ScèneII


Madame de Guy, Horace

Madame de Guy
Horace !… mon enfant !… que je suis heureuse !

Horace
Ma bonne tante !…
(Ils s'embrassent.)

Madame de Guy
Encore !

Horace
Jusqu'à ce soir, si vous voulez !…
(Ils s'embrassent de nouveau.)

Madame de Guy
Comment ! c'est toi, mon bon Horace ?… J'ai cru que je ne te reverrais plus !… Dire que ça revient de Chine !

Horace
Directement !

Madame de Guy
Tu es toujours le même. (Lui prenant le menton.)
Quand je pense que c'est à moi, ce neveu-là !… Mais approchez donc vos joues, monsieur le capitaine…
(Elle s'assied à gauche.)

Horace (s'approchant, et s'asseyant sur le tabouret.)
Comme autrefois…

Madame de Guy (lui tapotant les joues.)
Mon bon Tic !… mon grand câlin !…
Horace (se laissant caresser.)
Allez toujours ! C'est si bon d'avoir une famille… et de revenir s'y faire caresser les joues.

Madame de Guy
Ah ! mon pauvre enfant, comme tu as maigri !

Horace
Moi ? Ah ! par exemple ! si vous me trouvez maigre… c'est de la gourmandise !

Madame de Guy
Sais-tu que voilà bientôt dix ans que je ne t'ai pas vu !… Ah ! tu en as long à me raconter !

Horace
Pour toutes vos soirées d'hiver !

Madame de Guy
D'abord, pourquoi as-tu donné ta démission ?

Horace
Oh ! un coup de tête, un mouvement de vivacité !

Madame de Guy (se levant)
Un duel ?

Horace (se levant)
Oh ! non… Pendant l'expédition de Chine, Baculard et moi… Baculard, c'est un Africain, un vieux camarade de Constantine… nous nous rencontrons sur le même mandarin : moi, je coupe au bonhomme l'oreille droite, et Baculard coupe l'oreille gauche… Chacun son oreille !

Madame de Guy
Quelle horreur !

Horace
Oh ! en Chine, c'est de la clémence !… Voilà qu'on me porte à l'ordre du jour… pour mon oreille droite… mais, pas un mot de Baculard ! Alors, je vais trouver le colonel, et je lui dis : "Colonel, je vous remercie, mais Baculard, un vieux camarade de Constantine, a cueilli la gauche. — Eh bien, après ? — Dame ! colonel, il serait peut-être opportun de le mettre aussi à l'ordre du jour…"

Madame de Guy
Eh bien ?

Horace
Eh bien, le colonel m'envoie promener… J'insiste, il se fâche… je m'échauffe, et il me campe aux arrêts pour huit jours !… Ca me vexe, je prends la mouche, et, aussitôt la campagne terminée, j'envoie ma démission… datée de Pékin ; c'est une bêtise !

Madame de Guy
Ah ! je reconnais bien là ta mauvaise tête !

Horace
J'aime Baculard, moi !

Madame de Guy
Je ne t'en veux pas ! puisque ton coup de tête te permet de rester avec nous… Mais tu as un vilain défaut, tu es emporté, colère…

Horace
Oh ! un peu vif, mais je me corrigerai… Contre qui pourrais-je me fâcher ici ? Je vivrai près de vous bien doucement, bien tranquillement, comme un petit rentier. J'ai douze mille francs de rente…

Madame de Guy
Ah ! oui, on va loin avec ça ! tu les mangeras en six mois !

Horace
Oh ! vous ne me connaissez pas ! D'abord, j'ai trouvé un excellent moyen…

Madame de Guy
Lequel ?

Horace
Tous les mois, je vous remettrai mon argent, et chaque matin vous me donnerez ce qu'il me faudra pour la journée…

Madame de Guy
Ah ! voilà une idée !

Horace
Vous serez mon capitaine payeur… Dites donc, ma tante, qu'est-ce que cela peut bien faire par jour, douze mille livres de rente ?

Madame de Guy
Ce que cela peut faire ?… Ca fait trente-trois francs, trente-trois centimes.

Horace
Par jour ! tant que cela ? Mais alors, je suis riche ! Ma tante, je vous promets un cachemire pour le jour de l'an.

Madame de Guy
Il y en a à trente-neuf francs. Tu sais ?

Horace
Du tout ! un cachemire de l'Inde !

Madame de Guy
Voyons, parlons sérieusement, Horace: Maintenant que tu as quitté le service, est-ce que tu ne vas pas songer à te marier ?…

Horace
Moi ? Ah ! quelle drôle d'idée !…

Madame de Guy
Réponds-moi franchement.

Horace
Eh bien, franchement, ça me serait très désagréable !

Madame de Guy
Pourquoi ?…

Horace
Que voulez-vous !… Je suis un peu maniaque… comme tous les troupiers… Je ne m'accommoderais pas de la vie de ménage… Ainsi, mon bonheur, à moi, est de coucher sur une planche… Eh bien, les femmes, ça aime les lits de plume… dit-on !

Madame de Guy
"Dit-on" est joli !

Horace
Et puis j'ai arrangé ma vie autrement… Avec mes trente-trois francs ; trente-trois centimes, j'aurai deux chevaux de selle… Si j'avais une femme, il faudrait supprimer les chevaux…

Madame de Guy
Et tu aimes mieux supprimer la femme ?… Enfin, n'en parlons plus !… C'est dommage !

Horace
Quoi donc ?

Madame de Guy
Oh ! rien !… une idée !… un rêve !…


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