Le Legs
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Scène XVIII

Marivaux

Scène XVIII


(LA COMTESSE, LE MARQUIS, LE CHEVALIER.)

Le Chevalier (à part.)
À tout ce que je vois, mon espérance renaît un peu.
(Il va pour sortir.)

La comtesse (l'arrêtant.)
Restez, chevalier ; parlons un peu de ceci. Y eut-il jamais rien de pareil ? Qu'en pensez-vous, vous qui aimez Hortense, vous qu'elle aime ? Le mariage ne vous fait-il pas trembler ? Moi qui ne suis pas son amant, il m'effraye.

Le Chevalier (avec un effroi hypocrite.)
C'est une chose affreuse ! il n'y a point d'exemple de cela.

Le Marquis
Je ne m'en soucie guère ; elle sera ma femme, mais en revanche je serai son mari ; c'est ce qui me console, et ce sont plus ses affaires que les miennes. Aujourd'hui le contrat, demain la noce, et ce soir confinée dans son appartement ; pas plus de façon. Je suis piqué, je ne donnerais pas cela de plus.

La comtesse
Pour moi, je serais d'avis qu'on les empêchât absolument de s'engager ; et un notaire honnête homme, s'il était instruit, leur refuserait tout net son ministère. Je les enfermerais si j'étais la maîtresse. Hortense peut-elle se sacrifier à un aussi vil intérêt ? Vous qui êtes né généreux, chevalier, et qui avez du pouvoir sur elle, retenez-la ; faites-lui, par pitié, entendre raison, si ce n'est par amour. Je suis sûre qu'elle ne marchande si vilainement qu'à cause de vous.

Le Chevalier (à part.)
Il n'y a plus de risque à tenir bon. (Haut.)
Que voulez-vous que j'y fasse, comtesse ? Je n'y vois point de remède.

La comtesse
Comment ? que dites-vous ? Il faut que j'aie mal entendu ; car je vous estime.

Le Chevalier
Je dis que je ne puis rien là-dedans, et que c'est ma tendresse qui me défend de la résoudre à ce que vous souhaitez.

La comtesse
Et par quel trait d'esprit me prouverez-vous la justesse de ce petit raisonnement-là ?

Le Chevalier
Oui, madame, je veux qu'elle soit heureuse. Si je l'épouse, elle ne le serait pas assez avec la fortune que j'ai ; la douceur de notre union s'altérerait ; je la verrais se repentir de m'avoir épousé, de n'avoir pas épousé monsieur, et c'est à quoi je ne m'exposerai point.

La comtesse
On ne peut vous répondre qu'en haussant les épaules. Est-ce vous qui me parlez, chevalier ?

Le Chevalier
Oui, madame.

La comtesse
Vous avez donc l'âme mercenaire aussi, mon petit cousin ! Je ne m'étonne plus de l'inclination que vous avez l'un pour l'autre. Oui, vous êtes digne d'elle ; vos cœurs sont bien assortis. Ah ! l'horrible façon d'aimer !

Le Chevalier
Madame, la vraie tendresse ne raisonne pas autrement que la mienne.

La comtesse
Ah ! monsieur, ne prononcez pas seulement le mot de tendresse ; vous le profanez.

Le Chevalier
Mais…

La comtesse
Vous me scandalisez, vous dis-je. Vous êtes mon parent malheureusement, mais je ne m'en vanterai point. N'avez-vous pas de honte ? Vous parlez de votre fortune, je la connais ; elle vous met fort en état de supporter le retranchement d'une aussi misérable somme que celle dont il s'agit, et qui ne peut jamais être que mal acquise. Ah ! ciel ! moi qui vous estimais ! Quelle avarice sordide ! Quel cœur sans sentiment ! Et de pareils gens disent qu'ils aiment ! Ah ! le vilain amour ! Vous pouvez vous retirer ; je n'ai plus rien à vous dire.

Le Marquis (brusquement.)
Ni moi non plus rien à entendre. Le billet va partir ; vous avez encore trois heures à entretenir Hortense, après quoi j'espère qu'on ne vous verra plus.

Le Chevalier
Monsieur, le contrat signé, je pars. Pour vous, comtesse, quand vous y penserez bien sérieusement, vous excuserez votre parent et vous lui rendrez plus de justice. (Il sort.)

La comtesse
Ah ! non ; voilà qui est fini, je ne saurais le mépriser davantage.


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