ACTE III - Scène V



(MAD. DURU, sortant d'un côté avec MARTHE ; LE MARQUIS, sortant de l'autre avec ERISE ; m. DURU, M. GRIPON, DAMIS)

Mad. Duru
dans le fond Mon carrosse est-il prêt ?
D'où vient donc tout ce bruit ?

Le Marquis
Ah ! je vois ce que c'est.

Marthe
C'est mon questionneur.

Le Marquis
Oui, c'est ce vieux visage, Qui semblait si surpris de notre mariage.

Mad. Duru
Qui donc ?

Le Marquis
De votre époux il dit qu'il est agent.

M. Duru
(en colère se retournant.)
Oui, c'est moi.

Marthe
Cet agent paraît peu patient.

Mad. Duru
(avançant.)
Ah, que vois-je ! quels traits ! c'est lui-même, & mon ame.,

M. Duru
Voilà donc à la fin ma coquine de femme !
Oh ! comme elle est changée ! elle, n'a plus, ma foi, De quoi raccommoder ses fautes près de moi.

Mad. Duru
Quoi ! c'est vous, mon mari, mon cher époux ?.

Damis, erise, le marquis
(ensemble.)
Mon père !

Mad. Duru
Daignez jetter, Monsieur, un regard moins sévère Sur moi, sur mes enfans, qui font à vos genoux.

Le Marquis
Oh ! pardon ; j'ignorais que vous fussiez chez vous.

M. Duru
Ce matin.

Le Marquis
Excusez, j'en fuis honteux dans l'ame.

Marthe
Et qui vous aurait cru le mari de Madame ?

Damis
A vos pieds.

M. Duru
Fils indigne, apostat du Barreau, Malheureux marié, qui fais ici le beau, Fripon ; c'est donc ainsi que ton père lui-même S'est vû reçu de toi ? C'est ainsi que l'on m'aime.

M. Gripon
C'est la force du fang.

Damis
Je ne fuis pas devin.

Mad. Duru
Pourquoi tant de couroux dans notre heureux dessin ?
Vous retrouvez ici toute votre famille ; Un gendre, un fils bien-né, votre épouse, une fille.
Que voulez-vous de plus ? Faut-il après douze ans, Voir d'un œil de travers sa femme & ses enfans ?

M. Duru
Vous n'êtes point ma femme ; elle était ménagère ; Elle cousait, filait, faisait très maigre chère ;
Et n'eût point à mon bien porté le coup mortel, Par la main d'un filou, nommé maître — d'hôtel ; N'eût point joué, n'eût point ruiné ma famille, Ni d'un maudit Marquis ensorcelé ma nlle ; N'aurait pas à mon fils fait perdre son latin, Et fait d'un Avocat un pimpant aigrefin. j.l'ai Perfide, voilà donc la belle récompense D'un travail de douze ans & de ma confiance.
Des soupers dans la nuit, à midi petit jour !
Auprès de votre lit un oisif de la cour !
Et portant en public le honteux étalage Du rouge enluminé qui peint votre visage ! !
C'efl:ainsi qu'à profit vous placiez mon argent ?
Allons, de cet hôtel qu'on déniche à l'instant, Et qu'on aille m'attendre à son second étage.

Damis
Quel père !

Le Marquis
Quel beau-père !

Erise
Eh ! bon Dieu quel langage !

Mad. Duru
Je puis avoir des torts, vous quelques préjugés.
Modérez — vous de grace, écoutez & jugez.
Alors que la misère à tous deux fut commune, Je me fis des vertus propres à ma fortune ; D'élever vos enfans je pris sur moi les soins ; Je me refusai tout pour leur laisser, du moins, , Une Une éducation qui tînt lieu d'héritage.
Quand vous eûtes acquis, dans votre heureux voyage, Un peu de bien commis à ma fidélité, J'en fus placer le fonds, il est en fûreté.

M. Duru
Oui

Mad. Duru
Votre bien s'accrut ; il servit, en partie, A nous donner à tous une plus douce vie.
Je voulus dans la robe élever votre fils; Il n'y parut pas propre, & je changeai d'avis : Il falait cultiver, non forcer la nature.
Il est né valeureux, vif, mais plein de droiture.
J'ai fait, à ses talens habile à me plier, D'un mauvais Avocat, un très bon Officier.
Avantageusement j'ai marié ma fille : La paix & : les plaisirs régnent dans ma famille ; Nous avons des amis : des Seigneurs sans fracas, Sans vanité, sans airs, & qui n'empruntent pas, Soupent chez nous gaîment & passent la soirée.
La chère est délicate Se toûjours modérée.
Le jeu n'est pas trop fort ; & jamais nos plaisirs Ne nous ont, grace au ciel, causé de repentirs.
De mon premier état je soutins l'indigence ; Avec le même esprit j'use de l'abondance.
On doit compte au public de l'usage du bien, Et qui l'ensevelit est mauvais citoyen ; Il fait tort à l'Etat, il s'en fait à foi — même.
Faut — il, sur son comptoir, l'œil trouble & le teint blême, Manquer du nécessaire, auprès d'un coffre — fort, Pour avoir de quoi vivre un jour après sa mort ?
Ah ! vivez avec nous dans une honnête aisance.
Le prix de nos travaux est dans la jouïssance.
Faites votre bonheur en remplissant nos vœux.
Etre riche n'est rien : le tout est d'être heureux.

M. Duru
Le beau sermon du luxe & de l'intempérance !
Gripon, je souffrirais que pendant mon absence On dispose de tout, de mes biens, de mon fils, De ma fille !

Mad. Duru
Monsieur, je vous en écrivis.
Cette union est fage, & doit vous le paraître.
Vos enfans font heureux, leur père devrait l'être.

M. Duru
Non ; je ferais outré d'être heureux malgré moi.
C'est être heureux en sot de souffrir que chez soi, Femme, fils, gendre, fille ainsi se réj ouïssent.

Mad. Duru
Ah ! qu'à cette union tous vos vœux applaudissent !

M. Duru
Non, non, non, non ; il faut être maître chez soi.

Mad. Duru
Vous le ferez toûjours.

Erise
Ah ! disposez de moi.

Mad. Duru
Nous sommes à vos pieds.

Damis
Tout ici doit vous plaire, Serez — vous inflexible ?

Mad. Duru
Ah ! mon époux !

Damis, Erise
(ensemble.)
Mon père !

M. Duru
Gripon, m'attendrirai — je ?

M. Gripon
Ecoutez, entre nous Ça demande du tems.

Marthe
Vîte, attendrissez —vous : Tous ces gens —là, Monsieur, s'aiment à la folie ; Croyez — moi, mettez — vous aussi de la partie.
Personne n'attendait que vous vinssiez ici.
La maison va fort bien, vous voilà, refiez — y.
Soyez gai comme nous, ou que Dieu vous renvoye.
Nous vous promettons tous de vous tenir en joye.
Rien n'est plus douloureux, comme plus inhumain, Que de gronder tout seul des plaisirs du prochain.

M. Duru
L'impertinente ! Eh bien, qu'en penses — tu, compère ?

M. Gripon
J'ai le cœur un peu dur ; mais après tout que faire ?
La chose est sans remède, & ma Phlipotte aura Cent Avocats pour un si-tôt qu'elle voudra.

Mad. Duru
Eh bien, vous rendez — vous ?'

M. Duru
Çà, mes enfans, ma femme, Je n'ai pas, dans le fond, une si vilaine ame.
Mes enfans font pourvus. Et puisque de son bien, Alors que l'on est mort, on ne peut garder rien, Il faut en dépenser un peu pendant sa vie ; Mais ne mangez pas tout, Madame, je vous prie.

Mad. Duru
Ne craignez rien, vivez, possédez, jouïssez.

M. Duru
Dix fois cent mille francs par vous sont-ils placés ?

Mad. Duru
En contrats, en effets, de la meilleure forte.

M. Duru
En voici donc autant qu'avec moi je rapporte.' (Il veut lui donner son porte — feuille, & le remet dans sa poche.)

Mad. Duru
Rapportez — nous un cœur doux, tendre, généreux : Voilà les millions qui font chers à nos vœux.

M. Duru
Allons donc ; je vois bien qu'il faut, avec confiance ; Prendre enfin mon bonheur du moins en patience.

Autres textes de Voltaire

Oedipe

"Œdipe" de Voltaire est une réinterprétation de la tragédie grecque classique d'Œdipe. Écrite en 1718, cette pièce se concentre sur le roi Œdipe de Thèbes, qui cherche désespérément à élucider...

Le Fanatisme ou Mahomet le Prophète

"Le Fanatisme ou Mahomet le Prophète" est une tragédie de Voltaire écrite en 1739. Cette pièce est une critique du fanatisme religieux et de la manipulation des masses. Elle raconte...

Irène

"Irène" est la dernière tragédie écrite par Voltaire, achevée peu de temps avant sa mort en 1778. Cette pièce historique se déroule à Constantinople en 1453, lors du siège et...

Alzire, ou les Américains

"Alzire, ou les Américains" est une tragédie de Voltaire, écrite en 1736. Cette pièce se déroule au Pérou, à l'époque de la conquête espagnole, et elle explore les thèmes du...

Agathocle

"Agathocle" est une tragédie de Voltaire, écrite en 1777. Cette pièce s'inspire de la vie d'Agathocle (361-289 av. J.-C.), qui fut un tyran et plus tard roi de Syracuse, en...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024