Chéri
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Chapitre VII

Colette

Chapitre VII

— Sais-tu bien, mon trésor aimé, que je ne trouve pas que tu aies très bonne mine ?

— C’est la nuit en chemin de fer, répondit brièvement Chéri.

Mme Peloux n’osait pas dire toute sa pensée. Elle trouvait son fils changé.

« Il est… oui, il est fatal, » décréta-t-elle ; et elle acheva tout avec enthousiasme :

— C’est l’Italie !

— Si tu veux, concéda Chéri.

La mère et le fils venaient de prendre ensemble leur petit déjeuner et Chéri avait daigné saluer de quelques blasphèmes flatteurs son « café au lait de concierge », un café au lait gras, blond et sucré que l’on confiait une seconde fois à un feu doux de braise, après y avoir rompu des tartines grillées et beurrées qui recuisaient à loisir et masquaient le café d’une croûte succulente.

Il avait froid dans son pyjama de laine blanche et serrait ses genoux dans ses bras. Charlotte Peloux, coquette pour son fils, inaugurait un saut-de-lit-souci et un bonnet du matin, serré aux tempes, qui donnait à la nudité de son visage une importance sinistre.

Comme son fils la regardait, elle minauda :

— Tu vois, j’adopte le genre aïeule ! Bientôt la poudre. Ce bonnet-là, tu l’aimes ? il fait dix-huitième, pas ? Dubarry ou Pompadour ? De quoi ai-je l’air ?

— Vous avez l’air d’un vieux forçat, lui asséna Chéri. C’est pas des choses à faire, ou bien on prévient.

Elle gémit, puis s’esclaffa :

— Ah ! ah ! tu l’as, la dent dure !

Mais il ne riait pas et regardait dans le jardin la neige mince, tombée la nuit sur les gazons. Le gonflement spasmodique, presque insensible, de ses muscles maxillaires trahissait seul sa nervosité. Mme Peloux intimidée imita son silence. Un trille étouffé de sonnette résonna.

— C’est Edmée qui sonne pour son petit déjeuner, dit Mme Peloux.

Chéri ne répondit pas.

— Qu’est-ce qu’il a donc, le calorifère ? il fait froid, ici, dit-il au bout d’un moment.

— C’est l’Italie, répéta Mme Peloux avec lyrisme. Tu reviens ici avec du soleil plein les yeux, plein le cœur ! Tu tombes dans le pôle ! dans le pôle ! Les dahlias n’ont pas fleuri huit jours ! Mais sois tranquille, mon amour adoré. Ton nid s’avance. Si l’architecte n’avait pas eu une paratyphoïde, ce serait fini. Je l’avais prévenu ; si je ne lui ai pas dit vingt fois, je ne lui ai pas dit une : « Monsieur Savaron… »

Chéri qui était allé à la fenêtre se retourna brusquement :

— Elle est datée de quand, cette lettre ?

Mme Peloux ouvrit de grands yeux de petit enfant :

— Quelle lettre ?

— Cette lettre de Léa que tu m’as montrée tout à l’heure.

— Elle n’est pas datée, mon amour, mais je l’ai reçue la veille de mon dernier dimanche d’octobre.

— Bon. Et vous ne savez pas qui c’est ?…

— Qui c’est, ma merveille ?

— Oui, enfin, le type avec qui elle est partie ?

Le visage nu de Mme Peloux se fit malicieux :

— Non, figure-toi ! Personne ne sait ! La vieille Lili est en Sicile et aucune de ces dames n’a eu vent de la chose ! Un mystère, un mystère angoissant ! Pourtant, tu me connais, j’ai bien recueilli ici et là quelques petits renseignements…

La prunelle noire de Chéri bougea sur le blanc de son œil.

— Quels potins ?

— Il s’agirait d’un jeune homme… chuchota Mme Peloux. Un jeune homme… peu recommandable, tu m’entends !… Très bien de sa personne, par exemple !

Elle mentait, choisissant la conjecture la plus basse. Chéri haussa les épaules :

— Ah ! là là… très bien de sa personne ! Cette pauvre Léa, je vois ça d’ici, un petit costaud de l’école à Patron, avec du poil noir sur les poignets et les mains humides… Tiens, je me recouche, tu me donnes sommeil.

Traînant ses babouches, il regagna sa chambre, en s’attardant aux longs corridors et aux paliers larges de la maison qu’il lui semblait découvrir. Il buta contre une armoire ventrue et s’étonna :

— Du diable, si je me souvenais qu’il y avait une armoire là… Ah ! si, je me rappelle vaguement… Et ce type-là, qui ça peut-il être ?

Il interrogeait un agrandissement photographique, pendu funèbre dans son cadre de bois noir, auprès d’une faïence polychrome que Chéri ne reconnaissait pas non plus.

Mme Peloux n’avait pas déménagé depuis vingt-cinq ans et maintenait en leur place toutes les erreurs successives de son goût saugrenu et thésaurisateur. « Ta maison, c’est la maison d’une fourmi qui serait dingo », lui reprochait la vieille Lili, gourmande de tableaux et surtout de peintres avancés. À quoi Mme Peloux répliquait :

— Pourquoi toucher à ce qui est bien ?

Un corridor vert d’eau, — vert-couloir d’hôpital, disait Léa, — s’écaillait-il ? Charlotte Peloux le faisait repeindre en vert, et cherchait jalousement, pour changer le velours grenat d’une chaise-longue, le même velours grenat…

Chéri s’arrêta sur le seuil d’un cabinet de toilette ouvert. Le marbre rouge d’une table-lavabo encastrait des cuvettes blanches à initiales, et deux appliques électriques soutenaient des lys en perles. Chéri remonta ses épaules jusqu’à ses oreilles comme s’il souffrait d’un courant d’air :

— Bon Dieu, c’est laid, ce bazar !

Il repartit à grands pas. La fenêtre, au bout du corridor qu’il arpentait, se parait d’une bordure de petits vitraux rouges et jaunes.

— Il me fallait encore ça, grommela-t-il. Il tourna à gauche et ouvrit une porte — la porte de son ancienne chambre — d’une main rude, sans frapper. Un petit cri sortit du lit où Edmée achevait de déjeuner.

Chéri referma la porte et contempla sa jeune femme sans s’approcher du lit.

— Bonjour, lui dit-elle en souriant. Comme tu as l’air étonné de me voir !

Le reflet de la neige l’éclairait d’une lumière bleue et égale. Elle portait défaits ses cheveux crépelés, d’un châtain cendré, qui ne couvraient pas tout à fait ses épaules basses et élégantes. Avec ses joues blanches et rosées comme son vêtement de nuit, sa bouche d’un rose que la fatigue pâlissait, elle était un tableau frais, inachevé et un peu lointain.

— Dis-moi bonjour, Fred ? insista-t-elle.

Il s’assit auprès de sa femme et la prit dans ses bras. Elle se renversa doucement, entraînant Chéri. Il s’accouda pour regarder de tout près, au-dessous de lui, cette créature si neuve que la lassitude ne défleurissait pas. La paupière inférieure, renflée et pleine, sans un coup d’ongle, semblait l’émerveiller, et aussi la suavité argentée de la joue.

— Quel âge as-tu ? demanda-t-il soudain.

Edmée ouvrit ses yeux qu’elle avait tendrement fermés. Chéri vit la couleur noisette des prunelles, les petites dents carrées que le rire découvrait :

— Oh ! voyons… j’aurai dix-neuf ans le cinq janvier, tâche d’y penser !…

Il retira son bras avec brusquerie et la jeune femme glissa au creux du lit comme une écharpe détachée.

— Dix-neuf ans, c’est prodigieux ! Sais-tu que j’en ai plus de vingt-cinq ?

— Mais oui, je le sais, Fred…

Il prit sur la table de chevet un miroir d’écaille blonde et s’y mira :

— Vingt-cinq ans !

Vingt-cinq ans, un visage de marbre blanc et qui semblait invincible. Vingt-cinq ans, mais au coin externe de l’œil, puis au-dessous de l’œil, doublant finement le dessin à l’antique de la paupière, deux lignes, visibles seulement en pleine lumière, deux incisions, faites d’une main si redoutable et si légère… Il posa le miroir :

— Tu es plus jeune que moi, dit-il à Edmée, ça me choque.

— Pas moi !

Elle avait répondu d’une voix mordante et pleine de sous-entendus. Il ne s’y arrêta point.

— Tu sais pourquoi j’ai de beaux yeux ? lui demanda-t-il avec un grand sérieux.

— Non, Edmée. Peut-être parce que je les aime ?

— Poésie, dit Chéri qui haussa les épaules. C’est parce que j’ai l’œil fait comme une sole.

— Comme une…

— Comme une sole.

Il s’assit près d’elle pour la démonstration.

— Tiens, ici, le coin qui est près du nez, c’est la tête de la sole. Et puis ça remonte en haut, c’est le dos de la sole, tandis qu’en dessous ça continue plus droit : le ventre de la sole. Et puis le coin de l’œil bien allongé vers la tempe, c’est la queue de la sole.

- Ah ?…

— Oui, si j’avais l’œil en forme de limande, c’est-à-dire aussi ouvert d’en bas qu’en haut, j’aurais l’air bête. Voilà. Toi qui es bachelière, tu savais ça, toi ?

— Non, j’avoue…

Elle se tut et demeura interdite, car il avait parlé sentencieusement, avec une force superflue, comme certains extravagants.

« Il y a des moments, » pensait-elle, « où il ressemble à un sauvage. Un être de la jungle ? Mais il ne connaît ni les plantes ni les animaux, et il a parfois l’air de ne pas même connaître l’humanité… »

Chéri, assis contre elle, la tenait d’un bras par les épaules et maniait de sa main libre les perles petites, très belles, très rondes, toutes égales, du collier d’Edmée. Elle respirait le parfum dont Chéri usait avec excès et fléchissait, enivrée, comme une rose dans une chambre chaude.

— Fred… Viens dormir… on est fatigués…

Il ne parut pas entendre. Il fixait sur les perles du collier un regard obstiné et anxieux.

— Fred…

Il tressaillit, se leva, quitta furieusement son pyjama et se jeta tout nu dans le lit, cherchant la place de sa tête sur une jeune épaule où la clavicule fine pointait encore. Edmée obéissait de tout son corps, creusait son flanc, ouvrait son bras. Chéri ferma les yeux et devint immobile. Elle se tenait éveillée avec précaution, un peu essoufflée sous le poids, et le croyait endormi. Mais au bout d’un instant il se retourna d’un saut en imitant le grognement d’un dormeur inconscient, et se roula dans le drap à l’autre bord du lit.

« C’est son habitude, constata Edmée. »

Elle devait s’éveiller tout l’hiver dans cette chambre carrée à quatre fenêtres. Le mauvais temps retardait l’achèvement d’un hôtel neuf, avenue Henri-Martin, et aussi les caprices de Chéri qui voulut une salle de bains noire, un salon chinois, un sous-sol aménagé en piscine et un gymnase. Aux objections de l’architecte, il répondait : « Je m’en fous. Je paye, je veux être servi. Je ne regarde pas au prix. » Mais, parfois, il épluchait âprement un devis, affirmant qu’ « on ne faisait pas le poil au fils Peloux. » De fait, il discourait prix de séries, fibro-ciment, et stuc coloré avec une aisance inattendue, une mémoire précise des chiffres qui forçaient la considération des entrepreneurs.

Il consultait peu sa jeune femme, bien qu’il fît parade, pour elle, de son autorité et qu’il prît soin de masquer, à l’occasion, son incertitude par des ordres brefs. Elle découvrit que s’il savait d’instinct jouer avec les couleurs, il méprisait les belles formes et les caractéristiques des styles.

— Tu t’embarrasses d’un tas d’histoires, toi, chose… heu… Edmée. Une décision pour le fumoir ? Tiens, en v’là une : bleu pour les murs, un bleu qui n’a peur de rien. Un tapis violet, d’un violet qui fout le camp devant le bleu des murs. Et puis, là-dedans, ne crains pas le noir, ni l’or pour les meubles et les bibelots.

— Oui, tu as raison, Fred. Mais ce sera un peu impitoyable, ces belles couleurs. Il va manquer la grâce, la note claire, le vase blanc ou la statue…

— Que non, interrompait-il assez roidement. Le vase blanc, ce sera moi tout nu. Et n’oublions pas un coussin, un machin, un fourbi quelconque rouge potiron, pour quand je me baladerai tout nu dans le fumoir.

Elle caressait, secrètement séduite et révoltée, de telles images qui transformaient leur demeure future en une sorte de palais équivoque, de temple à la gloire de Chéri. Mais elle ne luttait pas, quémandait avec douceur « un petit coin », pour un mobilier minuscule et précieux, au point sur fond blanc, cadeau de Marie-Laure.

Cette douceur qui cachait une volonté si jeune et déjà si bien exercée lui valut de camper quatre mois chez sa belle-mère, et de déjouer, quatre mois durant, l’affût constant, les pièges tendus quotidiennement à sa sérénité, à sa gaîté encore frileuse, à sa diplomatie ; Charlotte Peloux, exaltée par la proximité d’une victime si tendre, perdait un peu la tête et gaspillait les flèches, mordait à tort et à travers.

— Du sang-froid, Madame Peloux, jetait de temps en temps Chéri. Qui boufferez-vous l’hiver prochain, si je ne vous arrête pas ?

Edmée levait sur son mari des yeux où la peur et la gratitude tremblaient ensemble et essayait de ne pas trop penser, de ne pas trop regarder Mme Peloux. Un soir, Charlotte lança à trois reprises et comme à l’étourdie, par-dessus les chrysanthèmes du surtout, le nom de Léa au lieu de celui d’Edmée. Chéri baissa ses sourcils sataniques :

— Madame Peloux, je crois que vous avez des troubles de mémoire. Une cure d’isolement vous paraît-elle nécessaire ?

Charlotte Peloux se tut pendant une semaine, mais jamais Edmée n’osa demander à son mari : « C’est à cause de moi, que tu t’es fâché ? C’est bien moi que tu défendais ? Ce n’est pas l’autre femme, celle d’avant moi ? »

Son enfance, son adolescence lui avaient appris la patience, l’espoir, le silence, le maniement aisé des armes et des vertus des prisonniers. La belle Marie-Laure n’avait jamais grondé sa fille : elle se bornait à la punir. Jamais une parole dure, jamais une parole tendre. La solitude, puis l’internat, puis encore la solitude de quelques vacances, la relégation fréquente dans une chambre parée ; enfin la menace du mariage, de n’importe quel mariage, dès que l’œil de la mère trop belle discerna sur la fille l’aube d’une autre beauté, beauté timide, comme opprimée, d’autant plus touchante… Au prix de cette mère d’ivoire et d’or insensibles, la ronde méchanceté de Charlotte Peloux n’était que roses…

— Tu as peur de ma mère vénérée ? lui demanda un soir Chéri.

Edmée sourit, fit une moue d’insouciance.

— Peur ? non. On tressaute pour une porte qui claque, mais on n’a pas peur. On a peur du serpent qui passe dessous…

— Fameux serpent, Marie-Laure, hein ?

— Fameux.

Il attendit une confidence qui ne vint pas et serra d’un bras les minces épaules de sa femme, en camarade :

— On est quelque chose comme orphelins, nous, pas ?

— Oui, on est orphelins ! On est si gentils !

Elle se colla contre lui. Ils étaient seuls dans le hall. Mme Peloux, comme disait Chéri, préparait en haut ses poisons du lendemain. La nuit encore froide derrière les vitres mirait les meubles et les lampes comme un étang. Edmée se sentait tiède et protégée, confiante aux bras de cet inconnu. Elle leva la tête et cria de saisissement, car il renversait vers le lustre un visage magnifique et désespéré, en fermant les yeux sur deux larmes, retenues et scintillantes entre ses cils…

— Chéri, Chéri ! Qu’est-ce que tu as ?

Malgré elle, elle lui avait donné ce petit nom trop caressant, qu’elle ne voulait jamais prononcer. Il obéit à l’appel avec égarement, et ramena son regard sur elle.

— Chéri ! mon Dieu, j’ai peur… Qu’est-ce que tu as ?…

Il l’écarta un peu, la tint par les bras en face de lui.

— Ah ! ah ! cette petite… cette petite… De quoi donc as-tu peur ?

Il lui livrait ses yeux de velours, plus beaux pour une larme, paisibles, grands ouverts, indéchiffrables. Edmée allait le supplier de se taire quand il parla :

— Ce qu’on est bêtes !… C’est cette idée qu’on est orphelins… C’est idiot. C’est tellement vrai…

Il reprit son air d’importance comique et elle respira, assurée qu’il ne parlerait pas davantage. En commençant d’éteindre soigneusement les candélabres, il se tourna vers Edmée avec une vanité très naïve, ou très retorse :

— Tiens, pourquoi est-ce que je n’aurais pas un cœur, moi aussi ?


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