Chéri
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Chapitre XI

Colette

Chapitre XI

Léa rejeta loin d’elle, sur le bureau ouvert, les photographies qu’elle avait tirées de la dernière malle : « Que les gens sont vilains, mon Dieu ! Et elles ont osé me donner ça. Et elles pensent que je vais les mettre en effigie sur ma cheminée, dans un cadre nickelé, peut-être, ou dans un petit portefeuille-paravent ? Dans la corbeille aux papiers, oui, et en quatre morceaux !… »

Elle alla reprendre les photographies, et avant de les déchirer elle y jeta le plus dur regard dont fussent capables ses yeux bleus. Sur un fond noir de carte postale, une forte dame à corset droit voilait ses cheveux, et le bas de ses joues, d’un tulle soulevé par la brise. « À ma chère Léa, en souvenir des heures exquises de Guéthary : Anita. » Au centre d’un carton rugueux comme du torchis, une autre photographie groupait une famille, nombreuse et morne, une sorte de colonie pénitentiaire gouvernée par une aïeule basse sur pattes, fardée, qui élevait en l’air un tambourin de cotillon et posait un pied sur le genou tendu d’une sorte de jeune boucher robuste et sournois.

« Ça ne mérite pas de vivre », décida Léa en cassant le carton-torchis.

Une épreuve non collée qu’elle déroula remit devant elle ce couple âgé de demoiselles provinciales, excentriques, criardes, batailleuses, assises tous les matins sur un banc de promenade méridional, tous les soirs entre un verre de cassis et le carré de soie où elles brodaient un chat noir, un crapaud, une araignée : « À notre jolie fée ! ses petites camarades du Trayas, Miquette et Riquette. »

Léa détruisit ces souvenirs de voyage et passa la main sur son front :

« C’est horrible. Et après celles-là, comme avant celles-là, d’autres, — d’autres qui ressembleront à celles-là. Il n’y a rien à y faire. C’est comme ça. Peut-être que, partout où il y a une Léa, sortent de terre des espèces de Charlotte Peloux, de La Berche, d’Aldonzas, des vieux affreux qui ont été des jeunes beaux, des gens, enfin, des gens impossibles, impossibles, impossibles…

Elle entendit, dans son souvenir récent, des voix qui l’avaient hélée sur des perrons d’hôtel, qui avaient crié vers elle, de loin : « hou-hou ! » sur des plages blondes, et elle baissa le front, d’un mouvement taurin et hostile.

Elle revenait, après six mois, un peu maigrie et amollie, moins sereine. Un tic bougon abaissait parfois son menton sur son col, et des teintures de rencontre avaient allumé dans ses cheveux une flamme trop rouge. Mais son teint, ambré, fouetté par le soleil et la mer, fleurissait comme celui d’une belle fermière et eût pu se passer de fard. Encore fallait-il draper prudemment, sinon cacher tout à fait le cou flétri, cerclé de grands plis où le hâle n’avait pu pénétrer.

Assise, elle s’attardait à des rangements menus et cherchait autour d’elle, comme elle eût cherché un meuble disparu, son ancienne activité, sa promptitude à parcourir son douillet domaine.

— Ah ! ce voyage, soupira-t-elle. Comment ai-je pu… Que c’est fatigant !

Elle fronça les sourcils et fit sa nouvelle moue bougonne, en constatant qu’on avait brisé la vitre d’un petit tableau de Chaplin, une tête de jeune fille, rose et argentée, que Léa trouvait ravissante.

« Et un accroc large comme les deux mains dans le rideau d’application… Et je n’ai encore vu que ça… Où avais-je la tête de m’en aller si longtemps ? Et en l’honneur de qui ?… Comme si je n’aurais pas pu passer mon chagrin ici, bien tranquillement.

Elle se leva pour aller sonner, rassembla les mousselines de son peignoir en s’apostrophant crûment :

— Vieux trottin, va…

La femme de chambre entra, chargée de lingeries et de bas de soie :

— Onze heures, Rose. Et ma figure qui n’est pas faite ! Je suis en retard…

— Madame n’a rien qui la presse. Madame n’a plus ces demoiselles Mégret pour traîner Madame en excursion et venir dès le matin pour cueillir toutes les roses de la maison. Ce n’est plus Monsieur Roland qui fera endêver Madame en lui jetant des petits graviers dans sa chambre…

— Rose, il y a de quoi nous occuper dans la maison. Je ne sais pas si trois déménagements valent un incendie, mais je suis sûre que six mois d’absence valent une inondation. Tu as vu le rideau de dentelle ?

— C’est rien… Madame n’a pas vu la lingerie : des crottes de souris partout et le parquet mangé. Et c’est tout de même bien curieux que je laisse à Émérancie vingt-huit essuie-verres et que j’en retrouve vingt-deux.

— Non ?

— C’est comme je dis à Madame.

Elles se regardèrent avec une indignation égale, attachées toutes deux à cette maison confortable, assourdie de tapis et de soieries, à ses armoires pleines et à ses sous-sols ripolinés. Léa se claque le genou de sa forte main :

— Ça va changer, mon petit ! Si Ernest et Émérancie ne veulent pas leurs huit jours, ils retrouveront les six essuie-verres. Et ce grand idiot de Marcel, tu lui avais bien écrit de revenir ?

— Il est là, Madame.

Prompte à se vêtir, Léa ouvrit les fenêtres et s’accouda pour contempler complaisamment son avenue aux arbres renaissants. Plus de vieilles filles flatteuses et plus de Monsieur Roland, ce lourd et athlétique jeune homme de Cambo…

— Ah ! l’imbécile… soupira-t-elle.

Mais elle pardonnait à ce passant sa niaiserie, et ne lui faisait grief que d’avoir déplu. Dans sa mémoire de femme saine au corps oublieux, Monsieur Roland n’était plus qu’une forte bête un peu ridicule, et qui s’était montrée si maladroite… Léa eût nié, à présent, qu’un flot aveuglant de larmes, — certain soir de pluie où l’averse roulait parfumée sur des géraniums-rosats, — lui avait caché Monsieur Roland, un instant, derrière l’image de Chéri…

La Brève rencontre ne laissait à Léa ni regrets, ni gêne. L’ « imbécile » et sa vieille follette de mère auraient trouvé chez elle, après comme avant, dans la villa louée à Cambo, les goûters bien servis, les rockings sur le balcon de bois, le confort aimable que savait dispenser Léa et dont elle tirait fierté. Mais l’imbécile, blessé, s’en était allé, laissant Léa aux soins d’un raide et bel officier grisonnant qui prétendait épouser « Madame de Lonval ».

— Nos âges, nos fortunes, nos goûts d’indépendance et de mondanité, tout ne nous destine-t-il pas l’un à l’autre ? disait à Léa le colonel resté mince.

Elle riait, elle prenait du plaisir à la compagnie de cet homme assez sec qui mangeait bien et buvait sans se griser. Il s’y trompa, lut dans les beaux yeux bleus, dans le sourire confiant et prolongé de son hôtesse, le consentement qu’elle tardait à donner… Un geste précis marqua la fin de leur amitié commençante, que Léa regretta en s’accusant honnêtement dans son for intérieur.

« C’est ma faute ! On ne traite pas un colonel Ypoustègue, d’une vieille famille basque, comme un Monsieur Roland. Pour l’avoir remisé, je l’ai ce qui s’appelle remisé… Il aurait agi en homme chic et en homme d’esprit s’il était revenu le lendemain, dans son break, fumer un cigare chez moi et lutiner mes vieilles filles…

Elle ne s’avisait pas qu’un homme mûr accepte un congé, mais non pas certains coups d’œil qui le jaugent physiquement, qui le comparent clairement à un autre, à l’inconnu, à l’invisible…

Léa, embrassée à l’improviste, n’avait pas retenu ce terrible et long regard de la femme qui sait à quelles places l’âge impose à l’homme sa flétrissure : des mains sèches et soignées, sillonnées de tendons et de veines, ses yeux remontèrent au menton détendu, au front barré de rides, revinrent cruellement à la bouche prise entre des guillemets de rides… Et toute la distinction de la « baronne de Lonval » creva dans un :

— Ah ! là là !… si outrageant, si explicite et populacier, que le beau colonel Ypoustègue passa le seuil pour la dernière fois.

« Mes dernières idylles » songeait Léa accoudée à la fenêtre. Mais le beau temps parisien, l’aspect de la cour propre et sonore et des lauriers en boules rondes dans leurs caisses vertes, la bouffée tiède et odorante qui s’évadait de la chambre en caressant sa nuque, la remplissaient peu à peu de malice et de bonne humeur. Des silhouettes de femmes passaient, descendant vers le Bois. « Voilà encore les jupes qui changent », constata Léa, « et les chapeaux qui montent ». Elle projeta des visites chez le couturier, chez Lewis, une brusque envie d’être belle la redressa.

— Belle ? Pour qui ? Tiens, pour moi. Et puis, pour vexer la mère Peloux.

Léa n’ignorait pas la fuite de Chéri, mais elle ne savait que sa fuite. Tout en blâmant les procédés de police de Mme Peloux, elle tolérait qu’une jeune vendeuse de modes, qu’elle gâtait, épanchât sa gratitude adroite en potins versés dans l’oreille de Léa pendant l’essayage, ou consignés avec « mille mercis pour les exquis chocolats » en travers d’une grande feuille à en-tête commercial. Une carte postale de la vieille Lili avait rejoint Léa à Cambo, carte postale où la folle aïeule, sans points ni virgules et d’une écriture tremblée, contait une incompréhensible histoire d’amour, d’évasion, de jeune épouse séquestrée à Neuilly…

« Il faisait un temps pareil, se rappela Léa, le matin où je lisais la carte postale de la vieille Lili, dans mon bain, à Cambo… »

Elle revoyait la salle de bains jaune, le soleil dansant sur l’eau et au plafond. Elle entendait les échos de la villa mince et sonore rejeter un grand éclat de rire assez féroce et pas très spontané, le sien, puis les appels qui l’avaient suivi : « Rose !… Rose !… »

Les épaules et les seins hors de l’eau, ressemblant plus que jamais — ruisselante et robuste et son bras magnifique étendu, — à une figure de fontaine, elle agitait au bout de ses doigts le carton humide :

— Rose ! Rose, Chéri… Monsieur Peloux a fichu le camp ! Il a laissé sa femme !

— Madame ne m’en voit pas surprise, disait Rose ; le divorce sera plus gai que le mariage, où ils portaient tous le diable en terre…

Cette journée-là, une hilarité incommode accompagna Léa :

— Ah ! mon poison d’enfant ! Ah ! le mauvais gosse ! Voyez-vous !…

Et elle secouait la tête en riant tout bas, comme fait une mère dont le fils a découché pour la première fois…

Un phaéton verni fila devant la grille, étincela et disparut, presque silencieux sur ses roues caoutchoutées et les pieds fins de ses trotteurs.

— Tiens, Spéleïeff, constata Léa. Brave type. Et voilà Merguilier sur son cheval pie : onze heures. Berthellemy-le-Desséché va suivre et aller dégeler ses os au Sentier de la vertu… C’est curieux ce que les gens peuvent faire la même chose toute la vie. On croirait que je n’ai pas quitté Paris si Chéri était là. Mon pauvre Chéri, c’est fini de lui, à présent. La noce, les femmes, manger à n’importe quelle heure, boire trop… C’est dommage. Qui sait s’il n’aurait pas fait un brave homme, s’il avait seulement eu une bonne petite gueule rose de charcutier et les pieds plats ?…

Elle quitta la fenêtre en frottant ses coudes engourdis, haussa les épaules : « On sauve Chéri une fois, mais pas deux. » Elle polit ses ongles, souffla : « ha » sur une bague ternie, mira de près le rouge mal réussi de ses cheveux et leurs racines blanchissantes, nota quelques lignes sur un carnet. Elle agissait très vite et moins posément que d’habitude, pour lutter contre une atteinte sournoise d’anxiété qu’elle connaissait bien et qu’elle nommait — niant jusqu’au souvenir de son chagrin — son mal de cœur moral. Elle eut envie, en peu d’instants et par saccades, d’une victoria bien suspendue, attelée d’un cheval de douairière, puis d’une automobile extrêmement rapide, puis d’un mobilier de salon directoire. Elle songea même à modifier sa coiffure qu’elle portait haute depuis vingt ans et dégageant la nuque. « Un petit rouleau bas, comme Lavallière ?… Ça me permettrait d’aborder les robes à ceinture lâche de cette année. En somme, avec un régime et mon henné bien refait, je peux prétendre encore à dix, — non, mettons cinq ans, de… »

Un effort la remit en plein bon sens, en plein orgueil lucide.

« Une femme comme moi n’aurait pas le courage de finir ? Allons, allons, nous en avons eu, ma belle, pour notre grade. » Elle toisait la grande Léa debout, les mains aux hanches et qui lui souriait.

« Une femme comme ça ne fait pas une fin dans les bras d’un vieux. Une femme comme ça, qui a eu la chance de ne jamais salir ses mains ni sa bouche sur une créature flétrie !… Oui, la voilà, la « goule » qui ne veut que de la chair fraîche… »

Elle appela dans son souvenir les passants et les amants de sa jeunesse préservée des vieillards, et se trouva pure, fière, dévouée depuis trente années à des jouvenceaux rayonnants ou à des adolescents fragiles.

« Et c’est à moi qu’elle doit beaucoup, cette chair fraîche ! Combien sont-ils à me devoir leur santé, leur beauté, des chagrins bien sains et des laits de poule pour leurs rhumes, et l’habitude de faire l’amour sans négligence et sans monotonie ?… Et j’irais maintenant me pourvoir, pour ne manquer de rien dans mon lit, d’un vieux Monsieur de… de… »

Elle chercha et décida avec une inconscience majestueuse :

« Un vieux Monsieur de quarante ans ? »

Elle essuya l’une contre l’autre ses longues mains bien faites et se détourna dans une volte dégoûtée :

« Pouah ! Adieu tout, c’est plus propre. Allons acheter des cartes à jouer, du bon vin, des marques de bridge, des aiguilles à tricoter, tous les bibelots qu’il faut pour boucher un grand trou, tout ce qu’il faut pour déguiser le monstre — la vieille femme… »

En fait d’aiguilles à tricoter, elle eut maintes robes, et des saut-de-lit comme des nuées à l’aurore. Le pédicure chinois vint une fois la semaine ; la manucure deux fois et la masseuse tous les jours. On vit Léa au théâtre, et avant le théâtre dans des restaurants qu’elle ne fréquentait pas du temps de Chéri.

Elle accepta que des jeunes femmes et leurs amis, que Kühn, son ancien tailleur retiré des affaires, l’invitassent dans leur loge ou à leur table. Mais les jeunes femmes lui témoignèrent une déférence qu’elle ne requérait pas et Kühn l’appela « ma chère amie », à quoi elle lui répondit dès la première agape :

— Kühn, décidément, ça ne vous va pas d’être client.

Elle rejoignit, comme on se réfugie, Patron, arbitre et directeur d’une entreprise de boxe. Mais Patron était marié à une jeune tenancière de bar, petite, terrible et jalouse autant qu’un ratier. Jusqu’à la place d’Italie Léa risqua, pour retrouver le sensible athlète, sa robe couleur de saphir sombre alourdie d’or, ses paradis, ses bijoux imposants, ses cheveux d’acajou neuf. Elle respira l’odeur de sueur, de vinaigre et de térébenthine qu’exhalaient les « espoirs » entraînés par Patron et s’en alla, sûre de ne jamais revoir la salle vaste et basse où sifflait le gaz vert.

Ces essais qu’elle fit pour rentrer dans la vie remuante des désœuvrés lui coûtèrent une fatigue qu’elle ne comprenait pas.

— Qu’est-ce que j’ai donc ?

Elle tâtait ses chevilles un peu gonflées le soir, mirait ses fortes dents à peine menacées de déchaussement, tâtait du poing, comme on percute un tonneau, ses poumons logés au large, son estomac joyeux. Quelque chose d’indicible, en elle, penchait, privé d’un étai absent, et l’entraînait toute entière. La baronne de la Berche, rencontrée dans un « zinc » où elle arrosait, d’un vin blanc de cochers, deux douzaines d’escargots, apprit enfin à Léa le retour de l’enfant prodigue au bercail, et l’aube d’un nouvel astre de miel sur le boulevard d’Inkermann. Léa écouta cette histoire morale avec indifférence. Mais elle pâlit d’une émotion pénible, le jour d’après, en reconnaissant une limousine bleue devant sa grille et Charlotte Peloux qui traversait la cour.

— Enfin ! Enfin ! Je te retrouve ! Ma Léa ! ma grande ! Plus belle que jamais ! Plus mince que l’an dernier ! Attention, ma Léa, pas trop maigrir à nos âges ! Comme ça, mais pas plus ! Et même… Mais quel plaisir de te revoir !

Jamais la voix blessante n’avait paru si douce à Léa. Elle laissait parler Madame Peloux, rendait grâce à ce flot acide qui lui donnait du temps. Elle avait assis Charlotte Peloux dans un fauteuil bas sur pattes, sous la douce lumière du petit salon aux murs de soieries peintes, comme autrefois. Elle-même venait de reprendre machinalement la chaise à dossier raide qui l’obligeait à effacer les épaules et à relever le menton, comme autrefois. Entre elles, la table nappée d’une rugueuse broderie ancienne portait, comme autrefois, la grosse carafe taillée à demi-pleine de vieille eau-de-vie, les verres en calices vibrants, minces comme une feuille de mica, l’eau glacée et les biscuits sablés…

— Ma grande ! On va pouvoir se revoir tranquillement, tranquillement, pleurait Charlotte. Tu connais ma devise : fichez la paix à vos amis quand vous êtes dans les ennuis, ne leur faites part que de votre bonheur. Tout le temps que Chéri a fait l’école buissonnière, c’est exprès que je ne t’ai pas donné signe de vie, tu m’entends ! À présent que tout va bien, que mes enfants sont heureux, je te le crie, je me jette dans tes bras, et nous recommençons notre bonne vie…

Elle s’interrompit, alluma une cigarette, habile à ce genre de suspension autant qu’une actrice :

— … sans Chéri, naturellement.

— Naturellement, acquiesça Léa en souriant.

Elle contemplait, écoutait sa vieille ennemie avec une satisfaction ébahie. Ces grands yeux inhumains, cette bouche bavarde, ce bref corps replet et remuant, tout cela, en face d’elle, n’était venu que pour mettre sa fermeté à l’épreuve, l’humilier comme autrefois, toujours comme autrefois. Mais comme autrefois Léa saurait répondre, mépriser, sourire, se redresser. Déjà ce poids triste qui la chargeait hier et les jours d’avant semblait fondre. Une lumière normale, connue, baignait le salon et jouait dans les rideaux.

« Voilà, songea Léa allègrement. Deux femmes un peu plus vieilles que l’an passé, la méchanceté habituelle et les propos routiniers, la méfiance bonasse, les repas en commun ; des journaux financiers le matin, des potins scandaleux l’après-midi, — il faut bien recommencer tout ça puisque c’est la vie, puisque c’est ma vie. Des Aldonza et des La Berche, et des Lili et quelques vieux Messieurs sans foyer, tout le lot serré autour d’une table à jeu, où le verre de fine et le jeu de cartes vont voisiner, peut-être, avec une paire de petits chaussons, commencés pour un enfant qui vivra bientôt… Recommençons, puisque c’est dans l’ordre. Allons-y gaîment, puisque j’y retombe à l’aise comme dans l’empreinte d’une chute ancienne… »

Et elle s’installa, les yeux clairs et la bouche détendue, pour écouter Charlotte Peloux qui parlait avidement de sa belle-fille.

— Tu le sais, toi, ma Léa, si l’ambition de toute ma vie a été la paix et la tranquillité ? Eh bien, je les ai maintenant. La fugue de Chéri, en somme, c’est une gourme qu’il a jetée. Loin de moi l’idée de te le reprocher, ma Léa, mais reconnais que de dix-neuf à vingt-cinq ans, il n’a guère eu le temps de mener la vie de garçon ? Eh bien, il l’a menée trois mois, quoi, la vie de garçon ! La belle affaire !

— Ça vaut même mieux, dit Léa sans perdre son sérieux. C’est une assurance qu’il donne à sa jeune femme.

— Juste, juste le mot que je cherchais ! glapit Mme Peloux, radieuse. Une assurance ! Depuis ce jour-là, le rêve ! Et tu sais, quand un Peloux rentre dans sa maison après avoir fait la bombe, il n’en ressort plus !

— C’est une tradition de famille ? demanda

Mais Charlotte ne voulut rien entendre.

— D’ailleurs, il y a été bien reçu, dans sa maison. Sa petite femme, ah ! en voilà une, Léa… Tu sais bien si j’en ai vu, des petites femmes, eh bien je n’en ai pas vu une qui dame le pion à Edmée.

— Sa mère est si remarquable, dit Léa.

— Songe, songe, ma grande, que Chéri venait de me la laisser sur les bras pendant près de trois mois, — entre parenthèses, elle a eu de la chance que je sois là !

— C’est précisément ce que je pensais, dit Léa.

— Eh bien, ma chère, pas une plainte, pas une scène, pas une démarche maladroite, rien, rien ! La patience même, la douceur, un visage de sainte, de sainte !

— C’est effrayant, dit Léa.

— Et tu crois que quand notre brigand d’enfant s’est ramené un matin, tout souriant, comme s’il venait de faire un tour au Bois, tu crois qu’elle se serait permis une remarque ? Rien ! Pas ça ! Aussi lui qui, au fond, devait se sentir un peu gêné…

— Oh ! pourquoi ? dit Léa.

— Tout de même, voyons… Il a trouvé l’accueil charmant, et l’accord s’est fait dans leur chambre à coucher, pan, comme ça et sans attendre. Ah ! je t’assure, il n’y a pas eu dans le monde, pendant cette heure-là, une femme plus heureuse que moi !

— Sauf Edmée, peut-être, suggéra Léa.

Mais Mme Peloux était toute âme et eut un superbe mouvement d’ailerons :

— À quoi vas-tu penser ? Moi, je ne pensais qu’au foyer reconstruit.

Elle changea de ton, plissa l’œil et la lèvre :

— D’ailleurs, je ne la vois pas bien, cette petite, dans le grand délire, et poussant le cri de l’extase. Vingt ans et des salières, peuh… à cet âge-là on bégaie. Et puis, entre nous, je crois sa mère froide.

— Ta religion de la famille t’égare, dit Léa.

Charlotte Peloux montra candidement le fond de ses grands yeux où on ne lisait rien.

— Non pas, non pas ! l’hérédité, l’hérédité ! J’y crois. Ainsi mon fils qui est la fantaisie même… Comment, tu ne sais pas qu’il est la fantaisie même ?

— J’aurai oublié, s’excusa Léa.

— Eh bien, je crois en l’avenir de mon fils. Il aimera son intérieur comme je l’aime, il gérera sa fortune, il aimera ses enfants comme je l’ai aimé…

— Ne prévois donc pas tant de choses tristes ! pria Léa. Comment est-il, leur intérieur, à ces jeunes gens ?

— Sinistre, piaula Mme Peloux. Sinistre ! Les tapis violets ! Violets ! Une salle de bains noir et or. Un salon sans meubles, plein de vases chinois gros comme moi ! Aussi, qu’est-ce qui arrive : ils ne quittent plus Neuilly. D’ailleurs, sans fatuité, la petite m’adore.

— Elle n’a pas eu de troubles nerveux ? demanda Léa avec sollicitude.

L’œil de Charlotte Peloux étincela :

— Elle ? pas de danger, nous avons affaire à forte partie.

— Qui ça, nous ?

— Pardon, ma grande, l’habitude… Nous sommes en présence de ce que j’appellerai un cerveau, un véritable cerveau. Elle a une manière de donner des ordres sans élever la voix, d’accepter les boutades de Chéri, d’avaler les couleuvres comme si c’était du lait sucré… Je me demande vraiment, je me demande s’il n’y a pas là, dans l’avenir, un danger pour mon fils. Je crains, ma Léa, je crains qu’elle n’arrive à éteindre trop cette nature si originale, si…

— Quoi ? il file doux ? interrompit Léa. Reprends de ma fine, Charlotte, c’est de celle de Spéleïeff, elle a soixante-quatorze ans, on la donnerait à des bébés…

— Filer doux n’est pas le mot, mais il est… inter… impertur…

— Imperturbable ?

— Tu l’as dit. Ainsi, quand il a su que je venais te voir…

— Comment, il le sait ?

Un sang impétueux bondit aux joues de Léa, et elle maudit son émotion fougueuse et le jour clair du petit salon. Mme Peloux, l’œil suave, se repaissait du trouble de Léa.

— Mais bien sûr, il le sait. Faut pas rougir pour ça, ma grande ! Es-tu enfant !

— D’abord, comment as-tu su que j’étais revenue ?

— Oh, voyons, Léa, ne pose pas des questions pareilles. On t’a vue partout…

— Oui, mais Chéri, tu le lui as dit, alors, que j’étais revenue ?

— Non, ma grande, c’est lui qui me l’a appris.

— Ah, c’est lui qui… C’est drôle.

Elle entendait son cœur battre dans sa voix et ne risquait pas de phrases longues.

— Il a même ajouté : « Madame Peloux, vous me ferez plaisir en allant prendre des nouvelles de Nounoune. » Il t’a gardé une telle affection, cet enfant !

— C’est gentil !

Mme Peloux, vermeille, semblait s’abandonner aux suggestions de la vieille eau-de-vie et parlait comme en songe, en balançant la tête. Mais son œil mordoré demeurait ferme, acéré, et guettait Léa qui, droite, cuirassée contre elle-même, attendait elle ne savait quel coup…

— C’est gentil, mais c’est bien naturel. Un homme n’oublie pas une femme comme toi, ma Léa. Et… veux-tu tout mon sentiment ? tu n’aurais qu’un signe à faire pour que…

Léa posa une main sur le bras de Charlotte Peloux :

— Je ne veux pas tout ton sentiment, dit-elle avec douceur.

Mme Peloux laissa tomber les coins de sa bouche :

— Oh ! je te comprends, je t’approuve, soupira-t-elle d’une voix morne. Quand on a arrangé comme toi sa vie autrement… Je ne t’ai même pas parlé de toi !

— Mais il m’a bien semblé que si…

— Heureuse ?

— Heureuse.

— Grand amour ? Beau voyage ?… Il est gentil ? Où est sa photo ?…

Léa, rassurée, aiguisait son sourire et hochait la tête :

— Non, non, tu ne sauras rien ! Cherche !… Tu n’as donc plus de police, Charlotte ?

— Je ne me fie à aucune police, répliqua Charlotte. Ce n’est pas parce que celui-ci et celle-là m’auront raconté… que tu as éprouvé une nouvelle déception… que tu as eu de gros ennuis, même d’argent… Non ! non, moi, les ragots, tu sais ce que j’en fais !

— Personne ne le sait mieux que moi. Ma Lolotte, pars sans une inquiétude. Dissipe celles de nos amis. Et souhaite-leur d’avoir réalisé la moitié du sac que j’ai fait sur les pétroles, de décembre à février.

Le nuage alcoolique qui adoucissait les traits de Mme Peloux s’envola ; elle montra un visage net, sec, réveillé :

— Tu étais sur les pétroles ! J’aurais dû m’en douter ! Et tu ne me l’as pas dit !

— Tu ne me l’as pas demandé… Tu ne pensais qu’à ta famille, c’est bien naturel…

— Je pensais aussi aux Briquettes comprimées, heureusement, flûta la trompette étouffée.

— Ah ! tu ne me l’as pas dit non plus.

— Troubler un rêve d’amour ? jamais ? Ma Léa, je m’en vais, mais je reviendrai.

— Tu reviendras le jeudi, parce qu’à présent, ma Lolotte, tes dimanches de Neuilly… finis pour moi. Veux-tu qu’on fasse des petits jeudis ici ? Rien que des bonnes amies, la mère Aldonza, notre Révérend-Père, la Baronne, — ton poker, enfin, et mon tricot…

— Tu tricotes ?

— Pas encore, mais ça va venir. Hein.

— J’en saute de joie ! Regarde-moi si je saute ! Et tu sais, je n’en ouvre la bouche à personne, à la maison… le petit serait capable de venir te demander un verre de porto, le jeudi ! Une bise encore, ma grande… Dieu, que tu sens bon ! Tu as remarqué que lorsqu’on arrive à avoir la peau moins tendue, le parfum y pénètre mieux ? C’est bien agréable.

« Va, va… » Léa frémissante suivait du regard Mme Peloux qui traversait la cour. « Va vers tes méchants projets ! Rien ne t’en empêchera. Tu te tords le pied ? Oui, mais tu ne tomberas pas. Ton chauffeur qui est prudent ne dérapera pas, et ne jettera pas ta voiture contre un arbre. Tu arriveras à Neuilly, et tu choisiras ton moment, — aujourd’hui, demain, la semaine prochaine, — pour dire les paroles que tu ne devrais jamais prononcer. Tu essaieras de troubler ceux qui sont peut-être en repos. Le moins que tu puisses commettre, c’est de les faire un peu trembler, comme moi, passagèrement… »

Elle tremblait des jambes comme un cheval après la côte, mais elle ne souffrait pas. Le soin qu’elle avait pris d’elle-même et de ses répliques la réjouissait. Une vivacité agréable demeurait à son teint, à son regard, et elle pétrissait son mouchoir parce qu’il lui restait de la force à dépenser. Elle ne pouvait détacher sa pensée de Charlotte Peloux.

« Nous nous sommes retrouvées » se dit-elle, « comme deux chiens retrouvent la pantoufle qu’ils ont l’habitude de déchirer. Comme c’est bizarre ! Cette femme est mon ennemie et c’est d’elle que me vient le réconfort. Comme nous sommes liées… »

Elle rêva longtemps, craignant tout à tour et acceptant son sort. La détente de ses nerfs lui donna un sommeil bref. Assise et la joue appuyée, elle pénétra en songe dans sa vieillesse toute proche, imagina ses jours l’un à l’autre pareils, se vit en face de Charlotte Peloux et préservée longtemps, par une rivalité vivace qui raccourcissait les heures, de la nonchalance dégradante qui conduit les femmes mûres à négliger d’abord le corset, les teintures ensuite, enfin les lingeries fines. Elle goûta par avance les plaisirs scélérats du vieillard qui ne sont que lutte secrète, souhaits homicides, espoirs vifs et sans cesse reverdissants en des catastrophes qui n’épargneraient qu’un seul être, un seul point du monde, — et s’éveilla, étonnée, dans la lumière d’un crépuscule rose et pareil à l’aube.

— Ah ! Chéri… soupira-t-elle.

Mais ce n’était plus l’appel rauque et affamé de l’autre année, ni les larmes, ni cette révolte de tout le corps, qui souffre et se soulève quand un mal de l’esprit le veut détruire… Léa se leva, frotta sa joue gaufrée par la broderie du coussin…

« Mon pauvre Chéri… Est-ce drôle de penser qu’en perdant, toi ta vieille maîtresse usée, moi mon scandaleux jeune amant, nous avons perdu ce que nous possédions de plus honorable sur la terre… »

Deux jours passèrent après la visite de Charlotte Peloux. Deux jours gris qui furent longs à Léa et qu’elle supporta patiemment, avec une âme d’apprentie. « Puisqu’il faudra vivre ainsi », se disait-elle, « commençons ». Mais elle y mettait de la maladresse, et une sorte d’application superflue bien propre à décourager son noviciat. Le second jour elle avait voulu sortir, aller à pied jusqu’aux Lacs, vers onze heures du matin.

« J’achèterai un chien » projeta-t-elle. « Il me tiendra compagnie et m’obligera à marcher. » Et Rose avait dû chercher, au fond des placards d’été, une paire de bottines jaunes à semelles fortes, un costume un peu bourru qui sentait l’alpe et la forêt. Léa sortit, avec l’allure résolue qu’imposent, à ceux qui les portent, certaines chaussures et certains vêtements d’étoffe rude.

« Il y a dix ans, j’aurais risqué une canne » se dit-elle. Encore tout près de sa maison, elle entendit derrière elle un pas léger et rapide qu’elle crut reconnaître. Une crainte stupéfiante, qu’elle n’eut pas le temps de chasser, l’engourdit presque et ce fut malgré elle qu’elle se laissa rejoindre, puis distancer, par un inconnu jeune et pressé qui ne la regarda pas.

Elle respira, soulagée :

— Je suis trop bête !

Elle acheta un œillet sombre pour sa jaquette et repartit. Mais devant elle, à trente pas, plantée droite dans la brume diaphane qui couvrait les gazons de l’avenue, une silhouette masculine attendait.

« Pour le coup, je connais cette coupe de veston et la façon de faire tournoyer la canne… Ah ! non, merci, je ne veux pas qu’il me revoie chaussée comme un facteur et avec une jaquette épaisse qui me grossit. À tant faire que de le rencontrer, j’aime mieux qu’il me voie autrement, lui qui n’a jamais pu supporter le marron, d’abord… Non, non, je rentre, je…

À ce moment l’homme qui attendait héla un taxi vide, y monta et passa devant Léa ; C’était un jeune homme blond qui portait une petite moustache courte. Mais Léa ne sourit pas et n’eut plus de soupir d’aise, elle tourna les talons et rentra chez elle.

— Une de ces flemmes, Rose… Donne-moi mon tea-gown fleur-de-pêcher, le nouveau, et la grande chape brodée sans manches. J’étouffe dans tous ces lainages.

« Ce n’est pas la peine d’insister », songeait Léa. « Deux fois de suite, ce n’était pas Chéri ; la troisième fois ç’aurait été lui. Je connais ces petites embûches-là. Il n’y a rien à faire contre, et aujourd’hui je ne me sens pas d’attaque, je suis molle. »

Elle se remit, toute la journée, à ses patients essais de solitude. Cigarettes et journaux l’amusèrent, après le déjeuner, et elle accueillit avec une courte joie un coup de téléphone de la baronne de la Berche, puis un autre de Spéleïeff, son ancien amant, le beau maquignon, qui l’avait vue passer la veille et offrit de lui vendre une paire de chevaux.

Il y eut ensuite une longue heure de silence total, à faire peur.

« Voyons, voyons… »

Elle marchait, les mains aux hanches, suivie par la traîne magnifique d’une grande chape brodée d’or et de roses qui laissait ses bras nus.

« Voyons, voyons… tâchons de nous rendre compte. Ce n’est pas au moment où ce gosse ne me tient plus au cœur que je vais me laisser démoraliser. Il y a six mois que je vis seule. Dans le Midi, je m’en tirais très bien. D’abord, je changeais de place. Et ces relations de Riviera ou des Pyrénées avaient du bon, leur départ me laissait une telle impression de fraîcheur… Des cataplasmes d’amidon sur une brûlure : ça ne guérit pas, mais ça soulage à condition de les renouveler tout le temps. Mes six mois de déplacements, c’est l’histoire de l’horrible Sarah Cohen qui a épousé un monstre : « Chaque fois que je le regarde, dit-elle, je crois que je suis jolie. »

« Mais avant ces six mois-là, je savais ce que c’était que de vivre seule. Comment est-ce que j’ai vécu, après que j’ai quitté Spéleïeff, par exemple ? Ah oui, on s’est baladés ferme dans des bars et des bistrots avec Patron, et tout de suite j’ai eu Chéri. Mais avant Spéleïeff, le petit Lequellec m’a été arraché par sa famille qui le mariait… pauvre petit, ses beaux yeux pleins de larmes… Après lui, je suis restée seule quatre mois, je me rappelle. Le premier mois, j’ai bien pleuré ! Ah ! non, c’est pour Bacciocchi que j’ai tant pleuré. Mais quand j’ai eu fini de pleurer, on ne pouvait plus me tenir tant j’étais contente d’être seule. Oui ! Mais à l’époque de Bacciocchi j’avais vingt-huit ans, et trente après Lequellec, et entre eux, j’ai connu… peu importe. Après Spéleïeff, j’étais dégoûtée de tant d’argent mal dépensé. Tandis qu’après Chéri, j’ai… j’ai cinquante ans, et j’ai commis l’imprudence de le garder sept ans. »

Elle fronça le front, s’enlaidit par une moue maussade.

« C’est bien fait pour moi, on ne garde pas un amant sept ans à mon âge. Sept ans ! Il m’a gâché ce qui restait de moi. De ces sept ans-là, je pouvais tirer deux ou trois petits bonheurs si commodes, au lieu d’un grand regret… Un liaison de sept ans, c’est comme de suivre un mari aux colonies : quand on en revient, personne ne vous reconnaît et on ne sait plus porter la toilette. »

Pour ménager ses forces, elle sonna Rose et rangea avec elle la petite armoire aux dentelles. La nuit vint, qui fit éclore les lampes et rappela Rose aux soins de la maison.

« Demain », se dit Léa, « je demande l’auto et je file visiter le haras normand de Spéleïeff. J’emmène la mère La Berche si elle veut, ça lui évoquera ses anciens équipages. Et, ma foi, si le cadet Spéleïeff me fait de l’œil, je ne dis pas que… »

Elle se donna la peine de sourire d’un air mystérieux et tentateur, pour abuser les fantômes qui pouvaient errer autour de la coiffeuse et du lit formidable qui brillait dans l’ombre. Mais elle se sentait toute froide, et pleine de mépris pour la volupté d’autrui.

Son dîner de poisson fin et de pâtisseries fut une récréation. Elle remplaça le bordeaux par un champagne sec et fredonna en quittant la table. Onze heures la surprirent comme elle mesurait, avec une canne, la largeur des panneaux entre-fenêtres de sa chambre, où elle projetait de remplacer tous les grands miroirs par des toiles anciennes, peintes de fleurs et de balustres. Elle bâilla, se gratta la tête et sonna pour sa toilette de nuit. Pendant que Rose lui enlevait ses longs bas de soie, Léa considérait sa journée vaincue, effeuillée dans le passé, et qui lui plaisait comme un pensum achevé. Abritée, pour la nuit, du péril de l’oisiveté, elle escomptait les heures de sommeil et celles de l’insomnie, car l’inquiet recouvre, avec la nuit, le droit de bâiller haut, de soupirer, de maudire la voiture du laitier, les boueux et les passereaux.

Durant sa toilette de nuit, elle agita des projets inoffensifs qu’elle ne réaliserait pas.

« Aline Mesmacker a pris un bar-restaurant et elle y fait de l’or… Évidemment, c’est une occupation, en même temps qu’un placement… Mais je ne me vois pas à la caisse, et si on prend une gérante, ce n’est plus la peine. Dora et la grosse Fifi tiennent ensemble une boîte de nuit, m’a dit la mère La Berche. C’est tout à fait à la mode. Et elles y mettent des faux-cols et des jaquettes-smoking pour attirer une clientèle spéciale. La grosse Fifi a trois enfants à élever, c’est une excuse… Il y a aussi Kuhn qui s’ennuie et qui prendrait bien mes capitaux pour fonder une nouvelle maison de couture… »

Toute nue et teintée de rose brique par les reflets de sa salle de bains pompéïenne, elle vaporisait sur elle son parfum de santal, et dépliait avec un plaisir inconscient une longue chemise de soie.

« Tout ça, c’est des phrases. Je sais parfaitement que je n’aime pas travailler. Au lit, Madame ! Vous n’aurez jamais d’autre comptoir, et les clients sont partis. »

Elle s’enveloppa dans une gandourah blanche que sa doublure colorée imprégnait d’une lumière rose insaisissable et retourna à sa coiffeuse. Ses deux bras levés peignèrent et soutinrent ses cheveux durcis par la teinture, et encadrèrent son visage fatigué. Ils demeuraient si beaux, ses bras, de l’aisselle pleine et musclée jusqu’au poignet rond, qu’elle les contempla un moment.

« Belles anses, pour un si vieux vase ! »

Elle planta d’une main négligente un peigne blond sur sa nuque et choisit sans grand espoir un roman policier sur un rayon, dans un cabinet obscur. Elle n’avait pas le goût des reliures et ne s’était jamais déshabituée de reléguer ses livres au fond des placards, avec les cartons vides et les boîtes de pharmacie.

Comme elle lissait, penchée, la batiste fine et froide de son grand lit ouvert, le gros timbre de la cour retentit. Ce son grave, rond, insolite, offensa l’heure de minuit.

— Ça, par exemple… dit-elle tout haut.

Elle écoutait, la bouche entr’ouverte, en retenant son souffle. Un second coup parut plus ample encore que le premier et Léa courut, dans un geste instinctif de préservation et de pudeur, se poudrer le visage. Elle allait sonner Rose quand elle entendit la porte du perron claquer, un bruit de pas dans le vestibule et dans l’escalier, deux voix mêlées, celle de la femme de chambre et une autre voix. Elle n’eut pas le temps de prendre une résolution, la porte s’ouvrit sous une main brutale : Chéri était devant elle, en pardessus ouvert sur son smoking, le chapeau sur la tête, pâle et l’air mauvais.

Il s’adossa à la porte refermée et ne bougea pas. Il ne regardait pas particulièrement Léa mais toute la chambre, d’une manière errante et comme un homme que l’on va attaquer.

Léa, qui avait pourtant tremblé le matin pour une silhouette devinée dans le brouillard, ne ressentait pas encore d’autre trouble que le déplaisir d’une femme surprise à sa toilette. Elle croisa son peignoir, assujettit son peigne, chercha du pied une pantoufle tombée. Elle rougit, mais quand le sang quitta ses joues, elle avait déjà repris l’apparence du calme. Elle releva la tête et parut plus grande que ce jeune homme accoté, tout noir, à la porte blanche.

— En voilà une manière d’entrer, dit-elle assez haut. Tu pourrais ôter ton chapeau, et dire bonjour.

— Bonjour, dit Chéri d’une voix rogue.

Le son de la voix sembla l’étonner, il regarda plus humainement autour de lui, une sorte de sourire descendit de ses yeux à sa bouche et il répéta avec douceur :

— Bonjour…

Il ôta son chapeau et fit deux ou trois pas.

— Je peux m’asseoir ?

— Si tu veux, dit Léa.

Il s’assit sur un pouf et vit qu’elle restait debout.

— Tu t’habillais ? Tu ne sors pas ?

Elle fit signe que non, s’assit loin de lui, prit un polissoir et ne parla pas. Il alluma une cigarette et demanda la permission de fumer après qu’elle fut allumée.

— Si tu veux, répéta Léa indifférente.

Il se tut et baissa les yeux. La main qui tenait sa cigarette tremblait légèrement, il s’en aperçut et reposa cette main sur le bord d’une table. Léa soignait ses ongles avec des mouvements lents et jetait de temps en temps un bref regard sur le visage de Chéri, sur les paupières abaissées et la frange sombre des cils.

— C’est toujours Ernest qui m’a ouvert la porte, dit enfin Chéri.

— Pourquoi ne serait-il pas Ernest ? Est-ce qu’il fallait changer mon personnel parce que tu te mariais ?

— Non… N’est-ce pas, je disais ça…

Le silence retomba. Léa le rompit.

— Puis-je savoir si tu as l’intention de rester longtemps sur ce pouf ? Je ne te demande même pas pourquoi tu te permets d’entrer chez moi à minuit…

— Tu peux me le demander, dit-il vivement.

Elle secoua la tête :

— Ça ne m’intéresse pas.

Il se leva avec force, faisant rouler le pouf derrière lui et marcha sur Léa. Elle le sentit penché sur elle comme s’il allait la battre, mais elle ne recula pas. Elle pensait : « De quoi pourrais-je bien avoir peur, en ce monde ?

— Ah ! tu ne sais pas ce que je viens faire ici ? Tu ne veux pas savoir ce que je viens faire ici ?

Il arracha son manteau, le lança à la volée sur la chaise longue et se croisa les bras, en criant de tout près dans la figure de Léa, sur un ton étouffé et triomphant :

— Je rentre !

Elle maniait une petite pince délicate qu’elle ferma posément avant de s’essuyer les doigts. Chéri retomba assis, comme s’il venait de dépenser toute sa force.

— Bon, dit Léa. Tu rentres. C’est très joli. Qui as-tu consulté pour ça ?

— Moi, dit Chéri.

Elle se leva à son tour pour le dominer mieux. Les battements de son cœur calmé la laissaient respirer à l’aise et elle voulait jouer sans faute.

— Pourquoi ne m’as tu pas demandé mon avis ? Je suis une vieille camarade qui connaît tes façons de petit rustre. Comment n’as-tu pas pensé qu’en entrant ici tu pouvais gêner… quelqu’un ?

La tête baissée, il inspecta horizontalement la chambre, ses portes closes, le lit cuirassé de métal et son talus d’oreillers luxueux. Il ne vit rien d’insolite, rien de nouveau et haussa les épaules. Léa attendait mieux et insista :

— Tu comprends ce que je veux dire ?

— Très bien, répondit-il. « Monsieur » n’est pas rentré ? « Monsieur » découche ?

— Ce ne sont pas tes affaires, petit, dit-elle tranquillement.

Il mordit sa lèvre et secoua nerveusement la cendre de sa cigarette dans une coupe à bijoux.

— Pas là dedans, je te le dis toujours ! cria Léa. Combien de fois faudra-t-il que…

Elle s’interrompit en se reprochant d’avoir repris malgré elle le ton des disputes familières. Mais il n’avait pas paru l’entendre et examinait une bague, une émeraude achetée par Léa pendant son voyage.

— Qu’est ce… qu’est-ce que c’est que ça ? bredouilla-t-il.

— Ça ? c’est une émeraude.

— Je ne suis pas aveugle ! Je veux dire : qui est-ce qui te l’a donnée ?

— Tu ne connais pas.

— Charmant ! dit Chéri, amer.

L’accent rendit à Léa toute son autorité et elle se permit le plaisir d’égarer un peu plus celui qui lui laissait l’avantage.

— N’est-ce pas qu’elle est charmante ? On m’en fait partout compliment. Et la monture, tu as vu, cette poussière de brillants qui…

— Assez ! gueula Chéri avec fureur, en abattant son poing sur la table fragile.

Des roses s’effeuillèrent au choc, une coupe de porcelaine glissa sans se briser sur l’épais tapis. Léa étendit vers le téléphone une main que Chéri arrêta d’un bras rude :

— Qu’est-ce que tu veux à ce téléphone ?

— Téléphoner au commissariat, dit Léa.

Il lui prit les deux bras, feignit la gaminerie en la poussant loin de l’appareil.

— Allez, allez, ça va bien, pas de blagues ! On ne peut rien dire sans que tout de suite tu fasses du drame…

Elle s’assit et lui tourna le dos. Il restait debout, les mains vides, et sa bouche entr’ouverte et gonflée était celle d’un enfant boudeur. Une mèche noire couvrait son sourcil. Dans un miroir, à la dérobée, Léa l’épiait ; mais il s’assit et son visage disparut du miroir. À son tour, Léa sentit, gênée, qu’il la voyait de dos élargie par la gandourah flottante. Elle revint à sa coiffeuse, lissa ses cheveux, replanta son peigne, ouvrit comme par distraction un flacon de parfum. Chéri tourna la tête vers l’odeur.

— Nounoune ! appela-t-il.

Elle ne répondit pas.

— Nounoune !

— Demande pardon, commanda-t-elle, sans se retourner.

Il ricana :

— Penses-tu !

— Je ne te force pas. Mais tu vas t’en aller. Et tout de suite…

— Pardon ! dit-il promptement, hargneux.

— Mieux que ça !

— Pardon, répéta-t-il, tout bas.

— À la bonne heure !

Elle revint à lui, passa sur la tête inclinée une main légère :

— Allons, raconte.

Il tressaillit et secoua la caresse :

— Qu’est-ce que tu veux que je te raconte ? Ce n’est pas compliqué. Je rentre ici, voilà.

— Raconte, va, raconte.

Il se balançait sur son siège en serrant ses mains entre ses genoux, et levait la tête vers Léa mais sans la regarder. Elle voyait battre les narines blanches de Chéri, elle entendait une respiration rapide qui essayait de se discipliner. Elle n’eut qu’à dire encore une fois : « Allons, raconte… » et à le pousser du doigt comme pour le faire tomber. Il appela :

— Nounoune chérie ! Nounoune chérie ! et se jeta contre elle de toutes ses forces, étreignant les hautes jambes qui plièrent. Assise, elle le laissa glisser à terre et se rouler sur elle avec des larmes, des paroles désordonnées, des mains tâtonnantes qui s’accrochaient à ses dentelles, à son collier, cherchaient sous la robe la forme de son épaule et la place de son oreille sous les cheveux.

— Nounoune chérie ! je te retrouve ! ma Nounoune ! ô ma Nounoune, ton épaule, et puis ton même parfum, et ton collier, ma Nounoune, ah ! c’est épatant… Et ton petit goût de brûlé dans les cheveux, ah ! c’est… c’est épatant…

Il exhala, renversé, ce mot stupide comme le dernier souffle de sa poitrine. À genoux, il serrait Léa dans ses bras, et lui offrait son front ombragé de cheveux, sa tremblante bouche mouillée de larmes, et ses yeux d’où la joie coulait en pleurs lumineux. Elle le contempla si profondément, avec un oubli si parfait de tout ce qui n’était pas lui, qu’elle ne songea pas à lui donner un baiser. Elle noua ses bras autour du cou de Chéri, et elle le pressa sans rigueur, sur le rythme des mots qu’elle murmurait :

— Mon petit… mon méchant… Te voilà… Te voilà revenu… Qu’as-tu fait encore ? Tu es si méchant… ma beauté…

Il se plaignait doucement à bouche fermée, et ne parlait plus guère : il écoutait Léa et appuyait sa joue sur son sein. Il supplia : « Encore ! » lorsqu’elle suspendit sa litanie tendre, et Léa, qui craignait de pleurer aussi, le gronda sur le même ton :

— Mauvaise bête… Petit satan sans cœur… Grande rosse, va…

Il leva vers elle un regard de gratitude :

— C’est ça, engueule-moi ! Ah ! Nounoune…

Elle l’écarta d’elle pour le mieux voir :

— Tu m’aimais donc ?

Il baissa les yeux avec un trouble enfantin :

— Oui, Nounoune.

Un petit éclat de rire étranglé, qu’elle ne put retenir, avertit Léa qu’elle était bien près de s’abandonner à la plus terrible joie de sa vie. Une étreinte, la chute, le lit ouvert, deux corps qui se soudent comme les deux tronçons vivants d’une même bête coupée… « Non, non », se dit-elle « pas encore, oh ! pas encore… »

— J’ai soif, soupira Chéri. Nounoune, j’ai soif…

Elle se leva vite, tâta de la main la carafe tiédie et sortit pour revenir aussitôt. Chéri, pelotonné à terre, avait posé sa tête sur le pouf.

— On t’apporte de la citronnade, dit Léa. Ne reste pas là. Viens sur la chaise longue. Cette lampe te gêne ?

Elle frémissait du plaisir de servir et d’ordonner. Elle s’assit au fond de la chaise longue et Chéri s’y étendit à demi contre elle.

— Tu vas me dire un peu, maintenant…

L’entrée de Rose l’interrompit. Chéri, sans se lever, tourna languissamment la tête vers Rose :

— … ’jour, Rose.

— Bonjour, Monsieur, dit Rose discrètement.

— Rose, je voudrais pour demain matin neuf heures…

— Des brioches et du chocolat, acheva Rose.

Chéri referma les yeux avec un soupir de bien-être :

— Extra-lucide !… Rose, où est-ce que je m’habille demain matin ?

— Dans le boudoir, répondit Rose complaisante. Seulement il faudra sans doute que je fasse retirer le canapé et qu’on remette le nécessaire de toilette comme avant ?…

Elle consultait de l’œil Léa, orgueilleusement étalée et qui soutenait, tandis qu’il buvait, le torse de son « nourrisson méchant ».

— Si tu veux, dit Léa. On verra. Remonte, Rose.

Rose s’en alla et pendant le moment de silence qui suivit, on n’entendit qu’un confus murmure de brise, et le cri d’un oiseau que trompait le clair de lune.

— Chéri, tu dors ?

Il fit un grand soupir de chien de chasse.

— Oh ! non, Nounoune, je suis trop bien pour dormir.

— Dis-moi, petit… Tu n’as pas fait de mal, là-bas ?

— Chez moi ? Non, Nounoune. Pas du tout, je te jure.

— Une scène ?

Il la regardait d’en bas, sans relever sa tête confiante.

— Mais non, Nounoune. Je suis parti parce que je suis parti. La petite est très gentille, il n’y a rien eu.

— Ah !

— Je ne mettrais pas ma main au feu qu’elle n’a pas eu une idée, par exemple. Elle avait ce soir ce que j’appelle sa tête d’orpheline, tu sais, des yeux si sombres sous ses beaux cheveux… Tu sais comme elle a de beaux cheveux ?

— Oui…

Elle ne jetait que des monosyllabes, à mi-voix, comme si elle eût écouté un dormeur parler en songe.

— Je crois même, continua Chéri, qu’elle a dû me voir traverser le jardin.

— Ah ?

— Oui. Elle était au balcon, dans sa robe en jais blanc, un blanc tellement gelé, oh ! je n’aime pas cette robe… Cette robe me donnait envie de fiche le camp depuis le dîner…

— Non ?

— Mais oui, Nounoune. Je ne sais pas si elle m’a vu. La lune n’était pas levée. Elle s’est levée pendant que j’attendais.

— Où attendais-tu ?

Chéri étendit vaguement la main vers l’avenue.

— Là. J’attendais, tu comprends. Je voulais voir. J’ai attendu longtemps.

— Mais quoi ?

Il la quitta brusquement, s’assit plus loin. Il reprit son expression de méfiance barbare :

— Tiens, je voulais être sûr qu’il n’y avait personne ici.

— Ah ! oui… Tu pensais à…

Elle ne put se défendre d’un rire plein de mépris. Un amant chez elle ? Un amant, tant que Chéri vivait ? C’était grotesque : « Qu’il est bête ! » pensa-t-elle avec enthousiasme.

— Tu ris ?

Il se mit debout devant elle et lui renversa la tête, d’une main qu’il lui posa sur le front.

— Tu ris ? Tu te moques de moi ? Tu as… Tu as un amant, toi ? Tu as quelqu’un ?

Il se penchait à mesure qu’il parlait et lui collait la nuque sur le dossier de la chaise longue. Elle sentit sur ses paupières le souffle d’une bouche injurieuse, et ne fit pas d’effort pour se délivrer de la main qui froissait son front et ses cheveux.

— Ose donc le dire, que tu as un amant !

Elle battit des paupières, éblouie par l’approche du visage éclatant qui descendait sur elle, et dit enfin d’une voix sourde :

— Non. Je n’ai pas d’amant. Je t’aime…

Il la lâcha et commença de retirer son smoking, son gilet ; sa cravate siffla dans l’air et s’enroula au cou d’un buste de Léa sur la cheminée. Cependant il ne s’écartait pas d’elle et la maintenait, genoux contre genoux, assise sur la chaise longue. Lorsqu’elle le vit demi-nu, elle lui demanda, presque tristement :

— Tu veux donc ?… Oui ?…

Il ne répondit pas, absorbé par l’idée de son désir proche et le désir qu’il avait de la reprendre. Elle se soumit et servit son jeune amant en bonne maîtresse, attentive et grave. Cependant elle voyait avec une sorte de terreur approcher l’instant de sa propre défaite, elle endurait Chéri comme un supplice, le repoussait de ses mains sans force et le retenait entre ses genoux puissants. Enfin elle le saisit au bras, cria faiblement, et sombra dans cet abîme d’où l’amour remonte pâle, taciturne et plein du regret de la mort.

Ils ne se délièrent pas, et nulle parole ne troubla le long silence où ils reprenaient vie. Le torse de Chéri avait glissé sur le flanc de Léa, et sa tête pendante reposait, les yeux clos, sur le drap, comme si on l’eût poignardé sur sa maîtresse. Elle, un peu détournée vers l’autre côté, portait presque tout le poids de ce corps qui ne la ménageait pas. Elle haletait tout bas, son bras gauche, écrasé, lui faisait mal, et Chéri sentait s’engourdir sa nuque, mais ils attendaient l’un et l’autre, dans une immobilité respectueuse, que la foudre décroissante du plaisir se fût éloignée d’eux.

« Il dort », pensa Léa. Sa main libre tenait encore le poignet de Chéri, qu’elle serra doucement. Un genou, dont elle connaissait la forme rare, meurtrissait son genou. À la hauteur de son propre cœur, elle percevait le battement égal et étouffé d’un cœur. Tenace, actif, mélange de fleurs grasses et de bois exotiques, le parfum préféré de Chéri errait. « Il est là » se dit Léa. Et une sécurité aveugle la baigna toute. « Il est là pour toujours » s’écria-t-elle intérieurement. Sa prudence avisée, le bon sens souriant qui avaient guidé sa vie, les hésitations humiliées de son âge mûr, puis ses renoncements, tout recula et s’évanouit devant la brutalité présomptueuse de l’amour. « Il est là ! Laissant sa maison, sa petite femme niaise et jolie, il est revenu, il m’est revenu ! Qui pourrait me l’enlever ? Maintenant, maintenant je vais organiser notre existence… Il ne sait pas toujours ce qu’il veut, mais moi je le sais. Un départ sera sans doute nécessaire. Nous ne nous cachons pas, mais nous cherchons la tranquillité… Et puis il me faut le loisir de le regarder. Je n’ai pas dû le bien regarder, au temps où je ne savais pas que je l’aimais. Il me faut un pays où nous aurons assez de place pour ses caprices et mes volontés… Moi, je penserai pour nous deux, — à lui le sommeil… »

Comme elle dégageait avec précaution son bras gauche fourmillant et douloureux et son épaule que l’immobilité ankylosait, elle regarda le visage détourné de Chéri, et elle vit qu’il ne dormait pas. Le blanc de son œil brillait, et la petite aile noire de ses cils battait irrégulièrement.

— Comment, tu ne dors pas ?

Elle le sentit tressaillir contre elle, et il se retourna tout entier d’un seul mouvement.

— Mais toi non plus tu ne dormais pas, Nounoune ?

Il étendit la main vers la table de chevet et atteignit la lampe ; une nappe de lumière rose couvrit le grand lit, accusant les reliefs des dentelles, creusant des vallons d’ombre entre les capitons dodus d’un couvre-pieds gonflé de duvet. Chéri, étendu, reconnaissait le champ de son repos et de ses jeux voluptueux. Léa, accoudée près de lui, caressait de la main les longs sourcils qu’elle aimait et rejetait en arrière les cheveux de Chéri. Ainsi couché et les cheveux dispersés autour de son front, il sembla renversé par un vent furieux.

La pendule d’émail sonna. Chéri se dressa brusquement et s’assit.

— Quelle heure est-il ?

— Je ne sais pas. Qu’est-ce que ça peut bien nous faire ?

— Oh ! je disais ça…

Il rit brièvement et ne se recoucha pas tout de suite. La première voiture de laitier secoua au dehors un carillon de verrerie, et il eut un mouvement imperceptible vers l’avenue. Entre les rideaux couleur de fraise, une lame froide de jour naissant s’insinuait. Chéri ramena son regard sur Léa, et la contempla avec cette force et cette fixité qui rend redoutables l’attention de l’enfant perplexe et du chien incrédule. Une pensée illisible se levait au fond de ses yeux dont la forme, la nuance de giroflée très sombre, l’éclat sévère ou langoureux ne lui avaient servi qu’à vaincre et non à révéler. Son torse nu, large aux épaules, mince à la ceinture, émergeait des draps froissés comme d’une houle, et tout son être respirait la mélancolie des œuvres parfaites.

— Ah ! toi… soupira Léa avec ivresse.

Il ne sourit pas, habitué à recevoir simplement les hommages.

— Dis-moi, Nounoune…

— Ma beauté ?

Il hésita, battit des paupières en frissonnant :

— Je suis fatigué… Et puis demain, comment vas-tu pouvoir…

D’une poussée tendre Léa rabattit sur l’oreiller le torse nu et la tête alourdie.

— Ne t’occupe pas. Couche-toi. Est-ce que Nounoune n’est pas là ? Ne pense à rien. Dors. Tu as froid, je parierais… Tiens prends ça, c’est chaud…

Elle le roula dans la soie et la laine d’un petit vêtement féminin ramassé sur le lit et éteignit la lumière. Dans l’ombre, elle prêta son épaule, creusa son flanc heureux, écouta le souffle qui doublait le sien. Aucun désir ne la troublait, mais elle ne souhaitait pas le sommeil. « À lui de dormir, à moi de penser » se répéta-t-elle. « Notre départ, je l’organiserai très chic, très discret, mon principe est de causer le minimum de bruit et de chagrin… C’est encore le Midi qui au printemps nous plaira le mieux. Si je ne consultais que moi, j’aimerais mieux rester ici, tout tranquillement. Mais la mère Peloux, mais Madame Peloux fils… » L’image d’une jeune femme en costume de nuit, anxieuse et debout près d’une fenêtre, ne retint Léa que le temps de hausser l’épaule avec une froide équité : « Ça, je n’y peux rien. Ce qui fait le bonheur des uns… »

La tête soyeuse et noire bougea sur son sein, et l’amant endormi se plaignit en rêve. D’un bras farouche Léa le protégea contre le mauvais songe, et le berça afin qu’il demeurât longtemps — sans yeux, sans souvenirs et sans desseins, — ressemblant au « nourrisson méchant » qu’elle n’avait pu enfanter.


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