ACTE V - Scène X


Anaïs, en faction. Fadinard, Beauperthuis ; puis Emile, puis Tardiveau

Fadinard (courant au-devant de Beauperthuis et l'abritant sous son parapluie pour l'empêcher de voir le chapeau de paille qui se balance au-dessus de sa tête.)
Prenez garde, vous allez vous mouiller.

Beauperthuis (boitant encore plus fort.)
Le diable emporte votre escalier sans quinquet !

Fadinard
On éteint à onze heures.

Emile (sortant du poste, bas)
Occupez le mari ! (Il va au fond, à droite, monte sur une borne et s'occupe à scier la corde avec son épée.)

Beauperthuis
Lâchez-moi donc !… il ne pleut plus… il y a des étoiles ! (Il veut regarder en l'air.)

Fadinard (le couvrant avec son parapluie.)
C'est égal… vous allez vous mouiller.

Beauperthuis
Mais, parbleu ! monsieur… je suis un bien grand imbécile…

Fadinard
Oui, monsieur, (Il élève le parapluie très haut et saute pour décrocher le chapeau et, comme il tient le bras de Beauperthuis, ce mouvement fait sauter Beauperthuis malgré lui.)

Beauperthuis
Vous l'avez fait sauver…

Fadinard
Pour qui me prenez-vous ? (Il saute de nouveau.)

Beauperthuis
Qu'avez-vous donc à sauter, monsieur ?

Fadinard
Des crampes… ça vient de l'estomac.

Beauperthuis
Parbleu ! je vais interroger ce factionnaire…

Anaïs (à part)
Dieu !

Fadinard (le retenant brusquement.)
Non, monsieur… c'est inutile. (À part, regardant Emile.)
Bravo !… il scie la corde… (Haut.)
Il ne répondra pas… il est défendu de parler sous les armes !

Beauperthuis (cherchant à se dégager.)
Mais lâchez-moi donc !

Fadinard
Non… vous allez vous mouiller. (Il le couvre plus que jamais et saute.)

Tardiveau (revenant de la droite et stupéfait de voir un factionnaire.)
Un factionnaire à ma place !

Anaïs
Passez au large.

Beauperthuis
Hein !… cette voix !

Fadinard (mettant le parapluie en travers.)
Un conscrit !

Tardiveau (apercevant le chapeau.)
Ah !… qu'est-ce que c'est que ça ?

Beauperthuis
Quoi ? (Il écarte le parapluie et lève la tête.)

Fadinard
Rien (Il lui enfonce son chapeau sur les yeux. Au même instant la corde est coupée. Le réverbère tombe.)

Beauperthuis
Ah !

Tardiveau (criant)
Aux armes ! aux armes !

Fadinard (à Beauperthuis)
Ne faites pas attention… c'est le réverbère en tombant.
Ici les gardes nationaux sortent du poste. Des gens paraissent aux fenêtres avec des lumières.
(Pendant le chœur, Fadinard décroche le chapeau et le donne à Anaïs, qui le met sur sa tête.)

Chœur
(Air : Vivent les hussards d'Berchini)
(Tentations d'Antoinette, acte 2e)
Quel bruit ! quel vacarme infernal !
Qui fait cet affreux bacchanal ?
C'est indécent ! c'est illégal !
Dressons procès-verbal !
(Après le chœur, Beauperthuis est parvenu à retirer son feutre de dessus ses yeux.)

Beauperthuis
Mais, encore une fois, messieurs…

Anaïs (le chapeau sur la tête, s'approchant, les bras croisés et avec dignité.)
Ah ! je vous trouve donc enfin, monsieur !…

Beauperthuis (pétrifié.)
Ma femme !…

Anaïs
Voilà donc la conduite que vous menez ?…

Beauperthuis (à part)
Elle a le chapeau !

Anaïs
Vous colleter dans les rues, à une pareille heure !

Beauperthuis
Paille de Florence !

Fadinard
Et des coquelicots.

Anaïs
Me laisser rentrer seule… à minuit, quand, depuis ce matin, je vous attends chez ma cousine Eloa…

Beauperthuis
Permettez, madame, votre cousine Eloa…

Fadinard
Elle a le chapeau !

Beauperthuis
Vous êtes sortie pour acheter des gants de Suède… On ne met pas quatorze heures pour acheter des gants de Suède…

Fadinard
Elle a le chapeau !

Anaïs (à Fadinard)
Monsieur, je n'ai pas l'avantage…

Fadinard (saluant.)
Moi non plus, madame, mais vous avez le chapeau ! (S'adressant aux gardes nationaux.)
Madame a-t-elle le chapeau ?

Les gardes Nationaux et les gens aux fenêtres
Elle a le chapeau ! elle a le chapeau !
Beauperthuis à Fadinard :
Mais pourtant, monsieur, ce cheval du bois de Vincennes…

Fadinard
Il a le chapeau !

Nonancourt (paraissant à la fenêtre du poste.)
Très bien, mon gendre !… Tout est raccommodé !

Fadinard (à Beauperthuis)
Monsieur, je vous présente mon beau-père !

Nonancourt (de la fenêtre.)
Ton groom nous a conté l'anecdote !… C'est beau, c'est chevaleresque !… c'est français !… Je te rends ma fille, je te rends la corbeille, je te rends mon myrte. Tire-nous des cachots !

Fadinard (s'adressant au caporal.)
Monsieur, y aurait-il de l'indiscrétion à vous réclamer ma noce ?

Le Caporal
Avec plaisir, monsieur. (Criant.)
Lâchez la noce !
Toute la noce sort du poste

Chœur
(Air : C'est l'amour acte 4)
Fadinard brise nos fers !
Nous sommes fiers
De sa belle âme !
Que sa femme
Et ses amis
Embrassent tous cet Amadis !!!
(Pendant le chœur, la noce entoure et embrasse Fadinard)

Vézinet (reconnaissant le chapeau sur la tête d'Anaïs)
Oh ! mon Dieu ! mais cette dame…

Fadinard (très vivement.)
Otez-moi ce sourd de là !

Beauperthuis (à Vézinet)
Quoi, monsieur ?

Vézinet
Elle a le chapeau !

Beauperthuis
Allons, je suis dans mon tort !… Elle a le chapeau ! (Il baise la main de sa femme.)

Chœur
(Air final de la Tour d'Ugolin)
Heureuse journée,
Charmant hyménée !
Son âme étonnée
Mon âme étonnée
Bénit le destin.
Grâce au mariage
Dont le nœud l'engage,
Dont le nœud m'engage,
Ce couple, je gage,
J'aurai l'avantage
Va dormir enfin !
De dormir enfin !

Vézinet
(Air nouveau d'Hervé)
Quelle noce charmante !

Fadinard
Ah ! oui !… c'était divin
Mais les plus doux plaisirs doivent avoir leur fin.
Allons tous nous coucher.

Nonancourt (tenant son myrte)
Je vote la mesure !

Fadinard (prenant le bras de sa femme)
Viens, mon ange, au cœur… d'oranger,
Et puisses-tu, témoin de ma triste aventure,
À mon chef marital ne jamais adjuger
Un chapeau… qu'un cheval ne pourrait pas manger.

Tous
À son chef marital
Etc.
(RIDEAU)


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