— Pourquoi ta mère ne me l’a-t-elle pas appris elle-même hier soir en dînant ?
— Elle trouve plus convenable que ce soit moi.
— Non ?
— Qu’elle dit.
— Et toi ?
— Et moi, quoi ?
— Tu trouves ça aussi plus convenable ?
Chéri leva sur Léa un regard indécis.
— Oui.
Il parut penser et répéta :
— Oui, c’est mieux, voyons.
Pour ne le point gêner, Léa détourna les yeux vers la fenêtre. Une pluie chaude noircissait ce matin d’août et tombait droite sur les trois platanes, déjà roussis, de la cour plantée. « On croirait l’automne » remarqua Léa, et elle soupira.
— Qu’est-ce que tu as ? demanda Chéri.
Elle le regarda, étonnée :
— Mais je n’ai rien, je n’aime pas cette pluie.
— Ah ! bon, je croyais…
— Tu croyais ?
— Je croyais que tu avais de la peine.
Elle ne put s’empêcher de rire franchement.
— Que j’avais de la peine parce que tu vas te marier ? Non, écoute… tu es… tu es drôle…
Elle éclatait rarement de rire, et sa gaîté vexa Chéri. Il haussa les épaules et alluma une cigarette avec sa grimace habituelle, le menton trop tendu, la lèvre inférieure avancée.
— Tu as tort de fumer avant le déjeuner, dit Léa.
Il répliqua quelque chose d’impertinent qu’elle n’entendit pas, occupée qu’elle était tout à coup d’écouter le son de sa propre voix et l’écho de son conseil quotidien, machinal, répercuté jusqu’au fond de cinq années écoulées… « Ça me fait comme la perspective dans les glaces », songea-t-elle. Puis elle remonta d’un petit effort vers la réalité et la bonne humeur.
— Une chance que je passe bientôt la consigne à une autre, pour le tabac à jeun ! dit-elle à Chéri.
— Celle-là, elle n’a pas voix au chapitre, déclara Chéri. Je l’épouse, n’est-ce pas ? Qu’elle baise la trace de mes pieds divins, et qu’elle bénisse sa destinée. Et ça va comme ça.
Il exagéra la saillie de son menton, serra les dents sur son fume-cigarette, écarta les lèvres et ne réussit à ressembler ainsi, dans son pyjama de soie immaculé, qu’à un prince asiatique, pâli dans l’ombre impénétrable des palais.
Léa, nonchalante dans son saut-de-lit rose, d’un rose qu’elle nommait « obligatoire », remuait des pensées qui la fatiguaient et qu’elle se décida à jeter, une à une, contre le calme feint de Chéri :
— Enfin, cette petite, pourquoi l’épouses-tu ?
Il s’accouda des deux bras à une table, imita inconsciemment le visage composé de Mme Peloux :
— Tu comprends, ma chère…
— Appelle-moi Madame, ou Léa. Je ne suis ni ta femme de chambre, ni un copain de ton âge.
Elle parlait sec, redressée dans son fauteuil, sans élever la voix. Il voulut riposter, brava la belle figure un peu meurtrie sous la poudre, et les yeux qui le couvraient d’une lumière si bleue et si franche, puis il mollit et céda d’une manière qui ne lui était pas habituelle :
— Nounoume, tu me demandes de t’expliquer… N’est-ce pas, il faut faire une fin. Et puis, il y a de gros intérêts en jeu.
— Lesquels ?
— Les miens, dit-il sans sourire. La petite a une fortune personnelle.
— De son père ?
Il bascula, les pieds en l’air.
— Ah ! je ne sais pas. T’en as des questions ! Je pense. La belle Marie-Laure ne prélève pas quinze cents billets sur sa cassette particulière, hein ? Quinze cents billets, et des bijoux de monde bien.
— Et toi ?
— Moi, j’ai plus, dit-il avec orgueil.
— Alors, tu n’as pas besoin d’argent.
Il hocha sa tête lisse où le jour courut en moires bleues.
— Besoin, besoin… tu sais bien que nous ne comprenons pas l’argent de la même façon. C’est une chose sur laquelle nous ne nous entendons pas.
— Je te rends cette justice que tu m’as épargné ce sujet de conversation pendant cinq ans.
Elle se pencha, mit une main sur le genou de Chéri :
— Dis-moi, petit, qu’est-ce que tu as économisé sur tes revenus, depuis cinq ans ?
Il bouffonna, rit, roula aux pieds de Léa, mais elle l’écarta du pied.
— Sincèrement, dis… Cinquante mille par an, ou soixante ? Dis-le donc, soixante ? soixante-dix ?
Il s’assit sur le tapis, renversa sa tête sur les genoux de Léa.
— Je ne les vaux donc pas ?
Il s’étalait en plein jour, tournait la nuque, ouvrait tout grands ses yeux qui semblaient noirs, mais dont Léa connaissait la sombre couleur brune et rousse. Elle toucha de l’index, comme pour désigner et choisir ce qu’il y avait de plus rare dans tant de beauté, les sourcils, les paupières, les coins de la bouche. Par moments, la forme de cet amant qu’elle méprisait un peu lui inspirait une sorte de respect. « Être beau à ce point-là, c’est une noblesse », pensait-elle.
— Dis-moi, petit… Et la jeune personne, dans tout ça ? Comment est-elle avec toi ?
— Elle m’aime. Elle m’admire. Elle ne dit rien.
— Et toi, comment es-tu avec elle ?
— Je ne suis pas, répondit-il avec simplicité.
— Jolis duos d’amour, dit Léa rêveuse.
Il se releva à demi, s’assit en tailleur :
— Je trouve que tu t’occupes beaucoup d’elle, dit-il sévèrement. Tu ne penses donc pas à toi, dans ce cataclysme ?
Elle regarda Chéri avec un étonnement qui la rajeunissait, les sourcils hauts et la bouche entr’ouverte.
— Oui, toi, Léa. Toi, la victime. Toi, le personnage sympathique dans la chose, puisque je te plaque.
Il avait un peu pâli et semblait, en rudoyant Léa, se blesser lui-même. Léa sourit :
— Mais, mon Chéri, je n’ai pas l’intention de rien changer à mon existence. Pendant une huitaine, je retrouverai de temps en temps dans mes tiroirs une paire de chaussettes, une cravate, un mouchoir… Et quand je dis une huitaine… ils sont très bien rangés, tu sais, mes tiroirs. Ah ! et puis je ferai remettre à neuf la salle de bain. J’ai une idée de pâte de verre…
Elle se tut et prit une mine gourmande, en dessinant du doigt dans l’air un plan vague. Chéri ne désarmait pas son regard vindicatif.
— Tu n’es pas content ? Qu’est-ce que tu voudrais ? Que je retourne en Normandie cacher ma douleur ? Que je maigrisse ? Que je ne me teigne plus les cheveux ? Que Madame Peloux accoure à mon chevet ?
Elle imita la trompette de Mme Peloux en battant des avants-bras :
— « L’ombre d’elle-même ! l’ombre d’elle-même ! La malheureuse a vieilli de cent ans ! de cent ans ! » C’est ça que tu voudrais ?
Elle l’avait écoutée avec un sourire brusque et un frémissement des narines qui était peut-être de l’émotion :
— Oui, cria-t-il.
Léa posa sur les épaules de Chéri ses bras polis, nus et lourds :
— Mon pauvre gosse ! Mais j’aurais dû déjà mourir quatre ou cinq fois, à ce compte-là ! Perdre un petit amant… Changer un nourrisson méchant…
Elle ajouta plus bas, légère :
— J’ai l’habitude.
— On le sait, dit-il âprement. Et je m’en fous ! Ça, oui, je m’en fous bien, de ne pas avoir été ton premier amant ! Ce que j’aurais voulu, ou plutôt ce qui aurait été… convenable… propre… c’est que je sois le dernier.
Il fit tomber, d’un tour d’épaules, les bras superbes.
— Au fond, ce que j’en dis, n’est-ce pas, c’est pour toi.
— Je comprends parfaitement. Toi, tu t’occupes de moi, moi je m’occupe de ta fiancée, tout ça, c’est très bien, très naturel. On voit que ça se passe entre grands cœurs.
Elle se leva, attendant qu’il répondît quelque goujaterie, mais il se tut et elle souffrit de voir pour la première fois, sur le visage de Chéri, une sorte de découragement.
Elle se pencha, mit ses mains sous les aisselles de Chéri :
— Allons, viens, habille-toi. Je n’ai que ma robe à mettre, je suis prête en dessous, qu’est-ce que tu veux qu’on fasse par un temps pareil, sinon aller chez Schwabe te choisir une perle ? Il faut bien que je te fasse un cadeau de noces.
Il bondit, avec un visage étincelant ;
— Chouette ! Oh, chic, une perle pour la chemise ! une un peu rosée, je sais laquelle !
— Jamais de la vie, une blanche, quelque chose de mâle, voyons ! Moi aussi, je sais laquelle. Encore la ruine ! Ce que je vais en faire, des économies, sans toi !
Chéri reprit son air réticent :
— Ça, ça dépend de mon successeur.
Léa se retourna au seuil du boudoir et montra son plus gai sourire, ses fortes dents de gourmande, le bleu frais de ses yeux habilement bistrés :
— Ton successeur ? Quarante sous et un paquet de tabac ! Et un verre de cassis le dimanche, c’est tout ce que ça vaut ! Et je doterai tes gosses !
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