obligé de refaire, parce qu'un charlatan me l'a manquée. D'ordinaire, je ne me charge que de la musique, car je suis joueur de viole, monsieur, et de guitare, à votre service ; vous semblez nouveau à la cour, et vous aurez besoin de moi. Mon métier, à vrai dire, est d'ouvrir les cœurs ; j'ai l'entreprise générale des bouquets et des sérénades, je tiens magasin de flammes et d'ardeurs, d'ivresses et de délires, de flèches et de dards, et autres locutions amoureuses, le tout sur des airs variés ; j'ai un grand fonds de soupirs languissants, de doux reproches, de tendres bouderies, selon les circonstances et le bon plaisir des dames ; j'ai un volume in-folio de brouilles (pour les raccommodements, ils se font sans moi)
; mais les promesses surtout sont innombrables, j'en possède une lieue de long sur parchemin vierge, les majuscules peintes et les oiseaux dorés ; bref, on ne s'aime guère ici que je n'y sois, et on se marie encore moins ; il n'est si mince et si leste écolier, si puissant ni si lourd seigneur qui ne s'appuie sur l'archet de ma viole ; et que l'amour monte au son des aubades les degrés de marbre d'un palais, ou qu'il escalade sur un brin de corde le grenier d'une toppatelle, ma petite muse est au bas de l'échelle.
PERILLO
Tu es Minuccio d'Arezzo ?
MINUCCIO
Vous l'avez dit ; vous me connaissez donc ?
PERILLO
Et toi, tu ne me reconnais donc pas ? As-tu oublié aussi Perillo ?
MINUCCIO
Antoine ! vive Dieu ! combien l'on a raison de dire qu'un poète en travail ne sait plus le nom de son meilleur ami ! moi qui ne rimais que par occasion, je ne me suis pas souvenu du tien !(Il l'embrasse.)
Et depuis quand dans cette ville ?
PERILLO
Depuis peu de temps… et pour peu de temps.
MINUCCIO
Qu'est-ce à dire ? Je supposais que tu allais me répondre : Pour toujours ! Est-ce que tu n'arrives pas de Padoue ?
PERILLO
Laissons cela. — Tu viens donc à la cour ?
MINUCCIO(à part.)
Sot que je suis ! j'oubliais la lettre que Carmosine nous a lue ! À quoi rêve donc mon esprit ? Décidément la raison m'abandonne ; je suis plus poète que je ne croyais.(Haut.)
Oui, mon ami, le roi me permet de venir ici de temps en temps, ce qui fait que j'ai l'air d'y être quelqu'un ; mais toute ma faveur consiste à me promener en long et en large. On me croit l'ami du roi, je ne suis qu'un de ses meubles, jusqu'à ce qu'il plaise à Sa Majesté de me dire en sortant de table : Chante-moi quelque chose, que je m'endorme. — Mais toi, qui t'amène en ce pays ?
PERILLO
Je viens tâcher d'obtenir du service dans l'armée qui marche sur Naples.
MINUCCIO
Tu plaisantes ! toi, te faire soldat, au sortir de l'école de droit ?
PERILLO
Je t'assure, Minuccio, que je ne plaisante pas.
MINUCCIO(à part.)
En vérité, son sang-froid me fait peur ; c'est celui du désespoir. Qu'y faire ? Il l'aime, et elle ne l'aime pas.(Haut.)
Mais, mon ami, as-tu bien réfléchi à cette résolution que tu prends si vite ? Songes-tu aux études que tu viens de faire, à la carrière qui s'ouvre devant toi ? Songes-tu à l'avenir, Perillo ?
PERILLO
Oui, et je n'y vois de certain que la mort.
MINUCCIO
Tu souffres d'un chagrin. — Je ne t'en demande pas la cause, — je ne cherche pas à la pénétrer, — mais je me trompe fort, ou, dans ce moment-ci, tu cèdes à un conseil de ton mauvais génie. — Crois-moi, avant de te décider, attends encore quelques jours.
PERILLO
Celui qui n'a plus rien à craindre ni à espérer n'attend pas.
MINUCCIO
Tu as quelque blessure au cœur ; qui n'a la sienne ? Je ne te dis pas de combattre à présent ta tristesse, mais de ne pas t'attacher à elle et t'y enchaîner sans retour, car il viendra un temps où elle finira. Tu ne peux pas le croire, n'est-ce pas ? Soit, mais retiens ce que je vais te dire : Souffre maintenant s'il le faut, pleure si tu veux, et ne rougis point de tes larmes ; montre-toi le plus malheureux et le plus désolé des hommes ; loin d'étouffer ce tourment qui t'oppresse, déchire ton sein pour lui ouvrir l'issue, laisse-le éclater en sanglots, en plaintes, en prières, en menaces ; mais, je te le répète, n'engage pas l'avenir ! Respecte ce temps que tu ne veux plus compter, mais qui en sait plus long que nous, et, pour une douleur qui doit être passagère, ne te prépare pas la plus durable de toutes, le regret, qui ravive la souffrance épuisée, et qui empoisonne le souvenir !
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