Scène XVI

(Une chambre à coucher. Desdémona est au lit endormie. Près d’elle un flambeau allumé.)

Entre Othello.

OTHELLO.
— C’est la cause, c’est la cause, ô mon âme ! — Laissez-moi vous la cacher à vous, chastes étoiles ! — C’est la cause !… — Pourtant je ne veux pas faire couler son sang — ni faire de cicatrice à cette peau plus blanche que la neige — et aussi lisse que l’albâtre monumental.

Il dépose son épée.
— Pourtant il faut qu’elle meure ; autrement, elle en trahirait d’autres.

Montrant le flambeau.
— Éteignons d’abord cette lumière, et puis…

Montrant Desdémona.
éteignons celle-ci. — Si je souffle sur toi, ministre de flamme, — je puis ressusciter ta clarté première, — pour peu que je me ravise… Mais, la tienne une fois éteinte, — ô modèle achevé de l’exquise nature, — je ne sais pas où est le feu prométhéen — qui pourra la rallumer… Quand j’aurai cueilli cette rose, — je ne pourrai plus lui rendre sa sève vitale, — il faudra qu’elle se flétrisse ! Je veux la respirer sur la tige.

Il l’embrasse.
— Ô haleine embaumée qui persuaderait presque — à la justice de briser son glaive… Encore un ! encore un !

Il la couvre de baisers.
— Sois ainsi quand tu seras morte, et je vais te tuer, — et je t’aimerai après… Encore un ! c’est le dernier ! — Jamais chose si douce ne fut aussi fatale. Il faut que je pleure, — mais ce sont des larmes cruelles. Cette douleur-là tient du ciel, — elle châtie qui elle aime… Elle s’éveille !

DESDÉMONA.
— Qui est là ? Othello ?

OTHELLO.
Oui, Desdémona.

DESDÉMONA.
— Voulez-vous venir au lit, monseigneur ?

OTHELLO.
— Avez-vous prié ce soir, Desdémona ?

DESDÉMONA.
Oui, monseigneur.

OTHELLO.
— Si vous vous souvenez de quelque crime — que la grâce du ciel n’ait pas encore absous, — implorez-la vite !

DESDÉMONA.
— Hélas ! monseigneur, que voulez-vous dire par là ?

OTHELLO.
— Allons ! faites et soyez brève. Je vais marcher en attendant. — Je ne voudrais pas tuer ton âme sans qu’elle fût préparée. — Non ! Le ciel m’en préserve ! Je ne voudrais pas tuer ton âme.

DESDÉMONA.
— Vous parlez de tuer ?

OTHELLO.
Oui, j’en parle.

DESDÉMONA.
Alors, que le ciel — ait pitié de moi !

OTHELLO.
Amen ! de tout mon cœur !

DESDÉMONA.
— Si vous parlez ainsi, j’espère que vous ne me tuerez pas.

OTHELLO.
Humph !

DESDÉMONA.
— Et pourtant j’ai peur de vous ; car vous êtes fatal — quand vos yeux roulent ainsi. Pourquoi aurais-je peur ? Je l’ignore, — puisque j’ignore ma faute ; cependant je sens que j’ai peur.

OTHELLO.
— Pense à tes péchés.

DESDÉMONA.
Ce sont les tendresses que j’ai pour vous.

OTHELLO.
— Oui, et c’est pour cela que tu meurs.

DESDÉMONA.
— C’est une mort contre nature que celle qui tue pour crime d’amour. — Hélas ! Pourquoi rongez-vous ainsi votre lèvre inférieure ? — Quelque passion sanglante agite tout votre être. — Ce sont de mauvais présages ; mais pourtant j’espère, j’espère — que ce n’est pas moi qu’ils menacent.

OTHELLO.
Paix ! et soyez calme.

DESDÉMONA.
— J’obéis. Mais de quoi s’agit-il ?

OTHELLO.
— Ce mouchoir que j’aimais tant et que je t’avais donné, — tu l’as donné à Cassio.

DESDÉMONA.
Non, sur ma vie et sur mon âme ! — Faites venir l’homme et interrogez-le.

OTHELLO.
Chère âme, prends garde, — prends garde au parjure : tu es sur ton lit de mort.

DESDÉMONA.
— Oui, mais pas pour y mourir encore !

OTHELLO.
Si ! immédiatement ! — Donc confesse franchement ton crime ; — car tu aurais beau en nier sous serment tous les chefs, — tu n’écarterais pas, tu n’étoufferais pas la forte conviction — dont je gémis. Tu vas mourir.

DESDÉMONA.
— Alors, que le Seigneur ait pitié de moi !

OTHELLO.
Amen, encore une fois !

DESDÉMONA.
— Et vous aussi, ayez pitié ! Jamais je ne — vous ai offensé de ma vie ; jamais je n’ai aimé Cassio — que de cette ordinaire affection à laquelle le ciel — m’autorisait. Jamais je ne lui ai donné de gage.

OTHELLO.
— Par le ciel ! J’ai vu mon mouchoir à sa main. — Ô femme parjure ! tu pétrifies mon cœur, — en voulant me faire voir dans l’action que j’ai résolue — un meurtre, et non plus un sacrifice ! — J’ai vu le mouchoir !

DESDÉMONA.
Alors, c’est qu’il l’a trouvé. — Je ne le lui ai jamais donné. Faites-le venir, — et qu’il avoue la vérité !

OTHELLO.
Il a avoué.

DESDÉMONA.
— Quoi, monseigneur ?

OTHELLO.
— Qu’il t’avait eue…

DESDÉMONA.
Quoi ! illégitimement !

OTHELLO.
— Oui.

DESDÉMONA.
Il ne le répétera pas.

OTHELLO.
Non, sa bouche est close ; — l’honnête Iago y a mis bon ordre.

DESDÉMONA.
— Oh ! ma frayeur devine ! Quoi ! il est mort !

OTHELLO.
— Quand il aurait eu autant de vies que de cheveux, ma grande vengeance — aurait eu de la rancune pour elles toutes.

DESDÉMONA.
Hélas ! il est trahi et je suis perdue !

OTHELLO.
— Fi donc, prostituée ! tu pleures pour lui devant ma face !

DESDÉMONA.
— Oh ! bannissez-moi, monseigneur, mais ne me tuez pas.

OTHELLO.
— À bas, prostituée !

DESDÉMONA.
— Tuez-moi demain ! Laissez-moi vivre cette nuit !

OTHELLO.
— Non ! Si vous vous débattez…

DESDÉMONA.
Rien qu’une demi-heure !

OTHELLO.
À l’exécution — pas de sursis !

DESDÉMONA.
Rien que le temps de dire une prière !

OTHELLO.
— Il est trop tard !

Il l’étouffe.

DESDÉMONA, se débattant.
Dien !… Dieu !… Dieu !

ÉMILIA, dans l’interieur du théatre.
— Monseigneur ! Monseigneur ! Holà ! Monseigneur ! Monseigneur !

OTHELLO.
— Quel est ce bruit ?… Pas morte ! pas encore tout à fait morte ! — Tout cruel que je suis, je ne suis pas sans pitié : — je ne voudrais pas prolonger ton supplice ! — Ainsi ! Ainsi !

Il l’achève.

ÉMILIA, de l’intérieur.
Holà ! monseigneur ! monseigneur !

OTHELLO.
Qui est là ?

ÉMILIA.
— Oh ! mon bon seigneur, je voudrais vous dire un mot.

OTHELLO.
— Oui… C’est Émilia… Tout à l’heure !… Elle est morte… — Il est probable qu’elle vient me parler de la mort de Cassio ; — le bruit a été grand… Ah ! plus un mouvement ! — Calme comme la tombe… Est-il bon que je la laisse entrer ? — Je crois qu’elle remue encore… Non !… Que faire ? — Si elle entre, elle voudra sûrement parler à ma femme… — Ma femme ! ma femme ! Quelle femme ? Je n’ai pas de femme. — Oh ! insupportable idée ! Oh ! heure accablante ! — Il me semble qu’il devrait y avoir à présent une immense éclipse — du soleil et de la lune, et que le globe épouvanté — devrait s’entr’ouvrir à ce bouleversement.

ÉMILIA, de l’intérieur.
— Je vous en conjure, laissez-moi vous parler, — Oh ! mon bon seigneur !

OTHELLO.
— Je t’avais oubliée. Allons, entre, Émilia.

Il va à la porte, puis se ravise et revient précipitamment vers le lit dont il ferme les rideaux.
— Doucement !… Tout à l’heure !… Tirons les rideaux… — Où es-tu ? Que me veux-tu, à présent ?

Il ouvre la porte.

Entre Émilia.

ÉMILIA.
— Oh ! mon bon seigneur, il y a un meurtre affreux commis là-bas.

OTHELLO.
— Quoi ! à l’instant !

ÉMILIA.
À l’instant même, monseigneur !

OTHELLO.
— C’est la conséquence de l’aberration de la lune : — elle approche de la terre plus près que de coutume, — et elle rend fous les hommes.

ÉMILIA.
— Monseigneur, Cassio a tué un jeune Vénitien — nommé Roderigo.

OTHELLO.
Roderigo tué ! — Et Cassio tué !

ÉMILIA.
Non, Cassio n’est pas tué.

OTHELLO.
— Cassio n’est pas tué ? Alors le meurtre détonne, — et l’harmonieuse vengeance est faussée !

DESDÉMONA, d’une voix expirante.
— Ô injustement ! injustement tuée !

ÉMILIA.
Ciel ! Quel est ce cri ?

OTHELLO.
— Ce cri ! Lequel ?

ÉMILIA, s’élançant vers le lit.
— Horreur !… Hélas ! c’était la voix de madame… — Au secours ! au secours ! Holà ! au secours !… Ô madame, parlez encore ! — Douce Desdémona ! ô douce maîtresse, parlez !

DESDÉMONA.
— Je meurs innocente !

ÉMILIA.
Mais qui a commis — cette action ?

DESDÉMONA.
— Personne ! Moi ! moi-même ! Adieu ! — Recommande-moi à mon bon seigneur… Oh ! adieu !

Elle meurt.

OTHELLO.
— Mais comment aurait-elle été assassinée ?

ÉMILIA.
Hélas ! qui sait ?

OTHELLO.
— Vous l’avez entendue le dire elle-même : ce n’est pas moi.

ÉMILIA.
— Elle l’a dit ; je suis tenue de rapporter la vérité.

OTHELLO.
— Elle est allée, la menteuse, dans l’enfer brûlant : — c’est moi qui l’ai tuée.

ÉMILIA.
Oh ! elle n’en est que plus un ange, — et vous n’en êtes qu’un plus noir démon.

OTHELLO.
— Elle tournait au dévergondage, et c’était une putain !

ÉMILIA.
— Tu la calomnies, et tu es un démon.

OTHELLO.
— Elle était perfide comme l’onde.

ÉMILIA.
— Tu es effréné comme la flamme d’oser dire — qu’elle était perfide. Oh ! elle était d’une loyauté céleste.

OTHELLO.
— Cassio l’avait saillie ! Demande à ton mari d’ailleurs. — Oh ! je serais damné au-dessous de toutes les profondeurs de l’enfer, — si je n’étais pas allé, sur le terrain du juste, jusqu’à cette extrémité. Ton mari a su tout cela.

ÉMILIA.
Mon mari ?

OTHELLO.
Ton mari !

ÉMILIA.
— Qu’elle était infidèle au lit nuptial ?…

OTHELLO.
Oui, avec Cassio. — Si elle avait été fidèle, — quand le ciel m’aurait offert un autre univers — formé d’une seule topaze massive et pure, — je ne l’aurais pas cédée en échange.

ÉMILIA.
Mon mari !

OTHELLO.
Oui, c’est lui qui m’a le premier parlé d’elle… — C’est un honnête homme, et il a horreur de la fange — qui s’attache aux actions immondes.

ÉMILIA.
Mon mari !

OTHELLO.
— À quoi bon cette répétition, femme ? Je dis ton mari.

ÉMILIA.
— Ô ma maîtresse, la scélératesse a pris pour jouet l’amour. — Mon mari a dit qu’elle était infidèle ?

OTHELLO.
Lui-même, femme. — Je dis ton mari ; comprends-tu le mot ? — Mon ami, ton mari, l’honnête, l’honnête Iago !

ÉMILIA.
— S’il a dit cela, puisse son âme pernicieuse — pourrir d’un demi-atome chaque jour ! Il a menti du fond du cœur ! — Elle n’était que trop follement éprise de son affreux choix.

OTHELLO, menaçant.
— Ah !

ÉMILIA.
Fais ce que tu voudras. — Ton action n’est pas plus digne du ciel, — que tu n’étais digne d’elle.

OTHELLO, la main sur son épée.
Taisez-vous ! cela vaudra mieux !

ÉMILIA.
— Tu n’as pas pour faire le mal la moitié de la force — que j’ai pour le souffrir. Ô dupe ! Ô idiot ! — aussi ignorant que la crasse ! Tu as commis une action… — Je ne m’inquiète pas de ton épée… Je te ferai connaître, — dussé-je perdre vingt vies !… Au secours ! holà ! Au secours ! Le More a tué ma maîtresse ! Au meurtre ! Au meurtre !

Entrent Montano, Gratiano et Iago.

MONTANO.
— Que s’est-il passé ? Qu’y a-t-il, général ?

ÉMILIA.
— Ah ! vous voilà, Iago ! Il faut que vous ayez bien agi — pour que les gens vous jettent leurs meurtres sur les épaules !

GRATIANO.
— Que s’est-il passé ?

ÉMILIA, à Iago, montrant Othello.
— Démens ce misérable, si tu es un homme ! — Il prétend que tu as dit que sa femme le trompait. — Je sais bien que tu ne l’as pas dit : tu n’es pas un tel misérable. — Parle, car mon cœur déborde.

IAGO.
— Je lui ai dit ce que je pensais ; et je ne lui ai rien dit — qu’il n’ait trouvé lui-même juste et vrai.

ÉMILIA.
— Mais lui avez-vous jamais dit qu’elle le trompait ?

IAGO.
— Oui.

ÉMILIA.
— Vous avez dit un mensonge, un odieux, un damné mensonge ! — Un mensonge, sur mon âme ! un infâme mensonge ! — Elle, le tromper ! avec Cassio !… Avez-vous dit avec Cassio ?

IAGO.
— Avec Cassio, mistress ! Allons, retenez votre langue sous le charme !

ÉMILIA.
— Je ne veux pas retenir ma langue. C’est mon devoir de parler. — Ma maîtresse est ici gisante, assassinée dans son lit.

TOUS.
— À Dieu ne plaise !

ÉMILIA.
— Et ce sont vos rapports qui ont provoqué l’assassinat !

OTHELLO.
— Çà ! ne vous ébahissez pas, mes maîtres : c’est la vérité.

GRATIANO.
— C’est une étrange vérité.

MONTANO.
— Ô monstrueuse action !

ÉMILIA.
Trahison ! trahison ! trahison !… — J’y songe, j’y songe… Je devine ! Oh ! trahison ! trahison !… — Je l’ai pensé alors !… Je me tuerai de douleur… — Oh ! trahison !

IAGO.
Allons, êtes-vous folle ? Rentrez à la maison, je vous l’ordonne.

ÉMILIA.
— Mes bons messieurs, ne me laissez pas interdire la parole ! — Il est juste que je lui obéisse, mais pas à présent ! — Il se peut, Iago, que je ne retourne jamais à la maison.

OTHELLO, se jettant sur le corps de Desdémona.
— Oh ! oh ! oh !

ÉMILIA.
Oui, jette-toi là et rugis ! — Car tu as tué la plus adorable innocente — qui ait jamais levé les yeux au ciel.

OTHELLO.
Oh ! elle était impure !

Se relevant.
— Je ne vous reconnaissais pas, mon oncle : votre nièce est ici gisante : — ces mains viennent en effet de lui ôter le souffle. — Je sais que cette action semble horrible et hideuse.

GRATIANO.
— Pauvre Desdémona ! Je suis heureux que ton père ne soit plus ! — Ton mariage lui a été fatal, et une pure douleur — a tranché le fil usé de ses jours. S’il vivait encore, — ce spectacle l’aurait jeté dans le désespoir ; il aurait maudit son bon ange, — et il serait tombé parmi les réprouvés.

OTHELLO.
— C’est bien malheureux, mais Iago sait — qu’elle a mille fois commis avec Cassio — l’acte d’impudeur. Cassio l’a avoué. — Et elle l’a récompensé de ses tendres labeurs — en lui donnant le premier souvenir, le premier gage d’amour — qu’elle avait eu de moi ; je l’ai vu à la main de Cassio ; — c’était un mouchoir, antique offrande — que ma mère avait reçue de mon père.

ÉMILIA.
— Ô ciel, ô puissances célestes !

IAGO.
Allons, taisez-vous.

ÉMILIA.
— Le jour se fera ! le jour se fera !… Me taire, monsieur ? Non ! — Non, je veux parler, libre comme l’air ! — Quand le ciel et les hommes et les démons, quand tous, — tous, tous crieraient : Honte ! sur moi, je parlerai.

IAGO.
— Soyez raisonnable et rentrez.

ÉMILIA.
Je ne veux pas.

Iago menace sa femme de son épée.

GRATIANO.
Fi ! — Votre épée contre une femme !

ÉMILIA.
— Ô More stupide ! ce mouchoir dont tu parles, — je l’avais trouvé par hasard et donné à mon mari : — car maintes fois, avec une insistance solennelle — que ne méritait pas un pareil chiffon, — il m’avait suppliée de le voler !

IAGO.
Misérable catin !

ÉMILIA.
— Elle l’a donné à Cassio ! Non. Hélas ! c’est moi qui l’ai trouvé — et qui l’ai donné à mon mari !

IAGO.
Carogne, tu mens !

ÉMILIA.
— Par le ciel, je ne mens pas ! Je ne mens pas, messieurs !

À Othello.
— Ô meurtrier idiot ! qu’est-ce qu’un fou pareil — pouvait faire d’une si noble femme ?

Iago frappe Émilia de son épée et se sauve.

OTHELLO.
N’y a-t-il donc de foudres au ciel — que pour tonner ? Oh ! l’insigne scélérat !

Pendant qu’Othello parle, Montano lui enlève son épée.

GRATIANO, montrant Émilia qui chancelle.
— Elle tombe ; pour sûr, il a tué sa femme.

ÉMILIA.
— Oui, oui. Oh ! mettez-moi à côté de ma maîtresse.

On la porte sur le lit.

GRATIANO.
— Il s’est enfui, laissant sa femme assassinée.

MONTANO.
— L’infâme scélérat ! Prenez cette épée — que je viens de retirer au More, — et allez garder la porte en dehors ; ne le laissez pas sortir, — tuez-le plutôt. Moi, je cours après le fuyard, — car c’est un misérable damné !

Montano et Gratiano sortent.

OTHELLO.
Je ne suis même plus vaillant. — Le premier marmouset venu me prend mon épée ! — Mais de quel droit l’honneur survivrait-il à l’honnêteté ? — Que tout finisse à la fois !

ÉMILIA, d’une voix mourante.
Que présageait ta chanson, maîtresse ?… — Écoute ! Peux-tu m’entendre ? Je vais faire comme le cygne — et expirer en musique… Le saule ! Le saule ! Le saule !… — More, elle était chaste ; elle t’aimait, cruel More ! — Puisse mon âme n’aller à la béatitude que si je dis vrai ! — En disant ce que je pense, je meurs, je meurs !

Elle expire.

OTHELLO.
— J’ai une autre arme dans cette chambre : — c’est une épée d’Espagne trempée dans l’eau glacée. — Oh ! la voici.

S’avançant vers la porte.
Mon oncle, il faut que je sorte !

GRATIANO, du dehors.
— Si tu essayes, il t’en coûtera cher. — Tu n’as pas d’arme ; il faut te résigner forcément.

OTHELLO.
— Regarde-moi donc, et parle-moi ; — sinon, tout désarmé que je suis, je me jette sur toi.

Rentre Gratiano.

GRATIANO.
— Qu’y a-t-il ?

OTHELLO.
— Regardez ! j’ai une arme : — jamais meilleure épée n’appuya — sur la cuisse d’un soldat. J’ai vu le jour — où, avec ce faible bras et cette bonne lame, — je me suis fait un chemin à travers des obstacles — vingt fois plus puissants que votre résistance. Mais, ô vaine forfanterie ! — qui peut maîtriser sa destinée ? Il n’en est plus ainsi à présent ! — Ne vous effrayez pas, même en me voyant armé. — Voici le terme de mon voyage, en voici le but, — voici le point de repère de ma voile épuisée ! — Vous reculez d’effroi ? Crainte superflue ! — Menacez seulement d’un roseau la poitrine d’Othello, — et il reculera… Où donc irait Othello ?

Contemplant Desdémona.
— Ah ! quelle mine tu as maintenant, fille de mauvaise étoile ! — Pâle comme ta chemise ! — quand nous nous rencontrerons au jour du jugement, — ton apparition précipitera mon âme du ciel, — et les démons l’attraperont. Froide ! Froide, ma fille ! — Froide comme ta chasteté !… — Ô maudit, maudit scélérat !… Fouettez-moi, démons, — loin des jouissances de cette vision céleste ! — Soufflez-moi dans vos ouragans ! Rôtissez-moi dans le soufre ! — Lavez-moi aux torrents profonds de la flamme liquide !… — Ô Desdémona ! Desdémona ! Morte ! — morte ! Oh ! oh ! oh !

Entrent Lodovico, Montano, Cassio, porté sur un brancard, puis des officiers conduisant sous escorte Iago prisonnier.

LODOVICO.
— Où est ce forcené ? où est ce malheureux ?

OTHELLO.
— Voici celui qui fut Othello : me voici.

LODOVICO, cherchant Iago.
— Et où est cette vipère ? Faites avancer ce scélérat !

OTHELLO, considérant Iago.
— Je regarde ses pieds… Mais c’est une fable. — Si tu es un diable, je ne puis te tuer.

Il blesse Iago.

LODOVICO.
— Arrachez-lui son épée.

IAGO.
Mon sang coule, monsieur ; mais je ne suis pas tué.

OTHELLO.
— Je n’en suis pas fâché : je souhaite que tu vives : — car à mon sens, c’est un bonheur de mourir.

LODOVICO.
— Ô Othello, toi qui, si bon jadis, — es ainsi tombé dans le piége d’un scélérat maudit, — que peut-on te dire ?

OTHELLO.
Tout ! tout ! — Appelez-moi honorable meurtrier, si vous voulez ; — car je n’ai rien fait par haine, j’ai fait tout par honneur.

LODOVICO.
— Ce misérable a en partie confessé son crime. — Étiez-vous d’accord avec lui pour la mort de Cassio ?

OTHELLO.
— Oui.

CASSIO.
Cher général, je ne vous ai jamais donné sujet de haine.

OTHELLO.
— Je le crois, et j’implore votre pardon… — Voulez-vous, je vous prie, demander à ce demi-démon — pourquoi il m’a ainsi englué corps et âme ?

IAGO.
— Ne me demandez rien : ce que vous savez, vous le savez. — Désormais, je ne dis plus une parole.

LODOVICO.
— Quoi ! pas même pour prier ?

GRATIANO.
La torture vous ouvrira les lèvres.

OTHELLO, à Iago.
— Tu fais bien, après tout.

LODOVICO.
— Monsieur, vous allez apprendre ce qui est arrivé ; — car vous l’ignorez, je pense. Voici une lettre — qu’on a trouvée dans la poche de Roderigo assassiné, — et en voici une seconde. L’une prouve — que Roderigo devait se charger — du meurtre de Cassio.

OTHELLO.
— Ô scélérat !

CASSIO.
Abomination païenne !

LODOVICO.
— L’autre est une lettre de reproches — trouvée aussi dans la poche du mort, que sans doute — Roderigo voulait envoyer à ce damné scélérat, — mais il paraît que dans l’intervalle Iago — est survenu et l’a satisfait.

OTHELLO.
Oh ! le pernicieux drôle ! — Comment, Cassio, avez-vous eu ce mouchoir — qui était à ma femme ?

CASSIO.
Je l’ai trouvé dans ma chambre ; — et lui-même vient d’avouer à l’instant — qu’il l’avait laissé tomber pour le projet spécial — qui a réussi selon ses désirs.

OTHELLO.
Ô niais ! niais ! niais !

CASSIO.
— En outre, dans cette même lettre, Roderigo — reproche à Iago de l’avoir poussé — à me braver sur la place de garde. Et tout à l’heure encore, — quand on le croyait mort depuis longtemps, il a dit qu’Iago l’avait aposté — et qu’Iago l’avait frappé.

LODOVICO, à Othello.
— Vous allez quitter cette chambre et nous suivre. — Votre pouvoir, votre commandement vous sont enlevés, — et c’est Cassio qui gouverne à Chypre. Quant à ce gueux, — s’il est quelque savant supplice — qui puisse le torturer en le laissant vivre longtemps, — il lui est réservé.

À Othello.
Vous, vous resterez prisonnier — jusqu’à ce que la nature de votre faute soit connue — du Sénat de Venise… Allons, qu’on l’emmène !

OTHELLO.
— Doucement, vous ! Un mot ou deux avant que vous partiez ! — J’ai rendu à l’État quelques services, on le sait : n’en parlons plus. Je vous en prie, dans vos lettres, — quand vous raconterez ces faits lamentables, — parlez de moi tel que je suis ; n’atténuez rien, — mais n’aggravez rien. Alors vous aurez à parler — d’un homme qui a aimé sans sagesse, mais qui n’a que trop aimé, — d’un homme peu accessible à la jalousie, mais qui, une fois travaillé par elle, — a été entraîné jusqu’au bout, d’un homme dont la main, — comme celle du Juif immonde, a jeté au loin une perle — plus riche que toute sa tribu, d’un homme dont les yeux vaincus, — quoique inaccoutumés à l’attendrissement, — versent des larmes aussi abondamment que les arbres arabes — leur gomme salutaire ! Racontez cela, et dites en outre qu’une fois, dans Alep, — voyant un Turc, un mécréant en turban, battre un Vénitien et insulter l’État, — je saisis ce chien de circoncis à la gorge — et le frappai ainsi.

Il se perce de son épée.

LODOVICO.
— Ô conclusion sanglante !

GRATIANO.
Toute parole serait perdue.

OTHELLO, s’affaissant sur Desdémona.
— Je t’ai embrassée avant de te tuer… Il ne me reste plus — qu’à mourir en me tuant sur un baiser !

Il expire en l’embrassant.

CASSIO.
— Voilà ce que je craignais, mais je croyais qu’il n’avait pas d’arme ; — car il était grand de cœur !

LODOVICO, à Iago.
Ô limier de Sparte ! — plus féroce que l’angoisse, la faim ou la mer ! — Regarde le fardeau tragique de ce lit ! — Voilà ton œuvre !… Ce spectacle empoisonne la vue. — Qu’on le voile !

On tire les rideaux sur le lit.
Gratiano, gardez la maison, — et saisissez-vous des biens du More, — car vous en héritez.

À Cassio.
À vous, seigneur gouverneur, — revient le châtiment de cet infernal scélérat. — Décidez l’heure, le lieu, le supplice… Oh ! qu’il soit terrible ! — Quant à moi, je m’embarque à l’instant et je vais au Sénat — raconter, le cœur accablé, cette accablante aventure.

Ils sortent.


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