Le Legs
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Scène VI

Marivaux

Scène VI


(LA COMTESSE, LISETTE.)

Lisette
Voici ma maîtresse. De l'humeur dont elle est, je crois que cet amour-ci ne la divertira guère. Gare que le marquis ne soit bientôt congédié !

La comtesse ( tenant une lettre.)
Tenez, Lisette, dites qu'on porte cette lettre à la poste ; en voilà dix que j'écris depuis trois semaines. La sotte chose qu'un procès ! Que j'en suis lasse ! Je ne m'étonne pas s'il y a tant de femmes qui se marient.

Lisette (riant.)
Bon, votre procès ! une affaire de mille francs ! Voilà quelque chose de bien considérable pour vous ! Avez-vous envie de vous remarier ? J'ai votre affaire.

La comtesse
Qu'est-ce que c'est qu'envie de me remarier ? Pourquoi me dites-vous cela ?

Lisette
Ne vous fâchez pas ; je ne veux que vous divertir.

La comtesse
Ce pourrait être quelqu'un de Paris qui vous aurait fait une confidence ; en tout cas, ne me le nommez point.

Lisette
Oh ! il faut pourtant que vous connaissiez celui dont je parle.

La comtesse
Brisons là-dessus. Je rêve à une chose : le marquis n'a ici qu'un valet de chambre dont il a peut-être besoin ; et je voulais lui demander s'il n'a pas quelque paquet à porter à la poste, on le porterait avec le mien. Où est-il le marquis ? L'as-tu vu ce matin ?

Lisette
Oh ! oui ; malepeste ! il a ses raisons pour être éveillé de bonne heure. Revenons au mari que j'ai à vous donner, celui qui brûle pour vous, et que vous avez enflammé de passion…

La comtesse
Qui est ce benêt-là ?

Lisette
Vous le devinez.

La comtesse
Celui qui brûle est un sot. Je ne veux rien savoir de Paris.

Lisette
Ce n'est point de Paris ; votre conquête est dans le château. Vous l'appelez benêt ; moi je vais le flatter ; c'est un soupirant qui a l'air fort simple, un air de bon homme. Y êtes-vous ?

La comtesse
Nullement. Qui est-ce qui ressemble à cela ?

Lisette
Eh ! le marquis.

La comtesse
Celui qui est avec nous ?

Lisette
Lui-même.

La comtesse
Je n'avais garde d'y être. Où as-tu pris son air simple et de bon homme ? Dis donc un air franc et ouvert, à la bonne heure ; il sera reconnaissable.

Lisette
Ma foi, madame, je vous le rends comme je le vois.

La comtesse
Tu le vois très mal, on ne peut pas plus mal ; en mille ans on ne le devinerait pas à ce portrait-là. Mais de qui tiens-tu ce que tu me contes de son amour ?

Lisette
De lui qui me l'a dit ; rien que cela. N'en riez-vous pas ? Ne faites pas semblant de le savoir. Au reste, il n'y a qu'à vous en débarrasser tout doucement.

La comtesse
Hélas ! je ne lui en veux point de mal. C'est un fort honnête homme, un homme dont je fais cas, qui a d'excellentes qualités ; et j'aime encore mieux que ce soit lui qu'un autre. Mais ne te trompes-tu pas aussi ? Il ne t'aura peut-être parlé que d'estime ; il en a beaucoup pour moi, beaucoup : il me l'a marquée en mille occasions d'une manière fort obligeante.

Lisette
Non, madame, c'est de l'amour qui regarde vos appas ; il en a prononcé le mot sans bredouiller comme à l'ordinaire. C'est de la flamme ; il languit, il soupire.

La comtesse
Est-il possible ? Sur ce pied-là, je le plains ; car ce n'est pas un étourdi ; il faut qu'il le sente puisqu'il le dit, et ce n'est pas de ces gens-là qu'on se moque ; jamais leur amour n'est ridicule. Mais il n'osera m'en parler, n'est-ce pas ?

Lisette
Oh ! ne craignez rien, j'y ai mis bon ordre ; il ne s'y jouera pas. Je lui ai ôté toute espérance ; n'ai-je pas bien fait ?

La comtesse
Mais oui, sans doute, oui ; pourvu que vous ne l'ayez pas brusqué, pourtant ; il fallait y prendre garde ; c'est un ami que je veux conserver, et vous avez quelquefois le ton dur et revêche, Lisette ; il valait mieux le laisser dire.

Lisette
Point du tout. Il voulait que je vous parlasse en sa faveur.

La comtesse
Ce pauvre homme !

Lisette
Et je lui ai répondu que je ne pouvais pas m'en mêler, que je me brouillerais avec vous si je vous en parlais, que vous me donneriez mon congé, que vous lui donneriez le sien.

La comtesse
Le sien ? Quelle grossièreté ! Ah ! que c'est mal parler ! Son congé ! Et même est-ce que je vous aurais donné le vôtre ? Vous savez bien que non. D'où vient mentir, Lisette ? C'est un ennemi que vous m'allez faire d'un des hommes du monde que je considère le plus, et qui le mérite le mieux. Quel sot langage de domestique ! Eh ! il était si simple de vous en tenir à lui dire : "Monsieur, je ne saurais ; ce ne sont pas là mes affaires ; parlez-en vous-même." Je voudrais qu'il osât m'en parler, pour raccommoder un peu votre malhonnêteté. Son congé ! son congé ! Il va se croire insulté.

Lisette
Eh ! non, madame ; il était impossible de vous en débarrasser à moins de frais. Faut-il que vous l'aimiez, de peur de le fâcher ? Voulez-vous être sa femme par politesse, lui qui doit épouser Hortense ? Je ne lui ai rien dit de trop, et vous en voilà quitte. Mais je l'aperçois qui vient en rêvant ; évitez-le, vous avez le temps.

La comtesse
L'éviter ? lui qui me voit ? Ah ! je m'en garderai bien. Après les discours que vous lui avez tenus, il croirait que je les ai dictés. Non, non, je ne changerai rien à ma façon de vivre avec lui. Allez porter ma lettre.

Lisette (à part.)
Hum ! il y a ici quelque chose. (Haut.)
Madame, je suis d'avis de rester auprès de vous ; cela m'arrive souvent, et vous en serez plus à abri d'une déclaration.

La comtesse
Belle finesse ! quand je lui échapperais aujourd'hui, ne me retrouvera-t-il pas demain ? Il faudrait donc vous avoir toujours à mes côtés ? Non, non, partez. S'il me parle, je sais répondre.

Lisette
Je suis à vous dans l'instant ; je n'ai qu'à donner cette lettre à un laquais.

La comtesse
Non, Lisette ; c'est une lettre de conséquence, et vous me ferez plaisir de la porter vous-même, parce que, si le courrier est passé, vous me la rapporterez et je l'enverrai par une autre voie. Je ne me fie point aux valets, ils ne sont point exacts.

Lisette
Le courrier ne passe que dans deux heures, madame.

La comtesse
Eh ! allez, vous dis-je. Que sait-on ?

Lisette ( à part.)
Quel prétexte ! Cette femme-là ne va pas droit avec moi. (Elle sort.)


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