Scène XV

(Une rue aux abords de la maison de Bianca. Il fait nuit noire.)

Entrent Iago et Roderigo.

IAGO.
— Ici ! tiens-toi derrière ce pan de mur, il va venir à l’instant. — Porte ta bonne rapière nue et frappe au but. — Vite ! Vite ! Ne crains rien. Je serai à ton coude. — Ceci nous sauve ou nous perd. Pense à cela, — et fixe très-fermement ta résolution.

RODERIGO.
— Tiens-toi à portée ; je puis manquer le coup.

IAGO.
— Ici-même, à ta portée… Hardi ! et à ton poste !

Il se retire à une petite distance.

RODERIGO.
— Je n’ai pas une grande ferveur pour l’action, — et cependant il m’a donné des raisons satisfaisantes. — Ce n’est qu’un homme de moins ! En avant, mon épée ! il est mort.

Il se met en place et tire son épée.

IAGO, à part.
— J’ai frotté ce jeune ulcère presque au vif, — et le voilà qui s’irrite. Maintenant, qu’il tue Cassio — ou que Cassio le tue ou qu’ils se tuent l’un l’autre, — tout est profit pour moi. Si Roderigo vit, — il me somme de lui restituer — tout l’or et tous les bijoux que je lui ai escamotés — comme cadeaux à Desdémona ; — c’est ce qui ne doit pas être. Si Cassio survit, — il a dans sa vie une beauté quotidienne — qui me rend laid… Et puis, le More — pourrait me dénoncer à lui ; je vois là pour moi un grand péril. — Non, il faut qu’il meure !… Mais voici que je l’entends venir.

Entre Cassio

RODERIGO.
— Je reconnais son pas. C’est lui !… Misérable ! tu es mort !

Il s’élance de son poste et porte une botte à Cassio.

CASSIO, dégainant.
— Ce coup m’aurait été fatal, en effet, — si ma cotte n’eût été meilleure que tu ne le pensais ; — je veux éprouver la tienne.

Il frappe Roderigo.

RODERIGO, tombant.
Oh ! je suis tué !

Iago s’élance de son poste, atteint Cassio par-derrière à la jambe, et s’enfuit.

CASSIO.
— Je suis estropié pour toujours ! Du secours ! holà ! Au meurtre ! au meurtre !

Il tombe.

Othello apparaît au fond du théâtre.

OTHELLO.
— La voix de Cassio ! Iago tient sa parole.

RODERIGO.
— Oh ! scélérat que je suis !

OTHELLO.
Oui, c’est bien vrai.

CASSIO.
— Oh ! du secours ! holà ! De la lumière ! un chirurgien !

OTHELLO.
— C’est bien lui !… Ô brave Iago, cœur honnête et juste — qui ressens si noblement l’outrage fait à ton ami, — tu m’apprends mon devoir !… Mignonne, votre bien-aimé est mort, — et votre heure maudite approche… Prostituée, j’arrive ! le charme de tes yeux est effacé de mon cœur. — Il faut à ton lit, souillé de luxure, la tache de sang de la luxure !

Il sort.

Entrent Lodovico et Gratiano. Ils se tiennent à distance.

CASSIO.
— Holà !… pas une patrouille ! pas un passant ! Au meurtre ! au meurtre !

GRATIANO.
— C’est quelque malheur. Ce cri est bien déchirant.

CASSIO.
— Oh, du secours !

LODOVICO.
Écoutez.

RODERIGO.
Ô misérable scélérat !

LODOVICO.
— Deux ou trois voix gémissantes ! Quelle nuit épaisse ! — C’est peut-être un piége. Il serait imprudent, croyez-moi, — d’accourir aux cris sans avoir du renfort.

RODERIGO.
— Personne ne vient ! Vais-je donc saigner à mort ?

Entre Iago, en vêtement de nuit, une torche à la main.

LODOVICO.
— Écoutez !

GRATIANO.
— Voici quelqu’un qui vient en chemise avec une lumière et des armes.

IAGO.
— Qui est là ? D’où partent ces cris : Au meurtre ?

LODOVICO, à Iago.
— Nous ne savons.

IAGO, à Lodovico.
Est-ce que vous n’avez pas entendu crier ?

CASSIO.
— Ici ! ici ! Au nom du ciel ! secourez-moi !

IAGO.
Que se passe-t-il ?

GRATIANO, à Lodovico.
— C’est l’enseigne d’Othello, il me semble.

LODOVICO.
— Lui-même, en vérité : un bien vaillant compagnon !

IAGO, se penchant sur Cassio.
— Qui êtes-vous, vous qui criez si douloureusement ?

CASSIO.
— Iago ! Oh ! je suis massacré, anéanti par des misérables ! — Porte-moi secours.

IAGO.
— Ah ! mon Dieu ! lieutenant ! quels sont les misérables qui ont fait ceci ?

CASSIO.
— Je pense que l’un d’eux est à quelques pas, — et qu’il ne peut se sauver.

IAGO.
Oh ! les misérables traîtres !

À Lodovico et à Gratiano.
— Qui êtes-vous, là ? Approchez et venez au secours.

RODERIGO.
— Oh ! secourez-moi ! ici !

CASSIO.
— Voilà l’un d’eux.

IAGO.
Oh ! misérable meurtrier ! Oh ! scélérat !

Il poignarde Roderigo.

RODERIGO.
— Oh ! damné Iago ! Oh ! chien inhumain !… Oh ! oh ! oh !

Il meurt.

IAGO.
— Tuer les gens dans les ténèbres ! Où sont tous ces sanglants bandits ? — Comme la ville est silencieuse ! Holà ! Au meurtre ! au meurtre !

À Lodovico et à Gratiano.
— Qui donc êtes-vous, vous autres ? Êtes-vous hommes de bien ou de mal ?

LODOVICO.
— Jugez-nous à l’épreuve.

IAGO.
Le seigneur Lodovico !

LODOVICO.
— Lui-même, monsieur.

IAGO.
J’implore votre indulgence : voici Cassio blessé — par des misérables.

GRATIANO.
Cassio ?

IAGO, penché sur Cassio.
Comment cela va-t-il, frère ?

CASSIO.
— Ma jambe est coupée en deux.

IAGO.
Oh ! à Dieu ne plaise ! — De la lumière, messieurs ! Je vais bander la plaie avec ma chemise.

Des gens portant des torches s’approchent. Iago bande la blessure de Cassio.

Entre Bianca.

BIANCA.
— Que se passe-t-il ? ho ! qui a crié ?

IAGO.
— Qui a crié ?

BIANCA, se précipitant sur Cassio.
— Ô mon cher Cassio ! mon bien-aimé Cassio ! Ô Cassio ! Cassio ! Cassio !

IAGO.
— Ô insigne catin !… Cassio, pouvez-vous soupçonner — qui peuvent être ceux qui vous ont ainsi mutilé ?

CASSIO.
Non.

GRATIANO, à Cassio.
— Je suis désolé de vous trouver dans cet état : j’étais allé à votre recherche.

IAGO.
— Prêtez-moi une jarretière… Bien. Oh ! un brancard — pour le transporter doucement d’ici !

BIANCA.
— Hélas ! il s’évanouit !… Ô Cassio ! Cassio ! Cassio !

IAGO.
— Messieurs, je soupçonne cette créature — d’avoir pris part à ce crime… — Un peu de patience, mon brave Cassio !… Allons ! allons ! — Éclairez-moi. Voyons !

S’avançant vers Roderigo.

Reconnaissons-nous ce visage ou non ? — Hélas ! mon ami, mon cher compatriote ! — Roderigo !… Non… Si ! pour sûr ! Ô ciel ! c’est Roderigo !

GRATIANO.
— Quoi ! Roderigo de Venise !

IAGO.
— Lui-même, monsieur ; le connaissiez-vous ?

GRATIANO.
Si je le connaissais ! Certes.

IAGO.
— Le seigneur Gratiano !… J’implore votre bienveillant pardon. — Ces sanglantes catastrophes doivent excuser — mon manque de forme à votre égard.

GRATIANO.
Je suis content de vous voir.

IAGO.
— Comment êtes-vous, Cassio ? Oh ! un brancard ! un brancard !

GRATIANO.
Roderigo !

IAGO.
— Lui ! lui ! c’est bien lui !

On apporte un brancard.
Oh ! à merveille ! Le brancard !…

Montrant les porteurs.
— Que ces braves gens l’emportent d’ici avec le plus grand soin. — Moi, je vais chercher le chirurgien du général…

À Bianca, qui sanglote.
Quant à vous, mistress, épargnez-vous toute cette peine.

Montrant Roderigo.
Celui qui est là gisant, Cassio, — était mon ami cher. Quelle querelle y avait-il donc entre vous ?

CASSIO.
— Nulle au monde. Je ne connais pas l’homme.

IAGO, à Bianca.
Eh bien ! comme vous êtes pâle !…

Aux porteurs.
Oh ! Emportez-le du grand air.

On emporte Cassio et Roderigo.

À Gratiano et à Lodovico.
— Restez, mes bons messieurs. Comme vous êtes pâle, petite dame !…

Montrant Bianca.
— Remarquez-vous l’effarement de son regard ?

À Bianca.
— Si vous êtes déjà si atterrée, nous en saurons davantage tout à l’heure… — Observez-la bien ; je vous prie, ayez l’œil sur elle. — Voyez-vous, messieurs ? Le crime parlera toujours, — même quand les langues seraient muettes.

Entre Émilia.

ÉMILIA.
— Hélas ! qu’y a-t-il ? Qu’y a-t-il donc, mon mari ?

IAGO.
— Cassio a été attaqué ici dans les ténèbres — par Roderigo et des drôles qui se sont échappés. — Il est presque tué, et Roderigo est mort.

ÉMILIA.
— Hélas, bon seigneur ! Hélas, bon Cassio !

IAGO.
— Voilà ce que c’est que de courir les filles… Je t’en prie, Emilia, — va demander à Cassio où il a soupé cette nuit.

À Bianca.
Quoi ! Est-ce que cela vous fait trembler ?

BIANCA.
— Il a soupé chez moi, mais cela ne me fait pas trembler.

IAGO.
— Ah ! il a soupé chez vous ! Je vous somme de venir avec moi.

ÉMILIA.
— Infamie ! Infamie sur toi, prostituée !

BIANCA.
— Je ne suis pas une prostituée ; j’ai une vie aussi honnête — que vous qui m’insultez.

ÉMILIA.
Que moi ! Fi ! infamie sur toi !

IAGO.
— Gracieux seigneurs, allons-nous voir panser le pauvre Cassio ? — Venez, petite dame, il va falloir nous en conter d’autres. — Émilia, courez à la citadelle — dire à Monseigneur et à Madame ce qui est arrivé… — Partons, je vous prie.

À part.
Voici la nuit qui doit faire ma fortune ou ma ruine.

Tous sortent.


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