Ils devinrent tous deux très gais, pendant les semaines qui suivirent. Les fiançailles officielles de Chéri les séparaient chaque jour quelques heures, parfois une ou deux nuits. « Il faut donner confiance » affirmait Chéri. Léa, que Mme Peloux écartait de Neuilly, cédait à la curiosité et posait cent questions à Chéri important, lourd de secrets qu’il répandait dès le seuil, et qui jouait à l’escapade chaque fois qu’il retrouvait Léa :
— Mes amis ! criait-il un jour en coiffant de son chapeau le buste de Léa. Mes amis, qu’est-ce qu’on voit au Peloux’s Palace depuis hier !
— Ôte ton chapeau de là, d’abord. Et puis n’invoque pas ta vermine d’amis ici. Qu’est-ce qu’il y a encore ?
Elle grondait, en riant d’avance.
— Y a le feu, Nounoune ! Le feu parmi ces dames ! Marie-Laure et Mame Peloux qui se peignent au-dessus de mon contrat !
— Non ?
— Si ! c’est un spectacle magnifique, (Gare les hors-d’œuvre que je te fasse les bras de Mame Peloux…) « Le régime dotal ! le régime dotal ! Pourquoi pas le conseil judiciaire ? C’est une insulte personnelle ! personnelle ! La situation de fortune de mon fils !… Apprenez, Madame… »
— Elle l’appelait Madame ?
— Large comme un parapluie. « Apprenez, Madame, que mon fils n’a pas un sou de dettes depuis sa majorité, et la liste des valeurs achetées depuis mil neuf cent dix représente… » Représente ci, représente ça, représente mon nez, représente mon derrière… Enfin, Catherine de Médicis en plus diplomate, quoi !
Les yeux bleus de Léa brillaient de larmes de rire.
— Ah ! Chéri ! tu n’as jamais été si drôle depuis que je te connais. Et l’autre, la belle Marie-Laure ?
— Elle, oh ! terrible, Nounoune. Cette femme-là doit avoir un quarteron de cadavres derrière elle. Toute en vert jade, ses cheveux roux, sa peau… enfin, dix-huit ans, et le sourire. La trompette de ma mère vénérée ne lui a pas fait bouger un cil. Elle a attendu la fin de la charge pour répondre : « Il vaudrait peut-être mieux, chère Madame, ne pas mentionner trop haut les économies réalisées par votre fils pendant les années mil neuf cent dix et suivantes… »
— Pan, dans l’œil !… dans le tien. Où étais-tu, pendant ce temps-là ?
— Moi ? Dans la grande bergère.
— Tu étais là ?
Elle cessa de rire et de manger.
— Tu étais là ? et qu’est-ce que tu as fait ?
— Un mot spirituel… naturellement. Mame Peloux empoignait déjà un objet de prix pour venger mon honneur, je l’ai arrêtée, sans me lever : « Mère adorée, de la douceur. Imite-moi, imite ma charmante belle-mère, qui est tout miel… et tout sucre. » C’est là-dessus que j’ai eu la communauté réduite aux acquêts.
— Je ne comprends pas.
— Les fameuses plantations de canne que le pauvre petit prince Ceste a laissées par testament à Marie-Laure…
— Oui…
— Faux testament. Famille Ceste très excitée ! Procès possible ! Tu saisis ?
Il jubilait.
— Je saisis, mais comment connais-tu cette histoire ?
— Ah ! voilà. La vieille Lili vient de s’abattre de tout son poids sur le cadet Ceste, qui a dix-sept ans et des sentiments pieux…
— La vieille Lili ? quelle horreur !
— … et le cadet Ceste lui a murmuré cette idylle, parmi des baisers…
— Chéri ! j’ai mal au cœur !
— … et la vieille Lili m’a repassé le tuyau au jour de maman, dimanche dernier. Elle m’adore, la vieille Lili ! Elle est pleine de considération pour moi, parce que je n’ai jamais voulu coucher avec elle !
— Je l’espère bien, soupira Léa. C’est égal…
Elle réfléchissait et Chéri trouva qu’elle manquait d’enthousiasme.
— Hein, dis, je suis épatant ? Dis ?
Il se penchait au-dessus de la table et la nappe blanche, la vaisselle où jouait le soleil l’éclairaient comme une rampe.
— Oui…
« C’est égal, » songeait-elle, « cette empoisonneuse de Marie-Laure l’a proprement traité de barbeau… »
— Il y a du fromage à la crème, Nounoune ?
— Oui…
« … et il n’a pas plus sauté en l’air que si elle lui jetait une fleur… »
— Nounoune, tu me donneras l’adresse ? l’adresse des cœurs à la crème, pour mon nouveau cuisinier que j’ai engagé pour octobre ?
— Penses-tu ! on les fait ici. Un cuisinier, voyez sauce aux moules et vol-au-vent !
« … il est vrai que depuis cinq ans, j’entretiens à peu près cet enfant… Mais il a tout de même trois cent mille francs de rente. Voilà. Est-on un barbeau quand on a trois cent mille francs de rente ? Ça ne dépend pas du chiffre, ça dépend de la mentalité… Il y a des types à qui j’aurais pu donner un demi-million et qui ne seraient pas pour cela des barbeaux… Mais Chéri ? et pourtant, je ne lui ai jamais donné d’argent… Tout de même… »
— Tout de même, éclata-t-elle… elle t’a traité de maquereau !
— Qui ça ?
— Marie-Laure !
Il s’épanouit et eut l’air d’un enfant :
— N’est-ce pas ? n’est-ce pas, Nounoune, c’est bien ça qu’elle a voulu dire ?
— Il me semble !
Chéri leva son verre empli d’un vin de Château-Chalon, coloré comme de l’eau-de-vie :
— Vive Marie-Laure ! Quel compliment, hein ! Et qu’on m’en dise autant quand j’aurai ton âge, je n’en demande pas plus !
— Si ça suffit à ton bonheur…
Elle l’écouta distraitement jusqu’à la fin du déjeuner. Habitué aux demi-silences de sa sage amie, il se contenta des apostrophes maternelles et quotidiennes : « Prends le pain le plus cuit… Ne mange pas tant de mie fraîche… Tu n’as jamais su choisir un fruit… » tandis que, maussade en secret, elle se gourmandait : « Il faudrait pourtant que je sache ce que je veux ! Qu’est-ce que j’aurais voulu ? Qu’il se dresse en pied : « Madame, vous m’insultez ! Madame, je ne suis pas ce que vous croyez ! » Au fond, je suis responsable. Je l’ai élevé à la coque, je l’ai gavé de tout… À qui l’idée serait-elle venue qu’il aurait un jour l’envie de jouer au père de famille ? Elle ne m’est pas venue, à moi ! En admettant qu’elle me soit venue, comme dit Patron « : le sang, c’est le sang ! » Même s’il avait accepté les propositions de Gladys, il n’aurait fait qu’un tour, le sang de Patron, si on avait parlé de marée à portée de ses oreilles. Mais Chéri, il a du sang de Chéri, lui. Il a…
— Qu’est-ce que tu disais, petit ? s’interrompit-elle, je n’écoutais pas.
— Je disais que jamais, tu m’entends, jamais rien ne m’aura fait rigoler comme mon histoire avec Marie-Laure !
« Voilà, » acheva Léa en elle-même, « lui, ça le fait rigoler. »
Elle se leva d’un mouvement las. Chéri passa un bras sous sa taille, mais elle l’écarta.
— C’est quel jour, ton mariage, déjà ?
— Lundi en huit.
Il semblait si innocent et si détaché qu’elle s’effara :
— C’est fantastique !
— Pourquoi fantastique, Nounoune ?
— Tu n’as réellement pas l’air d’y songer !
— Je n’y songe pas, dit-il d’une voix tranquille. Tout est réglé. Cérémonie à deux heures, comme ça on ne s’affole pas pour le grand déjeuner. Five o’clock chez Charlotte Peloux. Et puis les sleepings, l’Italie, les lacs…
— Ça se reporte donc, les lacs ?
— Ça se reporte. Des villas, des hôtels, des autos, des restaurants… Monte-Carlo, quoi !
— Mais elle ! il y a elle…
— Bien sûr, il y a elle. Il n’y a pas beaucoup elle, mais il y a elle.
— Et il n’y a plus moi.
Chéri n’attendait pas la petite phrase et le laissa voir. Un tournoiement maladif des prunelles, une décoloration soudaine de la bouche le défigurèrent. Il reprit haleine avec précaution pour qu’elle ne l’entendît pas respirer et redevint pareil à lui-même :
— Nounoune, il y aura toujours toi.
— Monsieur me comble.
— Il y aura toujours toi, Nounoune… — il rit maladroitement — dès que j’aurai besoin que tu me rendes un service.
Elle ne répondit rien. Elle se pencha pour ramasser une fourche d’écaille tombée et l’enfonça dans ses cheveux en chantonnant. Elle prolongea sa chanson avec complaisance devant un miroir, fière de se dompter si aisément, d’escamoter la seule minute émue de leur séparation, fière d’avoir retenu les mots qu’il ne faut pas dire : « Parle… mendie, exige, suspends-toi… tu viens de me rendre heureuse… »
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