Carmosine
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Acte II - Scène VII

Alfred de Musset

Acte II - Scène VII


(LES PRÉCÉDENTS , EXCEPTÉ SER VESPASIANO .)

LA REINE(à Minuccio.)
Les paroles sont-elles de toi ?

MINUCCIO
Non, madame.

LA REINE
Est-ce de Cipolla ?

MINUCCIO
Encore moins.

LE ROI
Commence toujours.

MINUCCIO
L'auteur de ma romance est une jeune fille.

LA REINE
En vérité !

MINUCCIO
Une jeune fille charmante, belle et sage, aimable et modeste ; et ma romance est une plainte amoureuse.

LA REINE
Tout aimable qu'elle est, elle n'est donc pas aimée ?

MINUCCIO
Non, madame, jusqu'à dix-huit ans, son cœur n'avait pas encore parlé. De tous ceux qu'attiraient ses charmes, un seul, fils d'un ancien ami, n'avait pas été repoussé. Dans l'espoir de faire fortune, et de voir agréer ses soins, il s'était exilé volontairement, et, durant de longues années, il avait étudié pour être avocat.

LE ROI
Encore un avocat !

MINUCCIO
Oui, Sire ; mais pendant qu'il était absent, l'indifférente et cruelle beauté a rencontré, pour son malheur, celui qui devait venger l'Amour. Un jour, étant à sa fenêtre avec quelques-unes de ses amies, elle vit passer un cavalier qui allait aux fêtes de la reine. Elle suivit ce cavalier ; elle le vit au tournoi où il fut vainqueur… Un regard décida de sa vie.

LE ROI
Voilà un singulier roman.

MINUCCIO
Depuis ce jour, elle est tombée dans une mélancolie profonde, car celui qu'elle aime ne peut lui appartenir. La pauvre dédaignée ne s'abuse pas, elle sait que sa folle passion doit rester cachée dans son cœur ; mais l'infortunée a perdu le sommeil, sa raison s'affaiblit, une langueur mortelle la fait pâlir de jour en jour. Enfin, sur le bord de la tombe, la douleur l'oblige à rompre le silence. Son amant ne la connaît pas, il ne lui a jamais adressé la parole, peut-être même ne l'a-t-il jamais vue ; elle ne veut pas mourir sans qu'il sache pourquoi, et elle se décide à lui écrire ainsi :(Il lit :)
Va dire, Amour, ce qui cause ma peine, À monseigneur, que je m'en vais mourir, Et, par pitié, venant me secourir, Qu'il m'eût rendu la mort moins inhumaine. À deux genoux je demande merci. Par grâce, Amour, va-t'en vers sa demeure. Dis-lui comment je prie et pleure ici, Tant et si bien qu'il faudra que je meure Tout enflammée, et ne sachant point l'heure Où finira mon adoré souci. Qui sait pourtant, sur mon pâle visage, Si ma douleur lui déplairait à voir ? De l'avouer je n'ai pas le courage. Hélas ! Amour, fais-lui mon mal savoir. Puis donc, Amour, que tu n'as pas voulu À ma tristesse accorder cette joie, Que dans mon cœur mon doux seigneur ait lu, Ni vu les pleurs où mon chagrin se noie, Dis-lui, du moins, et tâche qu'il le croie, Que je vivrais si je ne l'avais vu.

LA REINE
Tu dis que cette romance est d'une jeune fille ?

MINUCCIO
Oui, madame.

LA REINE
Si cela est vrai, tu lui diras qu'elle a une amie, et tu lui donneras cette bague.
(Elle ôte une bague de son doigt.)

LE ROI
Mais pour qui cette chanson a-t-elle été faite ? Il semble, d'après les derniers mots, que ce doive être pour un étranger. Le connais-tu ? quel est son nom ?

MINUCCIO
Je puis le dire à Votre Majesté, mais à elle seule.

LE ROI
Bon ! quel mystère !

MINUCCIO
Sire, j'ai engagé ma parole.

LE ROI
Éloignez-vous donc, mesdemoiselles. Je suis curieux de savoir ce secret. Quant à la reine, tu sais que je suis seul quand il n'y a qu'elle près de moi.
(Les demoiselles se retirent au fond du théâtre.)

MINUCCIO
Sire, je le sais, et je suis prêt…

LA REINE
Non, Minuccio. Je te remercie d'avoir assez bonne opinion de moi pour me confier ton honneur ; mais puisque tu l'as engagé, je ne suis plus ta reine en ce moment, je ne suis qu'une femme, qui ne veut pas être cause qu'un galant homme puisse se faire un reproche.
(Elle sort.)

LE ROI
Eh bien ! à qui s'adressent ces vers ?

MINUCCIO
Votre Majesté a-t-elle oublié qui fut vainqueur au dernier tournoi ?

LE ROI
Hé, par la croix-Dieu ! c'est moi-même.

MINUCCIO
C'est à vous-même aussi que ces vers sont adressés.

LE ROI
À moi, dis-tu ?

MINUCCIO
Oui, Sire. Dans ce que j'ai raconté, je n'ai rien dit qui ne fût véritable. Cette jeune fille que je vous ai dépeinte belle, jeune, charmante, et mourant d'amour, elle existe, elle demeure là, à deux pas de votre palais ; qu'un de vos officiers m'accompagne, et qu'il vous rende compte de ce qu'il aura vu. Cette pauvre enfant attend la mort, c'est à sa prière que je vous parle ; sa beauté, sa souffrance, sa résignation, sont aussi vraies que son amour. — Carmosine est son nom.

LE ROI
Cela est étrange.

MINUCCIO
Et ce jeune homme à qui son père l'avait promise, qui est allé étudier à Padoue, et qui comptait l'épouser au retour, Votre Majesté l'a vu ce matin même ; c'est lui qui est venu demander du service à l'armée de Naples ; celui-là mourra aussi, j'en réponds, et plus tôt qu'elle, car il se fera tuer.

LE ROI
Je m'en suis douté. Cela ne doit pas être ; cela ne sera pas. Je veux voir cette jeune fille.

MINUCCIO
L'extrême faiblesse où elle est…

LE ROI
J'irai. Cela semble te surprendre ?

MINUCCIO
Sire, je crains que votre présence…

LE ROI
J'irai, te dis-je. Je la verrai, je lui parlerai. Je ne veux pas que cette jeune fille meure ; je ne le veux pas.

MINUCCIO
Il ne sera pas facile de l'en empêcher, car elle l'a résolu, et la besogne est à moitié faite. Sire, prenez garde de l'achever en cherchant à la sauver.

LE ROI
Ne disais-tu pas, tout à l'heure, que tu aurais parlé devant la reine ?

MINUCCIO
Oui, Sire.

LE ROI
Viens chez elle avec moi.


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