Carmosine
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ACTE PREMIER - Scène VIII

Alfred de Musset

ACTE PREMIER - Scène VIII


(LES PRÉCÉDENTS , MINUCCIO .)

CARMOSINE
Bonsoir, Minuccio. Puisque tu chantes pour le vent qui passe, ne veux-tu pas chanter pour nous ?

MINUCCIO
Belle Carmosine, je chantais tout à l'heure, mais maintenant j'ai envie de pleurer.

CARMOSINE
D'où te vient cette tristesse ?

MINUCCIO
De vos yeux aux miens. Comment la gaieté oserait-elle rester sur mon pauvre visage, lorsqu'on la voit s'éteindre et mourir dans le sein même de la fleur où l'on devrait la respirer ?

CARMOSINE
Quelle est cette fleur merveilleuse ?

MINUCCIO
La beauté. Dieu l'a mise au monde dans trois excellentes intentions : premièrement, pour nous réjouir ; en second lieu, pour nous consoler, et enfin, pour être heureuse elle-même. Telle est la vraie loi de nature, et c'est pécher que de s'en écarter.

CARMOSINE
Crois-tu cela ?

MINUCCIO
Il n'y a qu'à regarder. Trouvez sur terre une chose plus gaie et plus divertissante à voir qu'un sourire, quand c'est une belle fille qui sourit ! Quel chagrin y résisterait ? Donnez-moi un joueur à sec, un magistrat cassé, un amant disgracié, un chevalier fourbu, un politique hypocondriaque, les plus grands des infortunés, Antoine après Actium, Brutus après Philippes, que dis-je ? un sbire rogneur d'écrits, un inquisiteur sans ouvrage ; montrez à ces gens-là seulement une fine joue couleur de pêche, relevée par le coin d'une lèvre de pourpre où le sourire voltige sur deux rangs de perles ! Pas un ne s'en défendra, sinon je le déclare indigne de pitié, car son malheur est d'être un sot.

SER VESPASIANO(à dame Pâque.)
Il a du jargon, il a du jargon ; on voit qu'il s'est frotté à nous.

MINUCCIO
Si donc cette chose plus légère qu'une mouche, plus insaisissable que le vent, plus impalpable et plus délicate que la poussière de l'aile d'un papillon, cette chose qui s'appelle une jolie femme, réjouit tout et console de tout, n'est-il pas juste qu'elle soit heureuse, puisque c'est d'elle que le bonheur nous vient ? Le possesseur du plus riche trésor peut, il est vrai, n'être qu'un pauvre, s'il enfouit ses ducats en terre, ne donnant rien à soi ni aux autres ; mais la beauté ne saurait être avare.

CARMOSINE
En vérité, ta folle éloquence mérite qu'on la paye un tel prix. C'est toi qui es heureux, Minuccio ; ce précieux trésor dont tu parles, il est dans ton joyeux esprit. Nous as-tu fait quelques romances nouvelles ?
(Elle lui donne un verre qu'elle remplit.)

SER VESPASIANO
Hé ! oui, l'ami, chante-nous donc un peu cette chanson que tu nous as dite là-bas.

MINUCCIO
En quel endroit, magnanime seigneur ?

SER VESPASIANO
Hé, par Dieu ! mon cher, au palais du roi.

MINUCCIO
Il me semblait, vaillant chevalier, que le roi n'était pas là-bas, mais là-haut.

SER VESPASIANO
Comment cela, rusé compère ?

MINUCCIO
N'avez-vous jamais vu les fantoccini ? Et ne sait-on pas que celui qui tient les fils est plus haut placé que ses marionnettes ? Ainsi s'en vont deçà delà les petites poupées qu'il fait mouvoir, les gros barons vêtus d'acier, les belles dames fourrées d'hermine, les courtisans en pourpoint de velours, puis la cohue des inutiles, qui sont toujours les plus empressés… enfin les chevaliers de fortune ou de hasard, si vous voulez, ceux dont la lance branle dans le manche et le pied vacille dans l'étrier.

SER VESPASIANO
Tu aimes, à ce qu'il paraît, les énumérations, mais tu oublies les baladins et les troubadours ambulants.

MINUCCIO
Votre invincible Seigneurie sait bien que ces gens-là ne comptent pas ; ils ne viennent jamais qu'au dessert. Le parasite doit passer avant eux.

DAME PÂQUE(à ser Vespasiano.)
Votre repartie l'a piqué au vif.

SER VESPASIANO
Elle était juste, mais un peu verte. Je ne sais si je ne devrais pas pousser encore plus loin les choses.

DAME PÂQUE
Vous vous moquez ! qu'y a-t-il d'offensant ?

SER VESPASIANO
Il a parlé d'étriers peu solides et de lances mal emmanchées ; c'est une allusion détournée…

DAME PÂQUE
À votre chute de l'autre jour ? Ce sont les hasards des combats…

SER VESPASIANO
Vous avez raison. — Je meurs de soif.
(Il boit.)

UN DOMESTIQUE(entrant.)
On vient d'apporter cette lettre.
(Il la place devant maître Bernard et sort.)

CARMOSINE
À quoi songez-vous donc, mon père ?

MAÎTRE BERNARD
À quoi je songe ? — Que me veut-on ?

DAME PÂQUE(qui a pris la lettre.)
C'est un message de votre cher Antoine.

MAÎTRE BERNARD
Donnez-moi cela. Peste soit des femmes et de leur fureur de bavarder !

CARMOSINE
Si cette lettre…

MAÎTRE BERNARD
Ce n'est rien, ma fille. C'est une lettre de Marc-Antoine, notre ami de Messine. Ta mère s'est trompée à cause de la ressemblance des noms.

CARMOSINE
Si cette lettre est de Perillo, lisez-la-moi, je vous en prie.

MAÎTRE BERNARD
Tranquillise-toi ; je te répète…

CARMOSINE
Je suis très tranquille, donnez-la-moi. — Il n'y a personne de trop ici.(Elle lit.)
"À mon second père, maître Bernard. "Je vais bientôt quitter Palerme. Pardonnez-moi, j'ai vu votre chagrin, et j'ai entendu Carmosine…" Ô ciel !

MAÎTRE BERNARD
Je t'en supplie, rends-moi ce papier !

CARMOSINE
Laissez-moi, j'irai jusqu'au bout.(Elle continue.)
"Et j'ai entendu Carmosine dire que mon triste amour lui faisait horreur. Ne craignez plus qu'une seule parole, échappée de mes lèvres, tente de rappeler le passé, et de faire renaître le souvenir d'un rêve, le plus doux, le seul que j'aie fait, le seul que je ferai sur la terre. Il était trop beau pour être possible. Durant six ans, ce rêve fut ma vie, il fut aussi tout mon courage. Maintenant le malheur se montre à moi. C'était à lui que j'appartenais, il devait être mon maître ici-bas. — Je le salue, et je vais le suivre. Ne songez plus à moi, monsieur ; vous êtes délié de votre promesse."(Un silence.)
Si vous le voulez bien, mon père, je vous demanderai une grâce.

MAÎTRE BERNARD
Tout ce qui te plaira, mon enfant. Que veux-tu ?

CARMOSINE
Que vous me permettiez de rester seule un instant avec Minuccio, s'il y consent lui-même ; j'ai quelques mots à lui dire, et je vous le renverrai au jardin.

MAÎTRE BERNARD
De tout mon cœur.(À part.)
Est-ce que, par hasard, elle se confierait à lui plutôt qu'à moi-même ? Dieu le veuille ! Allons, dame Pâque, venez ça.

CARMOSINE
Ser Vespasiano, j'ai lu devant vous la lettre que vous venez d'entendre, afin que vous sachiez que je ne fais pas mystère du dessein où je suis de ne me point marier, et pour vous montrer en même temps que les engagements pris et le mérite même ne sauraient changer ma résolution. Maintenant donc, excusez-moi.


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