Scène première


Horace, Bernard, tous deux en costume de hussard.

Horace (à Bernard, qui achève de ranger un service de porcelaine sur le guéridon.)
Il n'y a rien de cassé ?

Bernard
Rien, mon capitaine, tout est complet.

Horace
Eh bien, c'est de la chance ! un service de porcelaine que je cahote depuis Pékin…

Bernard
Et par des chinois de chemins.

Horace
Bernard !

Bernard
Capitaine ?

Horace
Qu'est-ce que tu penses de la Chine, toi ?

Bernard
Je pense que c'est un pays… éloigné.

Horace
Ah ! Et tu n'as pas d'autre opinion ?

Bernard
Ma foi, non !

Horace
Après ça, le gouvernement ne t'en demande pas davantage. (Regardant la pendule.)
Neuf heures !… Je crois que ma tante ne tardera pas à se lever.

Bernard
Ah ! va-t-elle être surprise, cette brave dame !…

Horace
Et heureuse !… Je lui ai bien écrit que je donnais ma démission, et que je revenais ; mais nous ne comptions pas arriver si tôt… Hier soir, elle dormait…

Bernard
Et mon capitaine a défendu de la réveiller.

Horace
Je crois bien ! le plaisir de me recevoir… elle n'aurait plus fermé l'œil de la nuit ; bonne et excellente femme, c'est une mère pour moi. (Regardant autour de lui.)
Dis donc, je crois que nous serons bien ici… qu'en dis-tu ?

Bernard (s'asseyant, en face de son maître, sur la petite caisse dans laquelle était la porcelaine.)
Moi, capitaine ?

Horace
Parbleu ! Est-ce que tu te figures que tu vas me quitter ? Est-ce que tu voudrais retourner au pays, par hasard ?

Bernard
Oh ! le pays pour moi… c'est mon capitaine !

Horace
À la bonne heure !… Je n'oublierai jamais, Bernard, que nous avons passé ensemble une dizaine d'années passablement vagabondes et accidentées.

Bernard
On peut dire que nous en avons mangé de toutes les couleurs.

Horace
Et si je suis ici, solide et bien portant, c'est grâce à toi !

Bernard
Allons donc !…

Horace
Te souviens-tu du joli coup de sabre que j'ai reçu à Montebello, en Italie ?

Bernard
Oh ! une écorchure !

Horace
Oui, une écorchure qui me prenait depuis le haut de la tête jusqu'au bas du nez… Ah ! je croyais que tout était fini… j'étais à terre… les yeux tournés vers le ciel… comme tout honnête homme qui va partir.

Bernard
Je connais ça… on cherche la porte de sortie…

Horace
Lorsqu'un de mes braves hussards s'est élancé au milieu de la mêlée, m'a placé sur son cheval et m'a ramené à l'ambulance au milieu d'une mitraillade. C'était toi, Bernard !

Bernard (brusquement)
Je ne me souviens pas de tout ça, moi ! D'ailleurs, c'est recollé !

Horace
Ce jour-là le capitaine Tic a dit à Bernard : "Mon vieux, quand on a vu ensemble la mort de si près, il ne faut plus se quitter."

Bernard
Et vous avez eu la bonté de m'attacher à votre personne pour la vie…

Horace
Puisque tu n'as pas voulu que je te fasse des rentes, imbécile !… (Horace se lève, et Bernard va déposer la petite caisse sur une chaise à droite.)
Mais il ne s'agit pas de cela… Nous voici rentrés dans le civil, réintégrés dans le giron de la famille… avance un peu à l'ordre !

Bernard (militairement.)
Présent, Capitaine !

Horace
Politesse et bonne humeur avec tout le monde, et respect aux femmes de chambre…

Bernard (désappointé.)
Ah ! saperlotte !

Horace
Aux femmes de chambre de la maison, bien entendu !

Bernard
Et les autres ?

Horace
C'est une affaire entre toi et ta conscience !

Bernard
Suffit… nous tâcherons de nous arranger ensemble… Ensuite ?

Horace
Ensuite, comme il faut donner la meilleure idée de l'éducation de l'armée française… tu me feras le plaisir de trouver tout charmant, parfait, ravissant !

Bernard
Convenu !

Horace
Et dans tes moments perdus… quand tu t'ennuieras, et si ça te fait plaisir, tu donneras un coup de main aux gens de la maison… mais tu n'es pas forcé !

Bernard
Soyez tranquille… on ne boudera pas !

Madame de Guy (en dehors.)
Horace ! Horace ! où est-il ?… Il est arrivé, il est ici ?

Horace
Ma tante !… (À Bernard:)
File !…
(Bernard entre à droite en emportant la caisse.)


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