Le Legs
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Scène X

Marivaux

Scène X


(LA COMTESSE, LE MARQUIS.)

La comtesse
Eh ! d'où vient donc la cérémonie que vous faites, marquis ? Vous n'y songez pas.

Le Marquis
Madame, vous avez bien de la bonté ; c'est que j'ai bien des choses à vous dire.

La comtesse
Effectivement, vous me paraissez rêveur, inquiet.

Le Marquis
Oui, j'ai l'esprit en peine. J'ai besoin de conseil, j'ai besoin de grâces, et le tout de votre part.

La comtesse
Tant mieux. Vous avez encore moins besoin de tout cela, que je n'ai d'envie de vous être bonne à quelque chose.

Le Marquis
Oh ! bonne ? Il ne tient qu'à vous de m'être excellente, si vous voulez.

La comtesse
Comment ! si je veux ? Manquez-vous de confiance ? Ah ! je vous prie, ne me ménagez point ; vous pouvez tout sur moi, marquis, je suis bien aise de vous le dire.

Le Marquis
Cette assurance m'est bien agréable, et je serais tenté d'en abuser.

La comtesse
J'ai grande peur que vous ne résistiez à la tentation. Vous ne comptez pas assez sur vos amis ; vous êtes trop réservé avec eux.

Le Marquis
Oui, j'ai beaucoup de timidité.

La comtesse
Je fais de mon mieux pour vous l'ôter, comme vous voyez.

Le Marquis
Vous savez dans quelle situation je suis avec Hortense, que je dois l'épouser ou lui donner deux cent mille francs.

La comtesse
Oui, et je me suis aperçue que vous n'aviez pas grand goût pour elle.

Le Marquis
Oh ! on ne peut pas moins ; je ne l'aime point du tout.

La comtesse
Je n'en suis pas surprise. Son caractère est si différent du vôtre ! elle a quelque chose de trop arrangé pour vous.

Le Marquis
Vous y êtes ; elle songe trop à ses grâces. Il faudrait toujours l'entretenir de compliments, et moi, ce n'est pas là mon fort. La coquetterie me gêne ; elle me rend muet.

La comtesse
Ah ! ah ! je conviens qu'elle en a un peu ; mais presque toutes les femmes sont de même. Vous ne trouverez que cela partout, marquis.

Le Marquis
Hors chez vous. Quelle différence, par exemple ! vous plaisez sans y penser ; ce n'est pas votre faute. Vous ne savez pas seulement que vous êtes aimable ; mais d'autres le savent pour vous.

La comtesse
Moi, marquis ? je pense qu'à cet égard-là les autres songent aussi peu à moi que j'y songe moi-même.

Le Marquis
Oh ! j'en connais qui ne vous disent pas tout ce qu'ils songent.

La comtesse
Eh ! qui sont-ils, marquis ? Quelques amis comme vous, sans doute ?

Le Marquis
Bon, des amis ! voilà bien de quoi ; vous n'en aurez encore de longtemps.

La comtesse
Je vous suis obligée du petit compliment que vous me faites en passant.

Le Marquis
Point du tout. Je ne passe jamais, moi ; je dis toujours exprès.

La comtesse ( riant.)
Comment ? vous qui ne voulez pas que j'aie encore des amis ! Est-ce que vous n'êtes pas le mien ?

Le Marquis
Vous m'excuserez ; mais quand je serais autre chose, il n'y aurait rien de surprenant.

La comtesse
Eh bien ! je ne laisserais pas d'en être surprise.

Le Marquis
Et encore plus fâchée ?

La comtesse
En vérité, surprise. Je veux pourtant croire que je suis aimable, puisque vous le dites.

Le Marquis
Oh ! charmante ! et je serais bien heureux si Hortense vous ressemblait ; je l'épouserais d'un grand cœur ; et j'ai bien de la peine à m'y résoudre.

La comtesse
Je le crois ; et ce serait encore pis, si vous aviez de l'inclination pour une autre.

Le Marquis
Eh bien, c'est que justement le pis s'y trouve.

La comtesse
Oui ! vous aimez ailleurs ?

Le Marquis
De toute mon âme.

La comtesse ( en souriant.)
Je m'en suis doutée, marquis.

Le Marquis
Et vous êtes-vous doutée de la personne ?

La comtesse
Non ; mais vous me la direz.

Le Marquis
Vous me feriez grand plaisir de la deviner.

La comtesse
Pourquoi m'en donneriez-vous la peine, puisque vous voilà ?

Le Marquis
C'est que vous ne connaissez qu'elle ; c'est la plus aimable femme, la plus franche. Vous parlez de gens sans façon ? il n'y a personne comme elle ; plus je la vois, plus je l'admire.

La comtesse
Épousez-la, marquis, épousez-la, et laissez Hortense ; il n'y a point à hésiter, vous n'avez point d'autre parti à prendre.

Le Marquis
Oui ; mais je songe à une chose ; n'y aurait-il pas moyen de me sauver les deux cent mille francs ? Je vous parle à cœur ouvert.

La comtesse
Regardez-moi dans cette occasion-ci comme une autre vous-même.

Le Marquis
Ah ! que c'est bien dit, une autre moi-même !

La comtesse
Ce qui me plaît en vous, c'est votre franchise, qui est une qualité admirable. Revenons. Comment vous sauver ces deux cent mille francs ?

Le Marquis
C'est qu'Hortense aime le Chevalier. Mais, à propos, c'est votre parent ?

La comtesse
Oh ! parent… de loin.

Le Marquis
Or, de cet amour qu'elle a pour lui, je conclus qu'elle ne se soucie pas de moi. Je n'ai donc qu'à faire semblant de vouloir l'épouser ; elle me refusera, et je ne lui devrai plus rien ; son refus me servira de quittance.

La comtesse
Oui-da, vous pouvez le tenter. Ce n'est pas qu'il n'y ait du risque ; elle a du discernement, marquis. Vous supposez qu'elle vous refusera ? Je n'en sais rien ; vous n'êtes pas un homme à dédaigner.

Le Marquis
Est-il vrai ?

La comtesse
C'est mon sentiment.

Le Marquis
Vous me flattez, vous encouragez ma franchise.

La comtesse
Je vous encourage ! Mais en êtes-vous encore là ? Mettez-vous donc dans l'esprit que je ne demande qu'à vous obliger, qu'il n'y a que l'impossible qui m'arrêtera, et que vous devez compter sur tout ce qui dépendra de moi. Ne perdez point cela de vue, étrange homme que vous êtes, et achevez hardiment. Vous voulez des conseils, je vous en donne. Quand nous en serons à l'article des grâces, il n'y aura qu'à parler ; elles ne feront pas plus de difficulté que le reste, entendez-vous ? et que cela soit dit pour toujours.

Le Marquis
Vous me ravissez d'espérance.

La comtesse
Allons par ordre. Si Hortense allait vous prendre au mot ?

Le Marquis
J'espère que non. En tout cas, je lui payerais sa somme, pourvu qu'auparavant la personne qui a pris mon cœur eût la bonté de me dire qu'elle veut bien de moi.

La comtesse
Hélas ! elle serait donc bien difficile ? Mais, marquis, est-ce qu'elle ne sait pas que vous l'aimez ?

Le Marquis
Non vraiment ; je n'ai pas osé le lui dire.

La comtesse
Et le tout par timidité. Oh ! en vérité, c'est la pousser trop loin, et, toute amie des bienséances que je suis, je ne vous approuve pas ; ce n'est pas se rendre justice.

Le Marquis
Elle est si sensée, que j'ai peur d'elle. Vous me conseillez donc de lui en parler ?

La comtesse
Eh ! cela devrait être fait. Peut-être vous attend-elle. Vous dites qu'elle est sensée ; que craignez-vous ? Il est louable de penser modestement de soi ; mais avec de la modestie, on parle, on se propose. Parlez, marquis ; parlez, tout ira bien.

Le Marquis
Hélas ! si vous saviez qui c'est, vous ne m'exhorteriez pas tant. Que vous êtes heureuse de n'aimer rien et de mépriser l'amour !

La comtesse
Moi, mépriser ce qu'il y a au monde de plus naturel ! cela ne serait pas raisonnable. Ce n'est pas l'amour, ce sont les amants tels qu'ils sont la plupart, que je méprise, et non pas le sentiment qui fait qu'on aime, qui n'a rien en soi que de fort honnête, de fort permis et de fort involontaire. C'est le plus doux sentiment de la vie ; comment le haïrais-je ? Non, certes, et il y a tel homme à qui je pardonnerais de m'aimer, s'il me l'avouait avec cette simplicité de caractère que je louais tout à l'heure en vous.

Le Marquis
En effet, quand on le dit naïvement, comme on le sent…

La comtesse
Il n'y a point de mal alors. On a toujours bonne grâce ; voilà ce que pense. Je ne suis pas une âme sauvage.

Le Marquis
Ce serait bien dommage… Vous avez la plus belle santé !

La comtesse ( à part.)
Il est bien question de ma santé ! (Haut.)
C'est l'air de la campagne.

Le Marquis
L'air de la ville vous fait de même l'œil le plus vif, le teint le plus frais !

La comtesse
Je me porte assez bien. Mais savez-vous bien que vous me dites des douceurs sans y penser ?

Le Marquis
Pourquoi sans y penser ? Moi, j'y pense.

La comtesse
Gardez-les pour la personne que vous aimez.

Le Marquis
Eh !… si c'était vous, il n'y aurait que faire de les garder.

La comtesse
Comment ! si c'était moi. Est-ce de moi dont il s'agit ? Qu'est-ce que cela signifie ? Est-ce une déclaration d'amour que vous me faites ?

Le Marquis
Oh ! point du tout. Mais quand ce serait vous, il n'est pas nécessaire de se fâcher. Ne dirait-on pas que tout est perdu ? Calmez-vous ; prenez que je n'aie rien dit.

La comtesse
La belle chute ! Vous êtes bien singulier.

Le Marquis
Et vous de bien mauvaise humeur. Et tout à l'heure, à votre avis, on avait si bonne grâce de dire naïvement qu'on aime ! Voyez comme cela réussit. Me voilà bien avancé !

La comtesse (à part.)
Ne le voilà-t-il pas bien reculé ? (Haut.)
À qui en avez-vous ? Je vous demande à qui vous parlez ?

Le Marquis
À personne, madame. Je ne dirai plus mot ; êtes-vous contente ? Si vous vous mettez en colère contre tous ceux qui me ressemblent, vous en querellerez bien d'autres.

La comtesse ( à part.)
Quel original ! (Haut.)
Et qui est-ce qui vous querelle ?

Le Marquis
Ah ! la manière dont vous me refusez n'est pas douce.

La comtesse
Allez, vous rêvez.

Le Marquis
Courage ! Avec la qualité d'original dont vous venez de m'honorer tout bas, il ne me manquait plus que celle de rêveur ; au surplus, je ne m'en plains pas. Je ne vous conviens point ; qu'y faire ? il n'y a plus qu'à me taire, et je me tairai. Adieu, comtesse ; n'en soyons pas moins bons amis, et du moins ayez la bonté de m'aider à me tirer d'affaire avec Hortense.

La comtesse ( à part.)
Quel homme ! Celui-ci ne m'ennuiera pas du récit de mes rigueurs. J'aime les gens simples et unis ; mais en vérité celui-là l'est trop.


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