(LISETTE, LA COMTESSE.)
Lisette
Que veut-il dire ?
La comtesse
Ah ! c'est donc vous ?
Lisette
Oui, madame ; et la poste n'était point partie. Eh bien ! que vous a dit le marquis ?
La comtesse
Vous méritez bien que je l'épouse !
Lisette
Je ne sais pas en quoi je le mérite ; mais ce qu'il y a de certain, c'est que, toute réflexion faite, je venais pour vous le conseiller. (À part.)
Il faut céder au torrent.
La comtesse
Vous me surprenez. Et vos profits, que deviendront-ils ?
Lisette
Qu'est-ce que c'est que mes profits ?
La comtesse
Oui, vous ne gagneriez plus tant avec moi si j'avais un mari, avez-vous dit à Lépine. Penserait-on que je serai peut-être obligée de me remarier, pour échapper à la fourberie et aux services intéressés de mes domestiques ?
Lisette
Ah ! le coquin ! il m'a donc tenu parole. Vous ne savez pas qu'il m'aime, madame, que par là il a intérêt que vous épousiez son maître ? et comme j'ai refusé de vous parler en faveur du marquis, Lépine a cru que je le desservais auprès de vous, il m'a dit que je m'en repentirais, et voilà comme il s'y prend. Mais, en bonne foi, me reconnaissez-vous au discours qu'il me fait tenir ? Y a-t-il même du bon sens ? M'en aimerez-vous moins quand vous serez mariée ? En serez-vous moins bonne, moins généreuse ?
La comtesse
Je ne pense pas.
Lisette
Surtout avec le marquis, qui, de son côté, est le meilleur homme du monde. Ainsi, qu'est-ce que j'y perdrais ? Au contraire, si j'aime tant mes profits, avec vos bienfaits je pourrai encore espérer les siens.
La comtesse
Sans difficulté.
Lisette
Et enfin, je pense si différemment, que je venais actuellement, comme je vous l'ai dit, tâcher de vous porter au mariage en question, parce que je le juge nécessaire.
La comtesse
Voilà qui est bien, je vous crois. Je ne savais pas que Lépine vous aimait ; et cela change tout, c'est un article qui vous justifie.
Lisette
Oui ; mais on vous prévient bien aisément contre moi, madame ; vous ne rendez guère justice à mon attachement pour vous.
La comtesse
Tu te trompes ; je sais ce que tu vaux, et je n'étais pas si persuadée que tu te l'imagines. N'en parlons plus. Qu'est-ce que tu voulais me dire ?
Lisette
Que je songeais que le marquis est un homme estimable.
La comtesse
Sans contredit, je n'ai jamais pensé autrement.
Lisette
Un homme avec qui vous aurez l'agrément d'avoir un ami sûr, sans avoir de maître.
La comtesse
Cela est encore vrai ; ce n'est pas là ce que je dispute.
Lisette
Vos affaires vous fatiguent.
La comtesse
Plus que je ne puis dire ; je les entends mal, et je suis une paresseuse.
Lisette
Vous en avez des instants de mauvaise humeur qui nuisent à votre santé.
La comtesse
Je n'ai connu mes migraines que depuis mon veuvage.
Lisette
Procureurs, avocats, fermiers, le marquis vous délivrerait de tous ces gens-là.
La comtesse
Je t'avoue que tu as réfléchi là-dessus plus mûrement que moi. Jusqu'ici je n'ai point de raisons qui combattent les tiennes.
Lisette
Savez-vous bien que c'est peut-être le seul homme qui vous convienne ?
La comtesse
Il faut donc que j'y rêve.
Lisette
Vous ne vous sentez point de l'éloignement pour lui ?
La comtesse
Non, aucun. Je ne dis pas que je l'aime de ce qu'on appelle passion ; mais je n'ai rien dans le cœur qui lui soit contraire.
Lisette
Eh ! n'est-ce pas assez, vraiment ! De la passion ! Si pour vous marier, vous attendez qu'il vous en vienne, vous resterez toujours veuve ; et, à proprement parler, ce n'est pas lui que je vous propose d'épouser, c'est son caractère.
La comtesse
Qui est admirable, j'en conviens.
Lisette
Et puis, voyez le service que vous lui rendrez chemin faisant, en rompant le triste mariage qu'il va conclure plus par désespoir que par intérêt !
La comtesse
Oui, c'est une bonne action que je ferai, et il est louable d'en faire autant qu'on peut.
Lisette
Surtout quand il n'en coûte rien au cœur.
La comtesse
D'accord. On peut dire assurément que tu plaides bien pour lui. Tu me disposes on ne peut pas mieux ; mais il n'aura pas l'esprit d'en profiter, mon enfant.
Lisette
D'où vient donc ? Ne vous a-t-il pas parlé de son amour ?
La comtesse
Oui, il m'a dit qu'il m'aimait, et mon premier mouvement a été d'en paraître étonnée ; c'était bien le moins. Sais-tu ce qui est arrivé ? Qu'il a pris mon étonnement pour de la colère. Il a commencé par établir que je ne pouvais pas le souffrir. En un mot, je le déteste, je suis furieuse contre son amour ; voilà d'où il part ; moyennant quoi je ne saurais le désabuser sans lui dire : "Monsieur, vous ne savez ce que vous dites." Et ce serait me jeter à sa tête ; aussi n'en ferai-je rien.
Lisette
Oh ! c'est une autre affaire : vous avez raison ; ce n'est point ce que je vous conseille non plus, et il n'y a qu'à le laisser là.
La comtesse
Bon ! tu veux que je l'épouse, tu veux que je le laisse là ; tu me promènes d'une extrémité à l'autre. Eh ! peut-être n'a-t-il pas tant de tort, et que c'est ma faute. Je lui réponds quelquefois avec aigreur.
Lisette
J'y pensais : c'est ce que j'allais vous dire. Voulez-vous que j'en parle à Lépine, et que je lui insinue de l'encourager ?
La comtesse
Non, je te le défends, Lisette, à moins que je n'y sois pour rien.
Lisette
Apparemment, ce n'est pas vous qui vous en avisez, c'est moi.
La comtesse
En ce cas, je n'y prends point de part. Si je l'épouse, c'est à toi qu'il en aura l'obligation ; et je prétends qu'il le sache afin qu'il t'en récompense.
Lisette
Comme il vous plaira, madame.
La comtesse
À propos, cette robe brune qui me déplaît, l'as-tu prise ? J'ai oublié de te dire que je te la donne.
Lisette
Voyez comme votre mariage diminuera mes profits. Je vous quitte pour chercher Lépine, mais ce n'est pas la peine ; je vois le marquis, et je vous laisse.
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