(Venise. La salle du conseil.) Le Doge et les sénateurs sont assis autour d’une table. Au fond se tiennent les officiers de service.
LE DOGE.
— Il n’y a pas dans ces nouvelles assez d’harmonie — pour y croire.
PREMIER SÉNATEUR.
En effet, elles sont en contradiction. — Mes lettres disent cent sept galères.
LE DOGE.
— Et les miennes, cent quarante.
DEUXIÈME SÉNATEUR.
Et les miennes, deux cents. — Bien qu’elles ne s’accordent pas sur le chiffre exact — (vous savez que les rapports fondés sur des conjectures — ont souvent des variantes), elles confirment toutes — le fait d’une flotte turque se portant sur Chypre.
LE DOGE.
— Oui ! Cela suffit pour former notre jugement. — Je ne me laisse pas rassurer par les contradictions, — et je vois le fait principal prouvé — d’une terrible manière.
UN MATELOT, au dehors.
Holà ! holà ! holà !
Entre un officier suivi d’un matelot.
L’OFFICIER.
— Un messager des galères !
LE DOGE.
Eh bien ! qu’y a-t-il ?
LE MATELOT.
— L’expédition turque appareille pour Rhodes ; — c’est ce que je suis chargé d’annoncer au gouvernement — par le seigneur Angelo.
LE DOGE, aux sénateurs.
Que dites-vous de ce changement ?
PREMIER SÉNATEUR.
Il n’a pas de motif — raisonnable. C’est une feinte — pour détourner notre attention. Considérons — la valeur de Chypre pour le Turc ; — comprenons seulement — que cette île est pour le Turc plus importante que Rhodes, — et qu’elle lui est en même temps plus facile à emporter, — puisqu’elle n’a ni l’enceinte militaire — ni aucun moyen de défense — dont Rhodes est investie : songeons à cela, — et nous ne pourrons pas croire que le Turc fasse la faute — de renoncer à la conquête qui l’intéresse le plus — et de négliger une attaque d’un succès facile — pour provoquer et risquer un danger sans profit.
LE DOGE.
— Non, à coup sûr, ce n’est pas à Rhodes qu’il en veut.
UN OFFICIER.
— Voici d’autres nouvelles.
Entre un Messager.
LE MESSAGER.
— Révérends et gracieux seigneurs, les Ottomans, — après avoir gouverné tout droit sur l’île de Rhodes, — ont été ralliés là par une flotte de réserve.
PREMIER SÉNATEUR.
— C’est ce que je pensais… Combien de bâtiments, à votre calcul ?
LE MESSAGER.
— Trente voiles. Maintenant ils reviennent — sur leur route et dirigent manifestement — leur expédition sur Chypre… Le seigneur Montano, — votre fidèle et très-vaillant serviteur, — prend la respectueuse liberté de vous en donner avis, — et vous prie de le croire.
LE DOGE.
— Il est donc certain que c’est contre Chypre ! — Est-ce que Marcus Luccicos n’est pas à la ville ?
PREMIER SÉNATEUR.
— Il est maintenant à Florence.
LE DOGE.
— Écrivez-lui de notre part de revenir, au train de poste.
PREMIER SÉNATEUR.
— Voici venir Brabantio et le vaillant More.
Entrent Brabantio, Othello, Iago, Roderigo et des officiers.
LE DOGE.
— Vaillant Othello, nous avons à vous employer sur-le-champ — contre l’ennemi commun, l’Ottoman.
À Brabantio.
— Je ne vous voyais pas : soyez le bienvenu, noble seigneur. — Vos conseils et votre aide nous ont manqué cette nuit.
BRABANTIO.
— Et à moi les vôtres. Que votre Grâce me pardonne ! — Ce ne sont ni mes fonctions ni les nouvelles publiques — qui m’ont tiré de mon lit. L’intérêt général — n’a pas de prise sur moi en ce moment : car la douleur privée — ouvre en moi ses écluses avec tant de violence — qu’elle engloutit et submerge les autres soucis — dans son invariable plénitude.
LE DOGE.
De quoi s’agit-il donc ?
BRABANTIO.
— Ma fille ! Ô ma fille !
UN SÉNATEUR.
Morte ?
BRABANTIO.
Oui, morte pour moi. — On l’a abusée ! on me l’a volée ! on l’a corrompue — à l’aide de talismans et d’élixirs achetés à des charlatans. — Car, qu’une nature s’égare si absurdement, — n’étant ni défectueuse, ni aveugle, ni boiteuse d’intelligence, — ce n’est pas possible sans sorcellerie…
LE DOGE.
— Quel que soit celui qui, par d’odieux procédés, — a ainsi ravi votre fille à elle-même — et à vous, voici le livre sanglant de la loi. — Vous en lirez vous-même la lettre rigoureuse, — et vous l’interpréterez à votre guise : oui, quand mon propre fils — serait accusé par vous !
BRABANTIO.
Je remercie humblement votre Grâce. — Voici l’homme ; c’est ce More que, paraît-il, — votre mandat spécial a, pour des affaires d’État, — appelé ici.
LE DOGE ET LES SÉNATEURS.
Lui ! nous en sommes désolés.
LE DOGE, à Othello.
— Qu’avez-vous, de votre côté, à répondre à cela ?
BRABANTIO.
Rien, sinon que cela est.
OTHELLO.
— Très-puissants, très-graves et très-révérends seigneurs, — mes nobles et bien-aimés maîtres, — j’ai enlevé la fille de ce vieillard, — c’est vrai, comme il est vrai que je l’ai épousée : — voilà le chef de mon crime ; vous le voyez de front, — dans toute sa grandeur. Je suis rude en mon langage, — et peu doué de l’éloquence apprêtée de la paix. — Car, depuis que ces bras ont leur moelle de sept ans, — ils n’ont cessé, excepté depuis ces neuf mois d’inaction, — d’employer dans le camp leur plus précieuse activité ; — et je sais peu de chose de ce vaste monde — qui n’ait rapport aux faits de guerre et de bataille. — Aussi, embellirai-je peu ma cause — en la plaidant moi-même. Pourtant, avec votre gracieuse autorisation, — je vous dirai sans façon et sans fard — l’histoire entière de mon amour, et par quels philtres, — par quels charmes, par quelles conjurations, par quelle puissante magie — (car ce sont les moyens dont on m’accuse) — j’ai séduit sa fille.
BRABANTIO.
Une enfant toujours si modeste, — d’une nature si douce et si paisible — qu’au moindre mouvement — elle rougissait d’elle-même ! Devenir, en dépit de la nature, — de son âge, de son pays, de sa réputation, de tout, — amoureuse de ce qu’elle avait peur de regarder ! — Il n’y a qu’un jugement difforme et très-imparfait — pour déclarer que la perfection peut faillir ainsi — contre toutes les lois de la nature ; il faut forcément — conclure à l’emploi des maléfices infernaux — pour expliquer cela. J’affirme donc, encore une fois, — que c’est à l’aide de mixtures toutes-puissantes sur le sang — ou de quelque philtre enchanté à cet effet — qu’il a agi sur elle.
LE DOGE.
Affirmer cela n’est pas le prouver. — Des témoignages plus certains et plus évidents — que ces maigres apparences et que ces pauvres vraisemblances — d’une probabilité médiocre, doivent être produits contre lui.
PREMIER SÉNATEUR.
— Mais parlez, Othello. — Est-ce par des moyens équivoques et violents — que vous avez dominé et empoisonné les affections de cette jeune fille ? — ou bien n’avez-vous réussi que par la persuasion et par ces loyales requêtes — qu’une âme soumet à une âme ?
OTHELLO.
Je vous en conjure, — envoyez chercher la dame au Sagittaire, — et faites-la parler de moi devant son père. — Si vous me trouvez coupable dans son récit, — que non seulement votre confiance et la charge que je tiens de vous — me soient retirées, mais que votre sentence — retombe sur ma vie même !
LE DOGE.
Qu’on envoie chercher Desdémona !
OTHELLO, à Iago.
— Enseigne, conduisez-les : vous connaissez le mieux l’endroit.
Iago et quelques officiers sortent.
— En attendant qu’elle vienne, je vais, aussi franchement que — je confesse au ciel les faiblesses de mon sang, — expliquer nettement à votre grave auditoire — comment j’ai obtenu l’amour de cette belle personne, — et comment elle, le mien.
LE DOGE.
— Parlez, Othello.
OTHELLO.
— Son père m’aimait ; il m’invitait souvent, — il me demandait l’histoire de ma vie, — année par année, les batailles, les siéges, les hasards — que j’avais traversés. — Je parcourus tout, depuis les jours de mon enfance — jusqu’au moment même où il m’avait prié de raconter. — Alors je parlai de chances désastreuses, — d’aventures émouvantes sur terre et sur mer, — de morts esquivées d’un cheveu sur la brèche menaçante, — de ma capture par l’insolent ennemi, — de ma vente comme esclave, de mon rachat — et de ce qui suivit. Dans l’histoire de mes voyages, — des antres profonds, des déserts arides, — d’âpres fondrières, des rocs et des montagnes dont la cime touche le ciel — s’offraient à mon récit : je les y plaçai. — Je parlai des cannibales qui s’entre-dévorent, — des anthropophages et des hommes qui ont la tête — au-dessous des épaules. Pour écouter ces choses, — Desdémona montrait une curiosité sérieuse ; — quand les affaires de la maison l’appelaient ailleurs, — elle les dépêchait toujours au plus vite, — et revenait, et de son oreille affamée — elle dévorait mes paroles. Ayant remarqué cela, — je saisis une heure favorable, et je trouvai moyen — d’arracher du fond de son cœur le souhait — que je lui fisse la narration entière de mes explorations, qu’elle ne connaissait que par des fragments sans suite. — J’y consentis, et souvent je lui dérobai des larmes, quand je parlai de quelque catastrophe — qui avait frappé ma jeunesse. Mon histoire terminée, — elle me donna pour ma peine un monde de soupirs ; — elle jura qu’en vérité cela était étrange, plus qu’étrange, — attendrissant, prodigieusement attendrissant ; — elle eût voulu ne pas l’avoir entendu, mais elle eût voulu aussi — que le ciel eût fait pour elle un pareil homme ! Elle me remercia, — et me dit que, si j’avais un ami qui l’aimait, — je lui apprisse seulement à répéter mon histoire, — et que cela suffirait à la charmer. — Sur cette insinuation, je parlai : — elle m’aimait pour les dangers que j’avais traversés, — et je l’aimais pour la sympathie qu’elle y avait prise. — Telle est la sorcellerie dont j’ai usé… — Mais voici ma dame qui vient ; qu’elle-même en dépose !
Entrent Desdémona, Iago et les officiers de l’escorte.
LE DOGE.
— Il me semble qu’une telle histoire séduirait ma fille même. — Bon Brabantio, — réparez aussi bien que possible cet éclat. — Il vaut encore mieux se servir d’une arme brisée — que de rester les mains nues.
BRABANTIO.
De grâce, écoutez-la ! — Si elle confesse qu’elle a fait la moitié des avances, — que la ruine soit sur ma tête si mon injuste blâme — tombe sur cet homme !… Approchez, gentille donzelle ! — Distinguez-vous dans cette noble compagnie — celui à qui vous devez le plus d’obéissance ?
DESDÉMONA.
Mon noble père, — je vois ici un double devoir pour moi. — À vous je dois la vie et l’éducation, — et ma vie et mon éducation m’apprennent également — à vous respecter. Vous êtes mon seigneur selon le devoir… — Jusque-là je suis votre fille.
Montrant Othello.
Mais voici mon mari ! — Et autant ma mère montra de dévouement — pour vous, en vous préférant à son père même, — autant je prétends en témoigner — légitimement au More, mon seigneur.
BRABANTIO.
— Dieu soit avec vous ! J’ai fini.
Au doge.
— Plaise à votre Grâce de passer aux affaires d’État… Que n’ai-je adopté un enfant plutôt que d’en faire un !…
À Othello.
— Approche, More. Je te donne de tout mon cœur ce — que je t’aurais, si tu ne le possédais déjà, refusé — de tout mon cœur.
À Desdémona.
Grâce à toi, mon bijou, — je suis heureux dans l’âme de n’avoir pas d’autres enfants ; — car ton escapade m’eût appris à les tyranniser — et à les tenir à l’attache… J’ai fini, monseigneur.
LE DOGE.
— Laissez-moi parler à votre place, et placer une maxime — qui serve à ces amants de degré, de marchepied — pour remonter à votre faveur. — Une fois irrémédiables, les maux sont terminés — par la vue du pire qui put nous inquiéter naguère. — Gémir sur un malheur passé et disparu — est le plus sûr moyen d’attirer un nouveau malheur. — Lorsque la fortune nous prend ce que nous ne pouvons garder, — la patience rend son injure dérisoire. — Le volé qui sourit dérobe quelque chose au voleur. — C’est se voler soi-même que dépenser une douleur inutile.
BRABANTIO.
— Ainsi, que le Turc nous vole Chypre ! — nous n’aurons rien perdu, tant que nous pourrons sourire ! — Il reçoit bien les conseils, celui qui ne reçoit — en les écoutant qu’un soulagement superflu. — Mais celui-là reçoit une peine en même temps qu’un conseil, — qui n’est quitte avec le chagrin qu’en empruntant à la pauvre patience. — Ces sentences, tout sucre ou tout fiel, — ont une puissance fort équivoque. — Les mots ne sont que des mots, et je n’ai jamais ouï dire — que dans un cœur meurtri on pénétrât par l’oreille… — Je vous en prie humblement, procédons aux affaires de l’État.
LE DOGE.
Le Turc se porte sur Chypre avec un armement considérable. Othello, les ressources de cette place sont connues de vous mieux que de personne. Aussi, quoique nous ayons là un lieutenant d’une capacité bien prouvée, l’opinion, cette arbitre souveraine des décisions, vous adresse son appel de suprême confiance. Il faut donc que vous vous résigniez à assombrir l’éclat de votre nouvelle fortune par les orages de cette rude expédition.
OTHELLO.
— Très graves sénateurs, ce tyran, l’habitude, — a fait de la couche de la guerre, couche de pierre et d’acier, — le lit de plume le plus doux pour moi. Je le déclare, — je ne trouve mon activité, mon énergie naturelle, — que dans une vie dure. Je me charge — de cette guerre contre les Ottomans. — En conséquence, humblement incliné devant votre gouvernement, — je demande pour ma femme une situation convenable, — les priviléges et le traitement dus à son rang, avec une résidence et un train — en rapport avec sa naissance.
LE DOGE.
Si cela vous plaît, elle peut aller chez son père.
BRABANTIO.
— Je n’y consens pas.
OTHELLO.
Ni moi.
DESDÉMONA.
— Ni moi. Je n’y voudrais pas résider, — de peur de provoquer l’impatience de mon père — en restant sous ses yeux. Très-gracieux doge, — prêtez à mes explications une oreille indulgente, — et laissez-moi trouver dans votre suffrage une charte — qui protège ma faiblesse.
LE DOGE.
Que désirez-vous, Desdémona ?
DESDÉMONA.
— Si j’ai aimé le More assez pour vivre avec lui, — ma révolte éclatante et mes violences à la destinée — peuvent le trompetter au monde. Mon cœur — est soumis au caractère même de mon mari. — C’est dans le génie d’Othello que j’ai vu son visage ; — et c’est à sa gloire et à ses vaillantes qualités — que j’ai consacré mon âme et ma fortune. Aussi, chers seigneurs, si l’on me laissait ici, — chrysalide de la paix, tandis qu’il part pour la guerre, — on m’enlèverait les épreuves pour lesquelles je l’aime, — et je subirais un trop lourd intérim — par sa chère absence. Laissez-moi partir avec lui !
OTHELLO.
— Vos voix, seigneurs ! Je vous en conjure, laissez à sa volonté — le champ libre. Si je vous le demande, — ce n’est pas pour flatter le goût de ma passion, — ni pour assouvir l’ardeur de nos jeunes amours — dans ma satisfaction personnelle, — mais bien pour déférer généreusement à son vœu. — Que le ciel défende vos bonnes âmes de cette pensée — que je négligerai vos sérieuses et grandes affaires quand — elle sera près de moi, — si jamais, dans ses jeux volages, — Cupidon ailé émoussait par une voluptueuse langueur — mes facultés spéculatives et actives, — si jamais les plaisirs corrompaient et altéraient mes devoirs, — que les ménagères fassent un chaudron de mon casque, — et que tous les outrages et tous les affronts conjurés — s’attaquent à mon renom !
LE DOGE.
— Décidez entre vous — si elle doit partir ou rester. L’affaire crie : hâtez-vous ! — Votre promptitude doit y répondre. Il faut que vous soyez en route cette nuit.
DESDÉMONA.
— Cette nuit, monseigneur ?
LE DOGE.
Cette nuit même.
OTHELLO.
De tout mon cœur.
LE DOGE, aux sénateurs.
— À neuf heures du matin, nous nous retrouverons ici. — Othello, laissez derrière vous un officier : — il vous portera notre brevet — et toutes les concessions de titres et d’honneurs — qui vous importent.
OTHELLO.
— S’il plaît à votre Grâce, ce sera mon enseigne, — un homme de probité et de confiance. — C’est lui que je charge d’escorter ma femme — et de me remettre tout ce que votre gracieuse Seigneurie jugera nécessaire — de m’envoyer.
LE DOGE.
— Soit !… Bonne nuit à tous !
À Brabantio.
Eh ! Noble signor, — s’il est vrai que la vertu a tout l’éclat de la beauté, — vous avez un gendre plus brillant qu’il n’est noir.
PREMIER SÉNATEUR.
— Adieu, brave More ! Rendez heureuse Desdémona.
BRABANTIO.
— Veille sur elle, More. Aie l’œil prompt à tout voir. — Elle a trompé son père ; elle pourrait bien te tromper.
Le doge, les sénateurs et les officiers sortent.
OTHELLO.
— Ma vie, sur sa foi !… Honnête Iago, — il faut que je te laisse ma Desdémona ; — mets, je te prie, ta femme à son service, — et amène-les au premier moment favorable. — Viens, Desdémona, je n’ai qu’une — heure d’amour, de loisirs et de soins intérieurs — à passer avec toi. Nous devons obéir au temps.
Othello et Desdémona sortent.
RODERIGO.
Iago !
IAGO.
Que dis-tu, noble cœur ?
RODERIGO.
Que crois-tu que je vais faire ?
IAGO.
Pardieu ! te coucher et dormir.
RODERIGO.
Je vais incontinent me noyer.
IAGO.
Si tu le fais, je ne t’aimerai plus après. Niais que tu es !
RODERIGO.
La niaiserie est de vivre quand la vie est un tourment. Nous avons pour prescription de mourir quand la mort est notre médecin.
IAGO.
Oh ! Le lâche !… Voilà quatre fois sept ans que je considère le monde ; et, depuis que je peux distinguer un bienfait d’une injure, je n’ai jamais trouvé un homme qui sût s’aimer. Avant de pouvoir dire que je vais me noyer pour l’amour de quelque guenon, je consens à être changé en babouin.
RODERIGO.
Que faire ? J’avoue ma honte d’être ainsi épris ; mais il ne dépend pas de ma vertu d’y remédier.
IAGO.
Ta vertu pour une figue ! Il dépend de nous-mêmes d’être d’une façon ou d’une autre. Notre corps est notre jardin, et notre volonté en est le jardinier. Voulons-nous y cultiver des orties ou y semer la laitue, y planter l’hysope et en sarcler le thym, le garnir d’une seule espèce d’herbe ou d’un choix varié, le stériliser par la paresse ou l’engraisser par l’industrie ? Eh bien ! Le pouvoir de tout modifier souverainement est dans notre volonté. Si la balance de la vie n’avait pas le plateau de la raison pour contre-poids à celui de la sensualité, notre tempérament et la bassesse de nos instincts nous conduiraient aux plus fâcheuses conséquences. Mais nous avons la raison pour refroidir nos passions furieuses, nos élans charnels, nos désirs effrénés. D’où je conclus que ce que vous appelez l’amour n’est qu’une végétation greffée ou parasite.
RODERIGO.
Impossible !
IAGO.
L’amour n’est qu’une débauche du sang et une concession de la volonté. Allons, sois un homme. Te noyer, toi ! On noie les chats et leur portée aveugle. J’ai fait profession d’être ton ami et je m’avoue attaché à ton service par des câbles d’une ténacité durable. Or, je ne pourrai jamais t’assister plus utilement qu’à présent… Mets de l’argent dans ta bourse, suis l’expédition, altère ta physionomie par une barbe usurpée… Je le répète, mets de l’argent dans ta bourse… Il est impossible que Desdémona conserve longtemps son amour pour le More… Mets de l’argent dans ta bourse… et le More son amour pour elle. Le début a été violent, la séparation sera à l’avenant, tu verras !… Surtout mets de l’argent dans ta bourse… Ces Mores ont la volonté changeante… Remplis bien ta bourse… La nourriture, qui maintenant est pour lui aussi savoureuse qu’une grappe d’acacia, lui sera bientôt aussi amère que la coloquinte. Quant à elle, si jeune, il faut bien qu’elle change. Dès qu’elle se sera rassasiée de ce corps-là, elle reconnaîtra l’erreur de son choix. Il faut bien qu’elle change, il le faut !… Par conséquent, mets de l’argent dans ta bourse. Si tu dois absolument te damner, trouve un moyen plus délicat que de te noyer : réunis tout l’argent que tu pourras. Si la sainteté d’un serment fragile échangé entre un aventurier barbare et une rusée Vénitienne n’est pas chose trop dure pour mon génie et pour toute la tribu de l’enfer, tu jouiras de cette femme : aussi trouve de l’argent. Peste soit de la noyade ! Elle est bien loin de ton chemin. Cherche plutôt à te faire pendre après ta jouissance obtenue qu’à aller te noyer avant.
RODERIGO.
Te dévoueras-tu à mes espérances, si je me rattache à cette solution ?
IAGO.
Tu es sûr de moi. Va, trouve de l’argent. Je te l’ai dit souvent et je te le redis : je hais le More. Mes griefs m’emplissent le cœur ; tes raisons ne sont pas moindres. Liguons-nous pour nous venger de lui. Si tu peux le faire cocu, tu te donneras un plaisir, et à moi une récréation. Il y a dans la matrice des heures bien des événements dont elles accoucheront. En campagne ! Va, munis-toi d’argent. Demain nous reparlerons de ceci. Adieu.
RODERIGO.
Où nous reverrons-nous dans la matinée ?
IAGO.
À mon logis.
RODERIGO.
Je serai chez toi de bonne heure.
IAGO.
Bon ! Adieu. M’entendez-vous bien, Roderigo ?
RODERIGO.
Que dites-vous ?
IAGO.
Plus de noyade ! entendez-vous ?
RODERIGO.
Je suis changé. Je vais vendre toutes mes terres.
IAGO.
Bon ! Adieu. Remplissez bien votre bourse.
Roderigo sort.
IAGO, seul.
— Voilà comment je fais toujours ma bourse de ma dupe. — Car ce serait profaner le trésor de mon expérience — que de dépenser mon temps avec une pareille bécasse — sans en retirer plaisir et profit. Je hais le More. — On croit de par le monde qu’il a, entre ses draps, — rempli son office d’époux. J’ignore si c’est vrai ; — mais, moi, sur un simple soupçon de ce genre, — j’agirai comme sur la certitude. Il fait cas de moi. — Je n’en agirai que mieux sur lui pour ce que je veux… — Cassio est un homme convenable… Voyons maintenant… — Obtenir sa place et donner pleine envergure à ma vengeance : — coup double ! Comment ? comment ? Voyons… Au bout de quelque temps, faire croire à Othello — que Cassio est trop familier avec sa femme. — Cassio a une personne, des manières caressantes, qui — prêtent au soupçon ; il est bâti pour rendre les femmes infidèles. — Le More est une nature franche et ouverte — qui croit honnêtes les gens, pour peu qu’ils le paraissent ; — il se laissera mener par le nez aussi docilement — qu’un âne. — Je tiens le plan : il est conçu. Il faut que l’enfer et la nuit — produisent à la lumière du monde ce monstrueux embryon !
Il sort.
Dans une salle du conseil à Venise, le Doge et les sénateurs discutent de nouvelles inquiétantes concernant une flotte turque menaçant Chypre. Les informations reçues sont contradictoires, mais tous s’accordent sur le fait qu’un danger imminent pèse sur l’île. Alors qu’un matelot annonce que les Ottomans visent Rhodes, les sénateurs remettent en question cette stratégie, estimant que Chypre est une cible plus précieuse et vulnérable. Le Doge conclut que l’ennemi doit en effet s’attaquer à Chypre.
L’arrivée d’un messager confirme que le but des Ottomans est bien Chypre. Le Doge demande à Othello, un général respecté, de diriger les efforts contre cette menace. Brabantio, un noble présent, fait part de son chagrin à propos de sa fille, Desdémona, qu’il accuse d’avoir été corrompue par Othello, le l'accusant de sorcellerie pour en avoir gagné l’amour. Othello défend son amour pour Desdémona, expliquant que c’est grâce à des récits de ses aventures qu’elle est tombée amoureuse de lui, et il demande à Desdémona de témoigner en sa faveur.
Desdémona affirme son amour pour Othello et explique qu’elle a choisi de l’épouser de son plein gré. Brabantio, bien que troublé, finit par accepter cette union. Othello demande aux sénateurs de permettre à Desdémona de l'accompagner dans la guerre contre les Ottomans, affirmant que cela ne nuira pas à ses obligations militaires.
Le Doge confirme que Desdémona peut partir avec Othello, ce que tous approuvent. Dans un autre coin, Roderigo, amoureux de Desdémona, se confie à Iago, son ami, qui le persuade de ne pas se noyer mais plutôt de trouver un moyen de récupérer l'affection de Desdémona. Iago, manigance, envenime la situation en projetant de se venger d'Othello, qu'il déteste, en exploitant les prétendues faiblesses de ce dernier dans sa relation avec Desdémona.
Iago se promet de manipuler la situation à son avantage en insinuant que Cassio, un autre lieutenant, entretient une relation trop proche avec Desdémona afin de semer le doute et la discorde entre Othello et sa femme. Sa machination commence à se mettre en place, promettant des intrigues, des tromperies et des conflits à venir.
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