DORANTE, MARTON, MADAME ARGANTE, qui arrive un instant après.
Marton
Vous avez lieu d'être satisfait de l'accueil de madame ; elle paraît faire cas de vous, et tant mieux, nous n'y perdrons point. Mais voici madame Argante ; je vous avertis que c'est sa mère, et je devine à peu près ce qui l'amène.
Madame Argante
Eh bien, Marton, ma fille a un nouvel intendant que son procureur lui a donné, m'a-t-elle dit. J'en suis fâchée ; cela n'est point obligeant pour monsieur le comte, qui lui en avait retenu un. Du moins devait-elle attendre et les voir tous deux. D'où vient préférer celui-ci ? Quelle espèce d'homme est-ce ?
Marton
C'est monsieur, madame.
Madame Argante
Eh ? c'est monsieur ! Je ne m'en serais pas doutée ; il est bien jeune.
Marton
À trente ans on est en âge d'être intendant de maison, madame.
Madame Argante
C'est selon. Êtes-vous arrêté, monsieur ?
Dorante
Oui, madame.
Madame Argante
Et de chez qui sortez-vous ?
Dorante
De chez moi, madame ; je n'ai encore été chez personne.
Madame Argante
De chez vous ! Vous allez donc faire ici votre apprentissage ?
Marton
Point du tout. Monsieur entend les affaires ; il est fils d'un père extrêmement habile.
Madame Argante (à Marton, à part)
Je n'ai pas grande opinion de cet homme-là. Est-ce là la figure d'un intendant ? Il n'en a non plus l'air…
Marton (à part)
L'air n'y fait rien. (Haut.)
Je vous réponds de lui ; c'est l'homme qu'il nous faut.
Madame Argante
Pourvu que monsieur ne s'écarte pas des intentions que nous avons, il me sera indifférent que ce soit lui ou un autre.
Dorante
Peut-on savoir ces intentions, madame ?
Madame Argante
Connaissez-vous M. le comte Dorimont ? C'est un homme d'un beau nom. Ma fille et lui allaient avoir un procès ensemble au sujet d'une terre considérable. Il ne s'agissait pas moins que de savoir à qui elle resterait ; et on a songé à les marier pour empêcher qu'ils ne plaident. Ma fille est veuve d'un homme qui était fort considéré dans le monde, et qui l'a laissée fort riche. Madame la comtesse Dorimont aurait un rang si élevé, irait de pair avec des personnes d'une si grande distinction, qu'il me tarde de voir ce mariage conclu ; et, je l'avoue, je serai charmée moi-même d'être la mère de madame la comtesse Dorimont, et de plus que cela peut-être ; car M. le comte Dorimont est en passe d'aller à tout.
Dorante
Les paroles sont-elles données de part et d'autre ?
Madame Argante
Pas tout à fait encore, mais à peu près ; ma fille n'en est pas éloignée. Elle souhaiterait seulement être bien instruite de l'état de l'affaire et savoir si elle n'a pas meilleur droit que monsieur le comte, afin que, si elle l'épouse, il lui en ait plus d'obligation. Mais j'ai quelquefois peur que ce ne soit une défaite. Ma fille n'a qu'un défaut ; c'est que je ne lui trouve pas assez d'élévation. Le beau nom de Dorimont et le rang de comtesse ne la touchent pas assez ; elle ne sent pas le désagrément qu'il y a de n'être qu'une bourgeoise. Elle s'endort dans cet état, malgré le bien qu'elle a.
Dorante (doucement)
Peut-être n'en sera-t-elle pas plus heureuse, si elle en sort.
Madame Argante (vivement)
Il ne s'agit pas de ce que vous pensez. Gardez votre petite réflexion roturière ; et servez-nous, si vous voulez être de nos amis.
Marton
C'est un petit trait de morale qui ne gâte rien à notre affaire !
Madame Argante
Morale subalterne qui me déplaît.
Dorante
De quoi est-il question, madame ?
Madame Argante
De dire à ma fille, quand vous aurez vu ses papiers, que son droit est le moins bon ; que si elle plaidait, elle perdrait.
Dorante
Si effectivement son droit est le plus faible, je ne manquerai pas de l'en avertir, madame.
Madame Argante (à Marton, à part)
Hum ! quel esprit borné ! (À Dorante.)
Vous n'y êtes point ; ce n'est pas là ce qu'on vous dit ; on vous charge de lui parler ainsi, indépendamment de son droit bien ou mal fondé.
Dorante
Mais, madame, il n'y aurait point de probité à la tromper.
Madame Argante
De probité ! J'en manque donc, moi ? Quel raisonnement ! C'est moi qui suis sa mère, et qui vous ordonne de la tromper à son avantage, entendez-vous ? c'est moi, moi.
Dorante
Il y aura toujours de la mauvaise foi de ma part.
Madame Argante (à Marton, à part)
C'est un ignorant que cela, qu'il faut renvoyer. Adieu, monsieur l'homme d'affaires, qui n'avez fait celles de personne.
(Elle sort.)
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