Araminte
Marton, qu'est-ce que c'est qu'un portrait dont monsieur le comte me parle, qu'on vient d'apporter ici à quelqu'un qu'on ne nomme pas, et qu'on soupçonne être le mien ? Instruisez-moi de cette histoire-là.
Marton (d'un air rêveur)
Ce n'est rien, madame ; je vous dirai ce que c'est. Je l'ai démêlé après que monsieur le comte est parti ; il n'a que faire de s'alarmer. Il n'y a rien là qui vous intéresse.
Le Comte
Comment le savez-vous, mademoiselle ? vous n'avez point vu le portrait ?
Marton
N'importe ; c'est tout comme si je l'avais vu. Je sais qui il regarde ; n'en soyez point en peine.
Le Comte
Ce qu'il y a de certain, c'est un portrait de femme ; et c'est ici qu'on vient chercher la personne qui l'a fait faire, à qui on doit le rendre ; et ce n'est pas moi.
Marton
D'accord. Mais quand je vous dis que madame n'y est pour rien, ni vous non plus.
Araminte
Eh bien ! si vous êtes instruite, dites-nous donc de quoi il est question ; car je veux le savoir. On a des idées qui ne me plaisent point. Parlez.
Madame Argante
Oui ; ceci a un air de mystère qui est désagréable. Il ne faut pourtant pas vous fâcher, ma fille. Monsieur le comte vous aime, et un peu de jalousie, même injuste, ne messied pas à un amant.
Le Comte
Je ne suis jaloux que de l'inconnu qui ose se donner le plaisir d'avoir le portrait de madame.
Araminte (vivement)
Comme il vous plaira, monsieur ; mais j'ai entendu ce que vous vouliez dire, et je crains un peu ce caractère d'esprit-là. Eh bien, Marton ?
Marton
Eh bien, madame, voilà bien du bruit ! c'est mon portrait.
Le Comte
Votre portrait ?
Marton
Oui, le mien. Eh ! pourquoi non, s'il vous plaît ? il ne faut pas tant se récrier.
Madame Argante
Je suis assez comme monsieur le comte ; la chose me paraît singulière.
Marton
Ma foi, madame, sans vanité, on en peint tous les jours, et de plus huppées, qui ne me valent pas.
Araminte
Et qui est-ce qui a fait cette dépense-là pour vous ?
Marton
Un très aimable homme qui m'aime, qui a de la délicatesse et des sentiments, et qui me recherche ; et puisqu'il faut vous le nommer, c'est Dorante.
Araminte
Mon intendant ?
Marton
Lui-même ;
Madame Argante
Le fat, avec ses sentiments !
Araminte (brusquement)
Eh ! vous nous trompez. Depuis qu'il est ici, a-t-il eu le temps de vous faire peindre ?
Marton
Mais ce n'est pas d'aujourd'hui qu'il me connaît.
Araminte (vivement)
Donnez donc.
Marton
Je n'ai pas encore ouvert la boîte, mais c'est moi que vous y allez voir. (Araminte l'ouvre, tous regardent.)
Le Comte
Eh ! je m'en doutais bien, c'est madame.
Marton
Madame !… Il est vrai, et me voilà bien loin de mon compte ! (À part.)
Dubois avait raison tantôt.
Araminte (à part)
Et moi, je vois clair. (À Marton.)
Par quel hasard avez-vous cru que c'était vous ?
Marton
Ma foi, madame, toute autre que moi s'y serait trompée. M. Remy me dit que son neveu m'aime, qu'il veut nous marier ensemble ; Dorante est présent, et ne dit point non ; il refuse devant moi un très riche parti ; l'oncle s'en prend à moi, me dit que j'en suis cause. Ensuite vient un homme qui apporte ce portrait, qui vient chercher ici celui à qui il appartient ; je l'interroge ; à tout ce qu'il répond, je reconnais Dorante. C'est un petit portrait de femme ; Dorante m'aime jusqu'à refuser sa fortune pour moi. Je conclus donc que c'est moi qu'il a fait peindre. Ai-je eu tort ? J'ai pourtant mal conclu. J'y renonce ; tant d'honneur ne m'appartient point. Je crois voir toute l'étendue de ma méprise, et je me tais.
Araminte
Ah ! ce n'est pas là une chose bien difficile à deviner. Vous faites le fâché, l'étonné, monsieur le comte ; il y a eu quelque mal entendu dans les mesures que vous avez prises ; mais vous ne m'abusez point ; c'est à vous qu'on apportait le portrait. Un homme dont on ne sait pas le nom, qu'on vient chercher ici, c'est vous, monsieur, c'est vous.
Marton (d'un air sérieux)
Je ne crois pas.
Madame Argante
Oui, oui, c'est monsieur ; à quoi bon vous en défendre ? Dans les termes où vous en êtes avec ma fille, ce n'est pas là un si grand crime ; allons, convenez-en.
Le Comte (froidement)
Non, madame, ce n'est point moi, sur mon honneur. Je ne connais pas M. Remy. Comment aurait-on dit chez lui qu'on aurait de mes nouvelles ici ! Cela ne se peut pas.
Madame Argante (d'un air pensif)
Je ne faisais pas attention à cette circonstance.
Araminte
Bon ! qu'est-ce que c'est qu'une circonstance de plus ou de moins ? Je n'en rabats rien. Quoi qu'il en soit, je le garde ; personne ne l'aura. Mais, quel bruit entendons-nous ? Voyez ce que c'est, Marton.
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