Chéri
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Chapitre II

Colette

Chapitre II

— Mon bain, Rose ! La manucure peut s’en aller ; il est trop tard. Le costume tailleur bleu, le nouveau, le chapeau bleu, celui qui est doublé de blanc, et les petits souliers à pattes… non, attends…

Léa, les jambes croisées, tâta sa cheville nue et hocha la tête :

— Non, les bottines lacées en chevreau bleu. J’ai les jambes un peu enflées aujourd’hui. C’est la chaleur.

La femme de chambre, âgée, coiffée de tulle, leva sur Léa un regard entendu :

— C’est… c’est la chaleur, répéta-t-elle docilement, en haussant les épaules comme pour dire : « Nous savons… Il faut bien que tout s’use… »

Chéri parti, Léa redevint vive, précise, allégée. En moins d’une heure, elle fut baignée, frottée d’alcool parfumé au santal, coiffée, chaussée. Pendant que le fer à friser chauffait, elle trouva le temps d’éplucher le livre de comptes du maître d’hôtel, d’appeler le valet de chambre Émile pour lui montrer, sur un miroir, une buée bleue. Elle darda autour d’elle un œil assuré, qu’on ne trompait presque jamais, et déjeuna dans une solitude joyeuse, souriant au Vouvray sec et aux fraises de juin servies avec leurs queues sur un plat de Rubelles, vert comme une rainette mouillée. Un beau mangeur dut choisir autrefois, pour cette salle à manger rectangulaire, les grandes glaces Louis XVI et les meubles anglais de la même époque, dressoirs aérés, desserte haute sur pieds, chaises maigres et solides, le tout d’un bois presque noir, à guirlandes minces. Les miroirs et de massives pièces d’argenterie recevaient le jour abondant, les reflets verts des arbres de l’avenue Bugeaud, et Léa scrutait, tout en mangeant, la poudre rouge demeurée aux ciselures d’une fourchette, fermait un œil pour mieux juger le poli des bois sombres. Le maître d’hôtel, derrière elle, redoutait ces jeux.

— Marcel, dit Léa, votre encaustique colle, depuis une huitaine.

— Madame croit ?

— Elle croit. Rajoutez-y de l’essence en fondant au bain-marie, ce n’est rien à refaire. Vous avez monté le Vouvray un peu tôt. Tirez les persiennes dès que vous aurez desservi, nous tenons la vraie chaleur.

— Bien, Madame. Monsieur Ch… Monsieur Peloux dîne ?

— Je pense… Pas de crème-surprise ce soir, qu’on nous fasse seulement des sorbets au jus de fraises. Le café au boudoir.

En se levant, grande et droite, les jambes visibles sous la jupe plaquée aux cuisses, elle eut le loisir de lire, dans le regard contenu du maître d’hôtel, le « Madame est belle » qui ne lui déplaisait pas.

« Belle… » se disait Léa en montant au boudoir. Non. Plus maintenant. À présent il me faut le blanc du linge près du visage, le rose très pâle pour les dessous et les déshabillés. Belle… Peuh… je n’en ai plus guère besoin…

Pourtant, elle ne s’accorda point de sieste dans le boudoir aux soies peintes, après le café et les journaux. Et ce fut avec un visage de bataille qu’elle commanda à son chauffeur :

— Chez Madame Peloux.

Les allées du Bois, sèches sous leur verdure neuve de juin que le vent fane, la grille de l’octroi, Neuilly, le boulevard d’Inkermann… « Combien de fois l’ai-je fait, ce trajet-là ? » se demanda Léa. Elle compta, puis se lassa de compter, et épia, en retenant ses pas sur le gravier de Mme Peloux, les bruits qui venaient de la maison.

— Ils sont dans le hall, dit-elle.

Elle avait remis de la poudre avant d’arriver et tendu sur son menton la voilette bleue, un grillage fin comme un brouillard. Et elle répondit au valet qui l’invitait à traverser la maison :

— Non, j’aime mieux faire le tour par le jardin.

Un vrai jardin, presque un parc, isolait, toute blanche, une vaste villa de grande banlieue parisienne. La villa de Mme Peloux s’appelait « une propriété à la campagne » dans le temps où Neuilly était encore aux environs de Paris. Les écuries, devenues garages, les communs avec leurs chenils et leurs buanderies en témoignaient, et aussi les dimensions de la salle de billard, du vestibule, de la salle à manger.

— Madame Peloux en a là pour de l’argent, redisaient dévotement les vieilles parasites qui venaient, en échange d’un dîner et d’un verre de fine, tenir en face d’elle les cartes du bésigue et du poker. Et elles ajoutaient : « Mais où Madame Peloux n’a-t-elle pas d’argent ? »

En marchant sous l’ombre des acacias, entre des massifs embrasés de rhododendrons et des arceaux de roses, Léa écoutait un murmure de voix, percé par la trompette nasillarde de Mme Peloux et l’éclat de rire sec de Chéri.

« Il rit mal, cet enfant », songea-t-elle. Elle s’arrêta un instant, pour entendre mieux un timbre féminin nouveau, faible, aimable, vite couvert par la trompette redoutable.

« Ça, c’est la petite », se dit Léa.

Elle fit quelques pas rapides et se trouva au seuil d’un hall vitré, d’où Mme Peloux s’élança en criant :

« Voici notre belle amie ! »

Ce tonnelet, Mme Peloux, en vérité Mlle Peloux, avait été danseuse, de dix à seize ans. Léa cherchait parfois sur Mme Peloux ce qui pouvait rappeler l’ancien petit Éros blond et potelé, puis la nymphe à fossettes, et ne retrouvait que les grands yeux implacables, le nez délicat et dur, et encore une manière coquette de poser les pieds en « cinquième » comme les sujets du corps de ballet.

Chéri, ressuscité du fond d’un rocking, baisa la main de Léa avec une grâce involontaire, et gâta son geste par un :

— Flûte ! tu as encore mis une voilette, j’ai horreur de ça.

— Veux-tu la laisser tranquille ! intervint Mme Peloux. On ne demande pas à une femme pourquoi elle a mis une voilette ! Nous n’en ferons jamais rien, dit-elle tendrement à Léa.

Deux femmes s’étaient levées dans l’ombre blonde du store de paille. L’une, en mauve, tendit assez froidement sa main à Léa, qui la contempla des pieds à la tête.

— Mon Dieu, que vous êtes belle, Marie-Laure, il n’y a rien d’aussi parfait que vous !

Marie-Laure daigna sourire. C’était une jeune femme rousse, aux yeux bruns, qui émerveillait sans geste et sans paroles. Elle désigna, comme par coquetterie, l’autre jeune femme :

— Mais reconnaîtrez-vous ma fille Edmée ? dit-elle.

Léa tendit vers la jeune fille une main qu’on tarda à prendre :

— J’aurais dû vous reconnaître, mon enfant, mais une pensionnaire change vite, et Marie-Laure ne change que pour déconcerter chaque fois davantage. Vous voilà libre de tout pensionnat ?

— Je crois bien, je crois bien, s’écria Mme Peloux. On ne peut pas laisser sous le boisseau éternellement ce charme, cette grâce, cette merveille de dix-neuf printemps !

— Dix-huit, dit suavement Marie-Laure.

— Dix-huit, dix-huit !… Mais oui, dix-huit ! Léa, tu te souviens ? Cette enfant faisait sa première communion l’année où Chéri s’est sauvé du collège, tu sais bien ? Oui, mauvais garnement, tu t’étais sauvé et nous étions aussi affolées l’une que l’autre !

— Je me souviens très bien, dit Léa, et elle échangea avec Marie-Laure un petit signe de tête, — quelque chose comme le « touché » des escrimeurs loyaux.

— Il faut la marier, il faut la marier ! continua Mme Peloux qui ne répétait jamais moins de deux fois une vérité première. Nous irons tous à la noce !

Elle battit l’air de ses petits bras et la jeune fille la regarda avec une frayeur ingénue.

« C’est bien une fille pour Marie-Laure, songeait Léa très attentive. Elle a, en discret, tout ce que sa mère a d’éclatant. Des cheveux mousseux, cendrés, comme poudrés, des yeux inquiets qui se cachent, une bouche qui se retient de parler, de sourire… Tout à fait ce qu’il fallait à Marie-Laure, qui doit la haïr quand même… »

Mme Peloux interposa entre Léa et la jeune fille un sourire maternel :

— Ce qu’ils ont déjà camaradé dans le jardin, ces deux enfants-là !

Elle désignait Chéri, debout devant la paroi vitrée et fumant. Il tenait son fume-cigarette entre les dents et rejetait la tête en arrière pour éviter la fumée. Les trois femmes regardèrent le jeune homme qui, le front renversé, les cils mi-clos, les pieds joints et immobiles, semblait pourtant une figure ailée, planante et dormante dans l’air… Léa ne se trompa point à l’expression effarée, vaincue, des yeux de la jeune fille. Elle se donna le plaisir de la faire tressaillir en lui touchant le bras. Edmée frémit toute entière, retira son bras et dit farouchement tout bas :

— Quoi ?…

— Rien, répondit Léa. C’est mon gant qui était tombé.

— Allons, Edmée ? ordonna Marie-Laure avec nonchalance.

La jeune fille, muette et docile, marcha vers Mme Peloux qui battit des ailerons :

— Déjà ? Mais non ! On va se revoir ! on va se revoir !

— Il est tard, dit Marie-Laure. Et puis, vous attendez beaucoup de gens, le dimanche après-midi. Cette enfant n’a pas l’habitude du monde…

— Oui, oui, cria tendrement Mme Peloux, elle a vécu si enfermée, si seule !

Marie-Laure sourit, et Léa la regarda pour dire : « À vous ! »

— … Mais nous reviendrons bientôt.

— Jeudi, jeudi ! Léa, tu viens déjeuner aussi, jeudi ?

— Je viens, répondit Léa.

Chéri avait rejoint Edmée au seuil du hall, où il se tenait auprès d’elle, dédaigneux de toute conversation. Il entendit la promesse de Léa et se retourna :

— C’est ça. On fera une balade, proposa-t-il.

— Oui, oui, c’est de votre âge, insista Mme Peloux attendrie. Edmée ira avec Chéri sur le devant, il nous mènera, et nous irons au fond, nous autres. Place à la jeunesse ! Place à la jeunesse ! Chéri, mon amour, veux-tu demander la voiture de Marie-Laure ?

Encore que ses petits pieds ronds chavirassent sur les graviers, elle emmena ses visiteuses jusqu’au tournant d’une allée, puis les abandonna à Chéri. Quand elle revint, Léa avait retiré son chapeau et allumé une cigarette.

— Ce qu’ils sont jolis, tous les deux ! haleta Mme Peloux. Pas, Léa ?

— Ravissants, souffla Léa avec un jet de fumée. Mais c’est cette Marie-Laure !…

Chéri rentrait :

— Qu’est ce qu’elle a fait, Marie-Laure ? demanda-t-il.

— Quelle beauté !

— Ah !… Ah !… approuva Mme Peloux, c’est vrai… qu’elle a été bien jolie !

Chéri et Léa rirent en se regardant.

— « A été ! » souligna Léa. Mais c’est la jeunesse même ! Elle n’a pas un pli ! Et elle peut porter du mauve tendre, cette sale couleur que je déteste et qui me le rend !

Les grands yeux impitoyables et le nez mince se détournèrent d’un verre de fine :

— La jeunesse même ! la jeunesse même ! glapit Mme Peloux. Pardon ! pardon ! Marie-Laure a eu Edmée en 1895, non, 14. Elle avait à ce moment-là fichu le camp avec un professeur de chant et plaqué Khalil-Bey qui lui avait donné le fameux diamant rose que… Non ! non !… Attends !… C’est d’un an plus tôt !…

Elle trompettait fort et faux. Léa mit une main sur son oreille et Chéri déclara, sentencieux :

— Ça serait trop beau, un après-midi comme ça, s’il n’y avait pas la voix de ma mère.

Elle regarda son fils sans colère, habituée à son insolence, s’assit dignement, les pieds ballants, au fond d’une bergère trop haute pour ses jambes courtes. Elle chauffait dans sa main un verre d’eau-de-vie. Léa, balancée dans un rocking, jetait de temps en temps les yeux sur Chéri, Chéri vautré sur le rotin frais, son gilet ouvert, une cigarette à demi éteinte à la lèvre, une mèche sur le sourcil, — et elle le traitait flatteusement, tout bas, de belle crapule.

Ils demeuraient côte à côte, sans effort pour plaire ni parler, paisibles et en quelque sorte heureux. Une longue habitude l’un de l’autre les rendait au silence, ramenait Chéri à la veulerie et Léa à la sérénité. À cause de la chaleur qui augmentait, Mme Peloux releva jusqu’aux genoux sa jupe étroite, montra ses petits mollets de matelot, et Chéri arracha rageusement sa cravate, geste que Léa blâma d’un : « Tt… tt… » de langue.

— Oh ! laisse-le, ce petit, protesta, comme du fond d’un songe, Mme Peloux. Il fait si chaud… Veux-tu un kimono, Léa ?

— Non, merci. Je suis très bien.

Ces abandons de l’après-midi l’écœuraient. Jamais son jeune amant ne l’avait surprise défaite, ni le corsage ouvert, ni en pantoufles dans le jour. « Nue, si on veut, » disait-elle, « mais pas dépoitraillée. » Elle reprit son journal illustré et ne le lut pas. « Cette mère Peloux et son fils, » songeait-elle, « mettez-les devant une table bien servie ou menez-les à la campagne, — crac : la mère ôte son corset et le fils son gilet. Des natures de bistrots en vacances. » Elle leva les yeux vindicativement sur le bistrot incriminé et vit qu’il dormait, les cils rabattus sur ses joues blanches, la bouche close. L’arc délicieux de la lèvre supérieure, éclairé par en dessous, retenait à ses sommets deux points de lumière argentée, et Léa s’avoua qu’il ressemblait beaucoup plus à un dieu qu’à un marchand de vins. Sans se lever, elle cueillit délicatement entre les doigts de Chéri une cigarette fumante, et la jeta au cendrier. La main du dormeur se détendit et laissa tomber comme des fleurs lasses ses doigts fuselés, armés d’ongles cruels, main non point féminine, mais un peu plus belle qu’on ne l’eût voulu, main que Léa avait cent fois baisée sans servilité, baisée pour le plaisir, pour le parfum…

Elle regarda, par-dessus son journal, du côté de Mme Peloux « Dort-elle aussi ? » Léa aimait que la sieste de la mère et du fils lui donnât, à elle bien éveillée, une heure de solitude morale parmi la chaleur, l’ombre et le soleil.

Mais Mme Peloux ne dormait point. Elle se tenait bouddhique dans sa bergère, regardant droit devant elle et suçant sa fine-champagne avec une application de nourrisson alcoolique.

« Pourquoi ne dort-elle pas ? » se demanda Léa. « C’est dimanche. Elle a bien déjeuné. Elle attend les vieilles frappes de son jour à cinq heures. Par conséquent, elle devrait dormir. Si elle ne dort pas, c’est qu’elle fait quelque chose de mal. »

Elles se connaissaient depuis vingt-cinq ans. Intimité ennemie de femmes légères qu’un homme enrichit puis délaisse, qu’un autre homme ruine, — amitié hargneuse de rivales à l’affût de la première ride et du cheveu blanc. Camaraderie de femmes positives, habiles aux jeux financiers, mais l’une avare et l’autre sybarite… Ces liens comptent. Un autre lien plus fort venait les unir sur le tard : Chéri.

Léa se souvenait de Chéri enfant, merveille aux longues boucles. Tout petit, il ne s’appelait pas encore Chéri, mais seulement Fred.

Chéri, tour à tour oublié et adoré, grandit entre les femmes de chambre décolorées et les longs valets sardoniques. Bien qu’il eût mystérieusement apporté, en naissant, l’opulence, on ne vit nulle miss, nulle fraülein auprès de Chéri, préservé à grands cris de « ces goules »…

« Charlotte Peloux, femme d’un autre âge ! » disait familièrement le vieux, tari, expirant et indestructible baron de Berthellemy, « Charlotte Peloux, je salue en vous la seule femme de mœurs légères qui ait osé élever son fils en fils de grue ! Femme d’un autre âge, vous ne lisez pas, vous ne voyagez jamais, vous vous occupez de votre seul prochain, et vous faites élever votre enfant par les domestiques. Comme c’est pur ! comme c’est About ! comme c’est même Gustave Droz ! et dire que vous n’en savez rien ! »

Chéri connut donc toutes les joies d’une enfance dévergondée. Il recueillit, zézayant encore, les bas racontars de l’office. Il partagea les soupers clandestins de la cuisine. Il eut les bains de lait d’iris dans la baignoire de sa mère, et les débarbouillages hâtifs avec le coin d’une serviette. Il endura l’indigestion de bonbons, et les crampes d’inanition quand on oubliait son dîner. Il s’ennuya, demi-nu et enrhumé, aux fêtes des Fleurs où Charlotte Peloux l’exhibait, assis dans des roses mouillées ; mais il lui arriva de se divertir royalement à douze ans, dans une salle de tripot clandestin où une dame américaine lui donnait pour jouer des poignées de louis et l’appelait « petite chef-d’œuvre ». Vers le même temps, Mme Peloux donna à son fils un abbé précepteur qu’elle remercia au bout de dix mois « parce que, » avoua-t-elle, « cette robe noire que je voyais partout traîner dans la maison, ça me faisait comme si j’avais recueilli une parente pauvre — et dieu sait qu’il n’y a rien de plus attristant qu’une parente pauvre chez soi ! »

À quatorze ans, Chéri tâta du collège. Il n’y croyait pas. Il défiait toute geôle et s’échappa. Non seulement Mme Peloux trouva l’énergie de l’incarcérer à nouveau, mais encore, devant les pleurs et les injures de son fils, elle s’enfuit, les mains sur les oreilles, en criant : « Je ne veux pas voir ça ! Je ne veux pas voir ça ! » Cri si sincère qu’en effet elle s’éloigna de Paris, accompagnée d’un homme jeune mais peu scrupuleux, pour revenir deux ans plus tard, seule. Ce fut sa dernière faiblesse amoureuse.

Elle retrouva Chéri grandi trop vite, creux, les yeux fardés de cerne, portant des complets d’entraîneur et parlant plus gras que jamais. Elle se frappa les seins et arracha Chéri à l’internat. Il cessa tout à fait de travailler, voulut chevaux, voitures, bijoux, exigea des mensualités rondes et, au moment que sa mère se frappa les seins en poussant des appels de paonne, il l’arrêta par ces mots :

— Mame Peloux, ne vous bilez pas. Ma mère vénérée, s’il n’y a que moi pour te mettre sur la paille, tu risques fort de mourir bien au chaud sous ton couvre-pied américain. Je n’ai pas de goût pour le conseil judiciaire. Ta galette, c’est la mienne. Laisse-moi faire. Les amis, ça se rationne avec des dîners et du champagne. Quant à ces dames, vous ne voudriez pourtant pas, Mame Peloux, que fait comme vous m’avez fait, je dépasse avec elles l’hommage du bibelot artistique, — et encore !

Il pirouetta, tandis qu’elle versait de douces larmes et se proclamait la plus heureuse des mères. Quand Chéri commença d’acheter des automobiles, elle trembla de nouveau, mais il lui recommanda : « L’œil à l’essence, s’il vous plaît, Mame Peloux ! » et vendit ses chevaux. Il ne dédaignait pas d’éplucher les livres des deux chauffeurs ; il calculait vite, juste, et les chiffres qu’il jetait sur le papier juraient, élancés, renflés, agiles, avec sa grosse écriture assez lente.

Il passa dix-sept ans, en tournant au petit vieux, au rentier tatillon. Toujours beau, mais maigre, le souffle raccourci. Plus d’une fois Mme Peloux le rencontra dans l’escalier de la cave, d’où il revenait de compter les bouteilles dans les casiers.

— Crois-tu ! disait Mme Peloux à Léa, c’est trop beau !

— Beaucoup trop, répondait Léa, ça finira mal. Chéri, montre ta langue ?

Il la tirait avec une grimace irrévérencieuse, et d’autres vilaines manières qui ne choquaient point Léa, amie trop familière, sorte de marraine-gâteau qu’il tutoyait.

— C’est vrai, interrogeait Léa, qu’on t’a vu au bar avec la vieille Lili, cette nuit, assis sur ses genoux ?

— Ses genoux ! gouaillait Chéri. Y a longtemps qu’elle n’en a plus, de genoux ! Ils sont noyés.

— C’est vrai, insistait Léa plus sévère, qu’elle t’a fait boire du gin au poivre ? Tu sais que ça fait sentir mauvais de la bouche ?

Un jour Chéri, blessé, avait répondu à l’enquête de Léa :

— Je ne sais pas pourquoi tu me demandes tout ça, tu as bien dû voir ce que je faisais, puisque tu y étais, dans le petit cagibi du fond, avec Patron le boxeur !

— C’est parfaitement exact, répondit Léa impassible. Il n’a rien du petit claqué, Patron, tu sais ? Il a d’autres séductions qu’une petite gueule de quatre sous et des yeux au beurre noir.

Cette semaine-là, Chéri fit grand bruit la nuit à Montmartre et aux Halles, avec des dames qui l’appelaient « ma gosse » et « mon vice », mais il n’avait le feu nulle part, il souffrait de migraines et toussait de la gorge. Et Mme Peloux, qui confiait à sa masseuse, à Mme Ribot, sa corsetière, à la vieille Lili, à Berthellemy-le-Desséché, ses angoisses nouvelles : « Ah ! pour nous autres mères, quel calvaire, la vie ! » passa avec aisance de l’état de plus-heureuse-des-mères à celui de mère-martyre.

Un soir de juin, qui rassemblait sous la serre de Neuilly Mme Peloux, Léa et Chéri, changea les destins du jeune homme et de la femme mûre. Le hasard dispersant pour un soir les « amis » de Chéri, — un petit liquoriste en gros, le fils Boster, et le vicomte Desmond, parasite à peine majeur, exigeant et dédaigneux, — ramenait Chéri à la maison maternelle où l’habitude conduisait aussi Léa.

Vingt années, un passé fait de ternes soirées semblables, le manque de relations, cette défiance aussi, et cette veulerie qui isolent vers la fin de leur vie les femmes qui n’ont aimé que d’amour, tenaient l’une devant l’autre, encore un soir, en attendant un autre soir, ces deux femmes, l’une à l’autre suspectes. Elles regardaient toutes deux Chéri taciturne, et Mme Peloux, sans force et sans autorité pour soigner son fils, se bornait à haïr un peu Léa, chaque fois qu’un geste penchait, près de la joue pâle, de l’oreille transparente de Chéri, la nuque blanche et la joue sanguine de Léa. Elle eût bien saigné ce cou robuste de femme, où les colliers de Vénus commençaient de meurtrir la chair, pour teindre de rose le svelte lys verdissant, — mais elle ne pensait pas même à conduire son bien-aimé aux champs.

— Chéri, pourquoi bois-tu de la fine ? grondait Léa.

— Pour ne pas faire affront à Mame Peloux qui boirait seule, répondait Chéri.

— Qu’est-ce que tu fais, demain ?

— Sais pas, et toi ?

— Je vais partir pour la Normandie.

— Avec ?

— Ça ne te regarde pas.

— Avec notre brave Spéleïeff ?

— Penses-tu, il y a deux mois que c’est fini, tu retardes. Il est en Russie, Spéleïeff.

— Mon Chéri, où as-tu la tête ! soupira Mme Peloux. Tu oublies le charmant dîner de rupture que nous a offert Léa le mois dernier. Léa, tu ne m’as pas donné la recette des langoustines qui m’avaient tellement plu !

Chéri se redressa, fit briller ses yeux :

— Oui, oui, des langoustines avec une sauce crémeuse, oh ! j’en voudrais !

— Tu vois, reprocha Mme Peloux, lui qui a si peu d’appétit, il aurait mangé des langoustines…

— La paix ! commanda Chéri. Léa, tu vas sous les ombrages avec Patron ?

— Mais non, mon petit ; Patron et moi, c’est de l’amitié. Je pars seule.

— Femme riche, jeta Chéri.

— Je t’emmène, si tu veux, on ne fera que manger, boire, dormir…

— C’est où, ton patelin ?

Il s’était levé et planté devant elle.

— Tu vois Honfleur ? la côte de Grâce ? Oui ?… Assieds-toi, tu es vert. Tu sais bien, sur la côte de Grâce, cette porte charretière devant laquelle nous disions toujours en passant, ta mère et moi…

Elle se tourna du côté de Mme Peloux : Mme Peloux avait disparu. Ce genre de fuite discrète, cet évanouissement étaient si peu en accord avec les coutumes de Charlotte Peloux, que Léa et Chéri se regardèrent en riant de surprise. Chéri s’assit contre Léa.

— Je suis fatigué, dit-il.

— Tu t’abîmes, dit Léa.

Il se redressa, vaniteux :

— Oh ! tu sais, je suis encore assez bien.

— Assez bien… peut-être pour d’autres… mais pas… pas pour moi, par exemple.

— Trop vert ?

— Juste le mot que je cherchais. Viens-tu à la campagne, en tout bien tout honneur ? Des bonnes fraises, de la crème fraîche, des tartes, des petits poulets grillés… Voilà un bon régime, et pas de femmes !

Il se laissa glisser sur l’épaule de Léa et ferma les yeux.

— Pas de femmes… Chouette… Léa, dis, as-tu un frère ? Oui ? Eh bien partons, les femmes… j’en suis revenu… Les femmes… je les ai vues.

Il disait ces choses basses d’une voix assoupie, dont Léa écoutait le son plein et doux et recevait le souffle tiède sur son oreille. Il avait saisi le long collier de Léa et roulait les grosses perles entre ses doigts. Elle passa son bras sous la tête de Chéri et le rapprocha d’elle, sans arrière-pensée, confiante dans l’habitude qu’elle avait de cet enfant, et elle le berça.

— Je suis bien, soupira-t-il. T’es un frère, je suis bien…

Elle sourit comme sous une louange très précieuse. Chéri semblait s’endormir. Elle regardait de tout près les cils brillants, comme mouillés, rabattus sur la joue, et cette joue amaigrie qui portait les traces d’une fatigue sans bonheur. La lèvre supérieure, rasée du matin, bleuissait déjà, et les lampes roses rendaient un sang factice à la bouche.

— Pas de femmes ! déclara Chéri comme en songe. Donc… embrasse-moi !

Surprise, Léa ne bougea pas.

— Embrasse-moi, je te dis !

Il ordonnait, les sourcils joints, et l’éclat de ses yeux soudain rouverts gêna Léa comme une lumière brusquement rallumée. Elle haussa les épaules et mit un baiser sur le front tout proche. Il noua ses bras au cou de Léa et la courba vers lui.

Elle secoua la tête, mais seulement jusqu’à l’instant où leurs bouches se touchèrent ; alors, elle demeura tout à fait immobile et retenant son souffle comme quelqu’un qui écoute. Quand il la lâcha, elle le détacha d’elle, se leva, respira profondément et arrangea sa coiffure qui n’était pas défaite. Puis elle se retourna un peu pâle et les yeux assombris, et sur un ton de plaisanterie :

— C’est intelligent ! dit-elle.

Il gisait au fond d’un rocking et se taisait en la couvrant d’un regard actif, si plein de défi et d’interrogations qu’elle dit, après un moment :

— Quoi ?

— Rien, dit Chéri, je sais ce que je voulais savoir.

Elle rougit, humiliée, et se défendit adroitement :

— Tu sais quoi ? que ta bouche me plaît ? Mon pauvre petit, j’en ai embrassé de plus vilaines. Qu’est-ce que ça te prouve ? Tu crois que je vais tomber à tes pieds et crier : prends-moi ! Mais tu n’as connu que des jeunes filles ? Penser que je vais perdre la tête pour un baiser !…

Elle s’était calmée en parlant et voulait montrer son sang-froid.

— Dis, petit, insista-t-elle en se penchant sur lui, crois-tu que ce soit quelque chose de rare dans mes souvenirs, une bonne bouche ?

Elle lui souriait de haut, sûre d’elle, mais elle ne savait pas que quelque chose demeurait sur son visage, une sorte de palpitation très faible, de douleur attrayante, et que son sourire ressemblait à celui qui vient après une crise de larmes.

— Je suis bien tranquille, continua-t-elle. Quand même je te rembrasserais, quand même nous…

Elle s’arrêta et fit une moue de mépris.

— Non, décidément, je ne nous vois pas dans cette attitude-là.

— Tu ne nous voyais pas non plus dans celle de tout à l’heure, dit Chéri sans se presser. Et pourtant, tu l’as gardée un bon bout de temps. Tu y penses donc, à l’autre ? Moi, je ne t’en ai rien dit.

Ils se mesurèrent en ennemis. Elle craignit de montrer un désir qu’elle n’avait pas eu le temps de nourrir ni de dissimuler, elle en voulut à cet enfant, refroidi en un moment et peut-être moqueur.

— Tu as raison, concéda-t-elle légèrement. N’y pensons pas. Je t’offre, nous disions donc, un pré pour t’y mettre au vert, et une table… La mienne, c’est tout dire.

— On peut voir, répondit Chéri. J’amènerais la Renouhard découverte ?

— Naturellement, tu ne la laisserais pas à Charlotte.

— Je paierai l’essence, mais tu nourriras le chauffeur.

Léa éclata de rire.

— Je nourrirai le chauffeur ! Ah ! ah ! fils de Madame Peloux, va ! Tu n’oublies rien… Je ne suis pas curieuse, mais je voudrais entendre ce que ça peut être entre une femme et toi, une conversation amoureuse !

Elle tomba assise et s’éventa. Un sphinx, de grands moustiques à longues pattes tournaient autour des lampes, et l’odeur du jardin, à cause de la nuit venue, devenait une odeur de campagne. Une bouffée d’acacia entra, si distincte, si active, qu’ils se retournèrent tous deux comme pour la voir marcher.

— C’est l’acacia à grappes rosées, dit Léa à demi-voix.

— Oui, dit Chéri. Mais comme il en a bu, ce soir, de la fleur d’oranger !

Elle le contempla, admirant vaguement qu’il eût trouvé cela. Il respirait le parfum en victime heureuse, et elle se détourna, craignant soudain qu’il ne l’appelât ; mais il l’appela quand même, et elle vint.

Elle vint à lui pour l’embrasser, avec un élan de rancune et d’égoïsme et des pensées de châtiment : « Attends, va… C’est joliment vrai que tu as une bonne bouche, cette fois-ci, je vais en prendre mon content, parce que j’en ai envie, et je te laisserai, tant pis, je m’en moque, je viens… »

Elle l’embrassa si bien qu’ils se délièrent ivres, assourdis, essoufflés, tremblant comme s’ils venaient de se battre… Elle se remit debout devant lui qui n’avait pas bougé, qui gisait toujours au fond du fauteuil et elle le défiait tout bas : « Hein ? Hein ?… » et elle s’attendait à être insultée. Mais il lui tendit les bras, ouvrit ses belles mains incertaines, renversa une tête blessée et montra entre ses cils l’étincelle double de deux larmes, tandis qu’il murmurait des paroles, des plaintes, tout un chant animal et amoureux où elle distinguait son nom, des « chérie… » des « viens… » des « plus te quitter… » un chant qu’elle écoutait penchée et pleine d’anxiété, comme si elle lui eût, par mégarde, fait très mal.


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