Chéri
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Chapitre XII

Colette

Chapitre XII

Éveillé depuis un long moment, il se gardait de bouger. La joue sur son bras plié, il tâchait de deviner l’heure. Un ciel pur devait verser sur l’avenue une précoce chaleur, car nulle ombre de nuage ne passait sur le rose ardent des rideaux. « Peut-être dix heures ?… » La faim le tourmentait, il avait peu dîné la veille. L’an dernier, il eût bondi, bousculé le repos de Léa, poussé des appels féroces pour réclamer le chocolat crémeux et le beurre glacé… Il ne bougea pas. Il craignait, en remuant, d’émietter un reste de joie, un plaisir optique qu’il goûtait au rose de braise des rideaux, aux volutes, acier et cuivre, du lit étincelant dans l’air coloré de la chambre. Son grand bonheur de la veille lui semblait réfugié, fondu et tout petit, dans un reflet, dans l’arc-en-ciel qui dansait au flanc d’un cristal empli d’eau.

Le pas circonspect de Rose frôla le tapis du palier. Un balai prudent nettoyait la cour. Chéri perçut un lointain tintement de porcelaine dans l’office… « Comme c’est long, cette matinée… » se dit-il. « Je vais me lever ! » Mais il demeura tout à fait immobile, car Léa derrière lui bâilla, étira ses jambes. Une main douce se posa sur les reins de Chéri, mais il referma les yeux et tout son corps se mit à mentir sans savoir pourquoi, en feignant la mollesse du sommeil. Il sentit que Léa quittait le lit, et la vit passer en silhouette noire devant les rideaux qu’elle écarta à demi. Elle se tourna vers lui, le regarda et hocha la tête, avec un sourire qui n’était point victorieux mais résolu, et qui acceptait tous les périls. Elle ne se pressait pas de quitter la chambre, et Chéri, laissant un fil de lumière entr’ouvrir ses cils, l’épiait. Il vit qu’elle ouvrait un indicateur des chemins de fer et suivait du doigt des colonnes de chiffres. Puis elle sembla calculer, le visage levé vers le ciel et les sourcils froncés. Pas encore poudrée, une maigre torsade de cheveux sur la nuque, le menton double et le cou dévasté, elle s’offrait imprudemment au regard invisible.

Elle s’éloigna de la fenêtre, prit dans un tiroir son carnet de chèques, libella et détacha plusieurs feuillets. Puis elle disposa sur le pied du lit un pyjama blanc et sortit sans bruit.

Seul, Chéri, en respirant longuement, s’aperçut qu’il avait retenu sa respiration depuis le lever de Léa. Il se leva, revêtit le pyjama et ouvrit la fenêtre. « On étouffe » souffla-t-il. Il gardait l’impression vague et le malaise d’avoir commis une action assez laide.

« Parce que j’ai fait semblant de dormir ? Mais je l’ai vue cent fois, Léa, au saut du lit. Seulement j’ai fait semblant de dormir, cette fois-ci… »

Le jour éclatant restituait à la chambre son rose de fleur, les tendres nuances du Chaplin blond et argenté riaient au mur. Chéri inclina la tête et ferma les yeux afin que sa mémoire lui rendît la chambre de la veille, mystérieuse et colorée comme l’intérieur d’une pastèque, le dôme féerique de la lampe, et surtout l’exaltation dont il avait supporté, chancelant, les délices…

— Tu es debout ! Le chocolat me suit.

Il constata avec gratitude qu’en quelques minutes Léa s’était coiffée, délicatement fardée, imprégnée du parfum familier. Le son de la bonne voix cordiale se répandit dans la pièce en même temps qu’un arôme de tartines grillées et de cacao. Chéri s’assit près des deux tasses fumantes, reçut des mains de Léa le pain grassement beurré. Il cherchait quelque chose à dire et Léa ne s’en doutait pas, car elle l’avait connu taciturne à l’ordinaire, et recueilli devant la nourriture. Elle mangea de bon appétit, avec la hâte et la gaîté préoccupée d’une femme qui déjeune, ses malles bouclées, avant le train.

— Ta seconde tartine, Chéri…

— Non, merci, Nounoune.

— Plus faim ?

— Plus faim.

Elle le menaça du doigt en riant :

— Toi, tu vas te faire coller deux pastilles de rhubarbe, ça te pend au nez !

Il fronça le nez, choqué :

— Écoute, Nounoune, tu as la rage de t’occuper de…

— Ta ta ta ! Ça me regarde. Tire la langue ? Tu ne veux pas tirer la langue ? Alors essuie tes moustaches de chocolat et parlons peu, mais parlons bien. Les sujets ennuyeux il faut les traiter vite.

Elle prit une main de Chéri par-dessus la table et l’enferma dans les siennes.

— Tu es revenu. C’était notre destin. Te fies-tu à moi ? Je te prends à ma charge.

Elle s’interrompit malgré elle, et ferma les yeux, comme pliant sous sa victoire ; Chéri vit le sang fougueux illuminer le visage de sa maîtresse.

— Ah ! reprit-elle plus bas, quand je pense à tout ce que je ne t’ai pas donné, à tout ce que je ne t’ai pas dit… Quand je pense que je t’ai cru un petit passant comme les autres, un peu plus précieux que les autres… Que j’étais bête, de ne pas comprendre que tu étais mon amour, l’amour, l’amour qu’on n’a qu’une fois…

Elle rouvrit ses yeux qui parurent plus bleus, d’un bleu retrempé à l’ombre des paupières, et respira par saccades.

« Oh ! supplia Chéri en lui-même, qu’elle ne me pose pas une question, qu’elle ne me demande pas une réponse maintenant, je suis incapable d’une seule parole… »

Elle lui secoua la main.

— Allons, allons, soyons sérieux. Donc, je disais : on part, on est partis. Qu’est-ce que tu fais, pour là-bas ? Fais régler la question d’argent par Charlotte, c’est le plus sage, et largement, je t’en prie. Tu préviens là bas, comment ? par lettre, j’imagine. Pas commode, mais on s’en tire quand on fait peu de phrases. Nous verrons ça ensemble. Il y a aussi la question de tes bagages, — je n’ai plus rien à toi, ici… Ces petites choses-là c’est plus agaçant qu’une grande décision, mais n’y songe pas trop… Veux-tu bien ne pas arracher toujours tes petites peaux, au bord de l’ongle de ton orteil ? C’est avec ces manies-là qu’on attrape un ongle incarné !

Il laissa retomber son pied machinalement. Son propre mutisme l’écrasait, et il était obligé de déployer une attention harassante pour écouter Léa. Il scrutait le visage animé, joyeux, impérieux de son amie, et se demandait vaguement : « Pourquoi a-t-elle l’air si contente ? »

Son hébétement devint si évident que Léa, qui maintenant monologuait sur l’opportunité de racheter le yacht du vieux Berthellemy, s’arrêta court :

— Croyez-vous qu’il me donnerait seulement un avis ? Ah ! tu as bien toujours douze ans, toi !

Chéri, délié de sa stupeur, passa la main sur son front et enveloppa Léa d’un regard mélancolique :

— Avec toi, Nounoune, il y a des chances pour que j’aie douze ans pendant un demi-siècle.

Elle cligna des yeux à plusieurs reprises comme s’il lui eût soufflé sur les paupières, et laissa le silence tomber entre eux.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda-t-elle enfin.

— Rien que ce que je dis, Nounoune. Rien que la vérité. Peux-tu la nier, toi qui es un honnête homme ?

Elle prit le parti de rire, avec une désinvolture qui cachait déjà une grande crainte.

— Mais c’est la moitié de ton charme, petite bête, que cet enfantillage ! Ce sera plus tard le secret de ta jeunesse sans fin. Et tu t’en plains !… Et tu as le toupet de venir t’en plaindre à moi !

— Oui, Nounoune. À qui veux-tu que je m’en plaigne ?

Il lui reprit la main qu’elle avait retirée.

— Ma Nounoune chérie, ma grande Nounoune, je ne fais pas que me plaindre, je t’accuse.

Elle sentait sa main serrée dans une main ferme. Et les grands yeux sombres aux cils lustrés, au lieu de fuir les siens, s’attachaient à eux misérablement. Elle ne voulut pas trembler encore.

« C’est peu de chose, peu de chose… Il ne faut que deux ou trois paroles bien sèches auxquelles il répondra par quelque grosse injure, puis il boudera et je lui pardonnerai… Ce n’est que cela… » Mais elle ne trouva pas la semonce urgente, qui eût changé l’expression de ce regard.

— Allons, allons, petit… Tu sais qu’il y a certaines plaisanteries que je ne tolère pas longtemps.

En même temps elle jugeait mou et faux le son de sa voix : « Que c’est mal dit… C’est dit en mauvais théâtre… » Le soleil de dix heures et demie atteignit la table qui les séparait, et les ongles polis de Léa brillèrent. Mais le rayon éclaira aussi ses grandes mains bien faites et cisela dans la peau relâchée et douce, sur le dos de la main, autour du poignet, des lacis compliqués, des sillons concentriques, des parallélogrammes minuscules comme ceux que la sécheresse grave, après les pluies, dans la terre argileuse. Léa se frotta les mains d’un air distrait, en tournant la tête pour attirer vers la rue l’attention de Chéri ; mais il persista dans sa contemplation canine et misérable. Brusquement il conquit les deux mains honteuses qui faisaient semblant de jouer avec un pan de ceinture, les baisa et les rebaisa, puis y coucha sa joue en murmurant :

— Ma Nounoune… ô ma pauvre Nounoune…

— Laisse-moi ! cria-t-elle avec une colère inexplicable, en lui arrachant ses mains.

Elle mit un moment à se dompter, et s’épouvanta de sa faiblesse, car elle avait failli éclater en sanglots. Dès qu’elle le put, elle parla et sourit :

— Alors, tu me plains, maintenant ? Pourquoi m’accusais-tu tout à l’heure ?

— J’avais tort, dit-il humblement. Toi, tu as été pour moi…

Il fit un geste qui exprimait son impuissance à trouver des mots dignes d’elle.

— « Tu as été ! » souligna-t-elle d’un ton mordant. En voilà un style d’oraison funèbre, mon petit garçon !

— Tu vois… reprocha-t-il.

Il secoua la tête, et elle vit bien qu’elle ne le fâcherait pas. Elle tendait tous ses muscles, et bridait ses pensées à l’aide de deux ou trois mots toujours les mêmes, répétés au fond d’elle : « Il est là, devant moi… Voyons, il est toujours là… Il n’est pas hors d’atteinte… Mais est-il encore là, devant moi, véritablement ?… »

Sa pensée échappa à cette discipline rythmique et une grande lamentation intérieure remplaça les mots conjuratoires : « Oh ! que l’on me rende, que l’on me rende seulement l’instant où je lui ai dit : « Ta seconde tartine, Chéri ? » Cet instant-là est encore si près de nous, il n’est pas perdu à jamais, il n’est pas encore dans le passé ! Reprenons notre vie à cet instant-là, le peu qui a eu lieu depuis ne comptera pas, je l’efface, je l’efface… Je vais lui parler tout à fait comme si nous étions quelques minutes plus tôt, je vais lui parler, voyons, du départ, des bagages… »

Elle parla en effet, et dit :

— Je vois… Je vois que je ne peux pas traiter en homme un être qui est capable, par veulerie, de mettre le désarroi chez deux femmes. Crois-tu que je ne comprenne pas ? En fait de voyage, tu les aimes courts, hein ? Hier à Neuilly, aujourd’hui ici, mais demain… Où donc, demain ? Ici ? Non, non, mon petit, pas la peine de mentir, cette figure de condamné ne tromperait même pas une plus bête que moi, s’il y en a une par là…

Son geste violent, qui désignait la direction de Neuilly, renversa une jatte à gâteaux que Chéri redressa. À mesure qu’elle parlait, elle accroissait son mal, le changeait en un chagrin cuisant, agressif et jaloux, un chagrin bavard de jeune femme. Le fard, sur ses joues, devenait lie-de-vin, une mèche de cheveux, tordue par le fer, descendit sur sa nuque comme un petit serpent sec.

— Même celle de par là, même ta femme, tu ne la retrouveras pas toutes les fois chez toi, quand il te plaira de rentrer ! Une femme, mon petit, on ne sait pas bien comment ça se prend, mais on sait encore moins comment ça se déprend !… Tu la feras garder par Charlotte, la tienne, hein ? C’est une idée, ça ! Ah ! je rirai bien, le jour où…

Chéri se leva, pâle et sérieux :

— Nounoune !…

— Quoi, Nounoune ? quoi, Nounoune ? Penses-tu que tu vas me faire peur ? Ah ! tu veux marcher tout seul ? Marche ! Tu es sûr de voir du pays, avec une fille de Marie-Laure ! Elle n’a pas de bras, et le derrière plat, mais ça ne l’empêchera guère…

— Je te défends, Nounoune !…

Il lui saisit les deux bras, mais elle se leva, se dégagea avec vigueur, et éclata d’un rire enroué :

— Mais bien sûr ! « Je te défends de dire un mot contre ma femme ! » N’est-ce pas ?

Il fit le tour de la table et vint tout près d’elle, tremblant d’indignation :

— Non ! Je te défends, m’entends-tu bien, je te défends de m’abîmer ma Nounoune !

Elle recula vers le fond de la chambre en balbutiant :

— Comment ça… Comment ça…

Il la suivait, comme prêt à la châtier :

— Oui ! Est-ce que c’est ainsi que Nounoune doit parler ? Qu’est-ce que c’est que ces manières ? Des sales petites injures genre Madame Peloux, maintenant ? Et ça sort de toi, toi Nounoune !…

Il rejeta la tête en arrière orgueilleusement :

— Moi, je sais comment doit parler Nounoune ! Je sais comment elle doit penser ! J’ai eu le temps de l’apprendre. Je n’ai pas oublié le jour où tu me disais, un peu avant que je n’épouse cette petite : « Au moins, ne sois pas méchant… Essaie de ne pas faire souffrir… J’ai un peu l’impression qu’on laisse une biche à un lévrier… » Voilà des paroles ! Ça, c’est toi ! Et la veille de mon mariage, quand je me suis échappé pour venir te voir, je me rappelle, tu m’as dit…

La voix lui manqua, tous ses traits s’éclairèrent au feu d’un souvenir :

— Chérie, va…

Il posa ses mains sur les épaules de Léa :

— Et cette nuit encore, reprit-il, est-ce qu’un de tes premiers soucis n’a pas été pour me demander si je n’avais pas fait trop de mal là-bas ? Ma Nounoune, chic type je t’ai connue, chic type je t’ai aimée, quand nous avons commencé. S’il nous faut finir, vas-tu pour cela ressembler aux autres femmes ?…

Elle sentit confusément la ruse sous l’hommage, et s’assit en cachant son visage entre ses mains :

— Que tu es dur, que tu es dur… bégaya-t-elle… Pourquoi es-tu revenu… J’étais si calme, si seule, si habituée à…

Elle s’entendit mentir, et s’interrompit :

— Pas moi ! riposta Chéri. Je suis revenu parce que… parce que…

Il écarta les bras, les laissa retomber, les rouvrit :

— Parce que je ne pouvais plus me passer de toi, ce n’est pas la peine de chercher autre chose.

Ils demeurèrent silencieux un instant.

Elle contemplait, affaissée, ce jeune homme impatient, blanc comme une mouette, dont les pieds légers et les bras ouverts semblaient prêts pour l’essor…

Les yeux sombres de Chéri erraient au-dessus d’elle.

— Ah ! tu peux te vanter, dit-il soudain, tu peux te vanter de m’avoir, depuis trois mois surtout, fait mener une vie… une vie…

— Moi ?…

— Et qui donc, sinon toi ? Une porte qui s’ouvre, c’était Nounoune ; le téléphone, c’était Nounoune ; une lettre dans la boîte du jardin : peut-être Nounoune… Jusque dans le vin que je buvais, je te cherchais, et je ne trouvais jamais le Pommery de chez toi… Et la nuit, donc… Ah ! là là !…

Il marchait très vite et sans aucun bruit, de long en large, sur le tapis.

— Je peux le dire, que je sais ce que c’est que de souffrir pour une femme, oui ! Je les attends, à présent, celles d’après toi… poussières ! Ah ! que tu m’avais bien empoisonné !…

Elle se redressait lentement, suivait, d’un balancement du buste, le va-et-vient de Chéri. Elle avait les pommettes sèches et luisantes, d’un rouge fiévreux qui rendait le bleu de ses yeux presque insoutenable. Il marchait, la tête penchée, et ne cessait de parler.

— Tu penses, Neuilly sans toi, les premiers temps de mon retour ! D’ailleurs, tout sans toi… Je serais devenu fou. Un soir la petite était malade, je ne sais plus quoi, des douleurs, des névralgies… Elle me faisait peine, mais je suis sorti de la chambre parce que rien au monde ne m’aurait empêché de lui dire : « Attends, ne pleure pas, je vais aller chercher Nounoune qui te guérira… » D’ailleurs tu serais venue, n’est-ce pas, Nounoune ?… Oh ! là là, cette vie… À l’hôtel Morris, j’avais embauché Desmond, bien payé, et je lui en racontais, quelquefois, la nuit… Je lui disais, comme s’il ne te connaissait pas : « Mon vieux, une peau comme la sienne, ça n’existe pas… Et tu vois ton cabochon de saphir, eh bien mon vieux, cache-le, parce que le bleu de ses yeux, à elle, il ne tourne pas au gris aux lumières ! » Et je lui disais comme tu étais rossarde quand tu voulais, et que personne n’avait le dernier mot avec toi, pas plus moi que les autres… Je lui disais : « Cette femme-là, mon vieux, quand elle a le chapeau qu’il lui faut — ton bleu marine avec des ailes, Nounoune, de l’autre été — et la manière de s’habiller qu’elle a, tu peux mettre n’importe quelle femme à côté, tout fout le camp ! » Et puis tes manières épatantes de parler, de marcher, ton sourire, ta démarche qui fait chic, je lui disais, à Desmond : « Ah ! ce n’est pas rien, qu’une femme comme Léa !… »

Il claqua des doigts, avec une fierté de propriétaire, et s’arrêta, essoufflé, de parler et de marcher.

« Je n’ai jamais dit tout ça à Desmond », songea-t-il. « Et pourtant ce n’est pas un mensonge que je fais là. Desmond a compris tout de même. » Il voulut reprendre et regarda Léa. Elle l’écoutait encore. Assise très droite à présent, elle lui montrait en pleine lumière son visage noble et défait, ciré par de cuisantes larmes séchées. Un poids invisible tirait en bas le menton et les joues, attristait les coins tremblants de la bouche. Dans ce naufrage de la beauté, Chéri retrouvait, intacts, le joli nez dominateur, les prunelles d’un bleu de fleur bleue…

— Alors, n’est-ce pas, Nounoune, après des mois de cette vie-là, j’arrive ici, et…

Il s’arrêta, effrayé de ce qu’il avait failli dire.

— Tu arrives ici, et tu trouves une vieille femme, dit Léa d’une voix faible et tranquille.

— Nounoune ! Écoute, Nounoune !…

Il se jeta à genoux contre elle, laissant voir sur son visage la lâcheté d’un enfant qui ne trouve plus de mots pour cacher une faute.

— Et tu trouves une vieille femme, répéta Léa. De quoi donc as-tu peur, petit ?

Elle entoura de son bras les épaules de Chéri, sentit le raidissement, la défense de ce corps qui souffrait parce qu’elle était blessée.

— Viens donc, mon Chéri… De quoi as-tu peur ? De m’avoir fait de la peine ? Ne pleure pas, ma beauté… Comme je te remercie, au contraire…

Il fit un gémissement de protestation et se débattit sans force. Elle inclina sa joue sur les cheveux noirs emmêlés.

— Tu as dit tout cela, tu as pensé tout cela de moi ? J’étais donc si belle à tes yeux, dis ? Si bonne ? À l’âge où tant de femmes ont fini de vivre, j’étais pour toi la plus belle, la meilleure des femmes, et tu m’aimais ? Comme je te remercie, mon chéri… La plus chic, tu as dit ?… Pauvre petit…

Il s’abandonnait et elle le soutenait entre ses bras.

— Si j’avais été la plus chic, j’aurais fait de toi un homme, au lieu de ne penser qu’au plaisir de ton corps, et au mien. La plus chic, non, non, je ne l’étais pas, mon chéri, puisque je te gardais. Et c’est bien tard…

Il semblait dormir dans les bras de Léa, mais ses paupières obstinément jointes tressaillaient sans cesse et il s’accrochait, d’une main immobile et fermée, au peignoir qui se déchirait lentement.

— C’est bien tard, c’est bien tard… Tout de même…

Elle se pencha sur lui.

— Mon chéri, écoute-moi. Éveille-toi, ma beauté. Écoute-moi les yeux ouverts. N’aie pas peur de me voir. Je suis tout de même cette femme que tu as aimée, tu sais, la plus chic des femmes…

Il ouvrit les yeux, et son premier regard mouillé était déjà plein d’un espoir égoïste et suppliant. Léa détourna la tête : « Ses yeux… Ah ! faisons vite… » Elle reposa sa joue sur le front de Chéri.

— C’était moi, petit, c’était bien moi cette femme qui t’a dit : « Ne fais pas de mal inutilement, épargne la biche… » Je ne m’en souvenais plus. Heureusement tu y as pensé. Tu te détaches bien tard de moi, mon nourrisson méchant, je t’ai porté trop longtemps contre moi, et voilà que tu en as lourd à porter à ton tour : une jeune femme, peut-être un enfant… Je suis responsable de tout ce qui te manque… Oui, oui, ma beauté, te voilà, grâce à moi, à vingt-cinq ans, si léger, si gâté et si sombre à la fois… J’en ai beaucoup de souci. Tu vas souffrir, — tu vas faire souffrir. Toi qui m’as aimée…

La main qui déchirait lentement son peignoir se crispa et Léa sentit sur son sein les griffes du nourrisson méchant.

— … Toi qui m’as aimée, reprit-elle après une pause, pourras-tu… Je ne sais comment me faire comprendre…

Il s’écarta d’elle pour l’écouter : et elle faillit lui crier : « Remets cette main sur ma poitrine et tes ongles dans leur marque, ma force me quitte dès que ta chair s’éloigne de moi ! » Elle s’appuya à son tour sur lui qui s’était agenouillé devant elle, et continua :

— Toi qui m’as aimée, toi qui me regretteras…

Elle lui sourit et le regarda dans les yeux.

— Hein, quelle vanité !… Toi qui me regretteras, je voudrais que, quand tu te sentiras près d’épouvanter la biche qui est ton bien, qui est ta charge, tu te retiennes, et que tu inventes à ces instants-là tout ce que je ne t’ai pas appris… Je ne t’ai jamais parlé de l’avenir. Pardonne-moi, Chéri : je t’ai aimé comme si nous devions, l’un et l’autre, mourir l’heure d’après. Parce que je suis née vingt-quatre ans avant toi, j’étais condamnée, et je t’entraînais avec moi…

Il l’écoutait avec une attention qui lui donnait l’air dur. Elle passa sa main sur le front inquiet, pour en effacer le pli.

— Tu nous vois, Chéri, allant déjeuner ensemble à Armenonville ?… Tu nous vois invitant Madame et Monsieur Lili ?…

Elle rit tristement et frissonna.

— Ah ! Je suis aussi finie que cette vieille… Vite, vite, petit, va chercher ta jeunesse, elle n’est qu’écornée par les dames mûres, il t’en reste, il lui en reste à cette enfant qui t’attend. Tu y as goûté, à la jeunesse ! Tu sais qu’elle ne contente pas, mais qu’on y retourne… Eh ! ce n’est pas de cette nuit que tu as commencé à comparer… Et qu’est-ce que je fais là, moi, à donner des conseils et à montrer ma grandeur d’âme ? Qu’est-ce que je sais de vous deux ? Elle t’aime : c’est son tour de trembler, elle souffrira comme une amoureuse et non pas comme une maman dévoyée. Tu lui parleras en maître, mais pas en gigolo capricieux… Va, va vite…

Elle parlait sur un ton de supplication précipitée. Il l’écoutait debout, campé devant elle, la poitrine nue, les cheveux en tempête, si tentant qu’elle noua l’une à l’autre ses mains qui allaient le saisir. Il la devina peut-être et ne se déroba pas. Un espoir, imbécile comme celui qui peut atteindre, pendant leur chute, les gens qui tombent d’une tour, brilla entre eux et s’évanouit.

— Va, dit-elle à voix basse. Je t’aime. C’est trop tard. Va-t’en. Mais va-t’en tout de suite. Habille-toi.

Elle se leva et lui apporta ses chaussures, disposa la chemise froissée, les chaussettes. Il tournait sur place et remuait gauchement les doigts comme s’il avait l’onglée, et elle dut trouver elle-même les bretelles, la cravate ; mais elle évita de s’approcher de lui et ne l’aida pas. Pendant qu’il s’habillait, elle regarda fréquemment dans la cour comme si elle attendait une voiture.

Vêtu, il parut plus pâle, avec des yeux qu’élargissait un halo de fatigue.

— Tu ne te sens pas malade ? lui demanda-t-elle. Et elle ajouta timidement, les yeux bas : « Tu pourrais… te reposer… » Mais tout de suite elle se reprit et revint à lui comme s’il était dans un grand péril : « Non, non, tu seras mieux chez toi… Rentre vite, il n’est pas midi, un bon bain chaud te remettra, et puis le grand air… Tiens, tes gants… Ah ! oui, ton chapeau par terre… Passe ton pardessus, l’air te surprendrait. Au revoir, mon Chéri, au revoir… C’est ça… Tu diras à Charlotte… » Elle referma sur lui la porte et le silence mit fin à ses vaines paroles désespérées. Elle entendit que Chéri butait dans l’escalier, et elle courut à la fenêtre. Il descendait le perron et s’arrêta au milieu de la cour.

— Il remonte ! il remonte ! cria-t-elle en levant les bras.

Une vieille femme haletante répéta, dans le miroir oblong, son geste, et Léa se demanda ce qu’elle pouvait avoir de commun avec cette folle.

Chéri reprit son chemin vers la rue, ouvrit la grille et sortit. Sur le trottoir il boutonna son pardessus pour cacher son linge de la veille. Léa laissa retomber le rideau. Mais elle eut encore le temps de voir que Chéri levait la tête vers le ciel printanier et les marronniers chargés de fleurs, et qu’en marchant il gonflait d’air sa poitrine, comme un évadé.


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