La Station Champbaudet
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ACTE II - Scène XI

Eugène Labiche

ACTE II - Scène XI


LETRINQUIER, MADEMOISELLE NINA puis TACAREL

LETRINQUIER
Et moi qui viens de l'arrêter !… Ce Théodore!… quel coup d'œil!… En deux minutes il vous perce un homme.

MADEMOISELLE NINA
Une chaîne ! c'est très grave !

LETRINQUIER
Il faut qu'il rompe ce lien funeste !

MADEMOISELLE NINA
Mais qui nous garantira une rupture sincère… et complète?

LETRINQUIER
Attendez… J'ai une idée… Cette dame Champbaudet est veuve…

MADEMOISELLE NINA
(apercevant TACAREL qui sort de la salle à manger. )
Chut, le voici !

TACAREL
(une tasse de thé à la main. )
Beau-père, je vous apporte une tasse de thé.

LETRINQUIER
(refusant, froidement. )
Mille remerciements, monsieur… Je n'en prendrai pas !

TACAREL
(à NINA, lui offrant la tasse. )
Mademoiselle…

MADEMOISELLE NINA
(très froidement. )
Ni moi !… Je n'en prendrai pas…

TACAREL
(assis, à part. )
Tiens !… Qu'est-ce qu'ils ont?

LETRINQUIER
(très gourmé. )
Monsieur, nous oserons, ma sœur et moi, réclamer de vous un moment d'entretien…

TACAREL
Un entretien ?

LETRINQUIER
(lui avançant une chaise à droite. )
Seyez-vous, monsieur…
(Tous trois s'asseyent, NINA et LETRINQUIER à gauche, près de la table.)

TACAREL
(assis, à part. )
Ma tasse me gêne !
(Il boit machinalement.)

LETRINQUIER
(digne et froid. )
Monsieur, un fait nouveau et d'une extrême gravité vient de se produire… Ne soyez donc pas étonné de rencontrer en moi l'œil irrité d'un père… au lieu du front bienveillant d'un ami.

TACAREL
(tenant sa tasse. )
Qu'est-ce que j'ai fait?

MADEMOISELLE NINA
Il le demande !

LETRINQUIER
Monsieur… je gazerai… à cause de ma sœur qui est demoiselle. (Le regardant fixement.)
Vous avez une amante!

TACAREL
Moi?

MADEMOISELLE NINA
(avec pudeur. )
Mon frère !

LETRINQUIER
Oui… J'ai été trop loin !… (A TACAREL.)
Vous avez un lien… un attachement… Ce qu'on appelle une chaîne à la Comédie-Française…

TACAREL
(se levant vivement. )
Mais c'est faux ! c'est une calomnie !
(Il laisse tomber sa tasse qui se casse.)

LETRINQUIER
(se levant. )
Ah ! sapristi !

MADEMOISELLE NINA
(se levant. )
Cassée ! c'est agréable !

TACAREL
Je vous demande pardon !
(Tous trois sont accroupis et ramassent les morceaux.)

LETRINQUIER
(accroupi. )
Mon Dieu ! ce n'est pas pour la valeur de la chose en elle-même… mais cela décomplète la douzaine.

MADEMOISELLE NINA
(de même. )
Reste à onze !

LETRINQUIER
(de même. )
Et si par hasard nous sommes douze… on sera obligé d'attendre qu'une personne soit partie pour servir le thé!

MADEMOISELLE NINA
(de même. )
Et, comme ils ne partent jamais que lorsque le thé est servi…

TACAREL
(se relevant, ainsi que les autres. )
Je suis vraiment désolé…

MADEMOISELLE NINA
(aigrement. )
Désolé !… ça ne raccommode pas!
(Elle va déposer les débris de la tasse sur la table, à gauche.)

LETRINQUIER
Voyons, ma sœur!… l'incident est vidé.

MADEMOISELLE NINA
Au moins, donnez-moi la soucoupe.
(Elle la lui prend.)

TACAREL
J'y aurais pris garde !… (A part.)
Ne rien casser dans cette maison.

LETRINQUIER
(reprenant. )
Donc, vous avez un lien…

TACAREL
Monsieur, je proteste énergiquement…

MADEMOISELLE NINA
Oh! nos renseignements sont précis!…

TACAREL
Cependant…

LETRINQUIER
Prenez garde! d'un mot, je peux vous foudroyer…

TACAREL
Quel mot ?

LETRINQUIER
(d'une voix qu'il cherche à rendre terrible. )
Champbaudet ! ! !

TACAREL
(à part. )
Saperlotte ! le domestique a parlé… le gredin !

LETRINQUIER
Depuis deux mois, vous hantez cette dame… tous les jours… à une heure… qu'allez-vous faire chez elle?

MADEMOISELLE NINA
(pudiquement. )
Mon frère !

LETRINQUIER
Oui… (A TACAREL.)
Dites-nous-le… en latin.

TACAREL
C'est bien simple… je vais chez cette dame en qualité d'architecte.

LETRINQUIER
Allons donc !

MADEMOISELLE NINA
Nous la connaissons, celle-là !

TACAREL
Permettez!…

LETRINQUIER
Loin de moi un rigorisme qui n'est plus dans nos mœurs… En vous fiançant à ma fille, dont le passé est pur… comme l'azur des cieux…

TACAREL
(à part. )
Je l'espère bien !

LETRINQUIER
Je n'ai pas prétendu exiger de vous la même… réciprocité…

MADEMOISELLE NINA
Pourtant, mon frère…

LETRINQUIER
Non, ma sœur… nous autres hommes, nous avons certains privilèges que vous ne sauriez avoir. (A TACAREL.)
Mais j'ai le droit d'exiger que les erreurs de votre passé ne viennent pas altérer, troubler, saccager dans l'avenir le bonheur de mon unique enfant.
(Il s'attendrit en disant ces derniers mots.)

MADEMOISELLE NINA
(pleurnichant. )
Ce serait affreux !

TACAREL
Oh ! ne pleurez donc pas !… Puisque je vous assure que mes visites à cette dame sont très innocentes… Mais si elles vous inquiètent… je vous promets de ne plus les renouveler… je renoncerai à cette… construction…

LETRINQUIER
Vous ne le pourrez pas… la force de l'habitude !

MADEMOISELLE NINA
L'entraînement des souvenirs…

TACAREL
Mais je vous jure…

LETRINQUIER
Je conclus !… il nous faut une garantie sérieuse… Or donc, vous n'épouserez ma fille que lorsque madame veuve Champbaudet sera mariée elle-même…

TACAREL
Elle ?

LETRINQUIER
On la dit belle encore!…

TACAREL
Mais c'est impossible ! si vous la voyiez… d'abord elle a quarante-deux ans…

MADEMOISELLE NINA
(vivement et aigrement. )
Eh bien, après?… quarante-deux ans… il me semble que ce n'est pas un âge…

TACAREL
Oh ! pardon ! mais elle perd ses cheveux… elle porte de fausses nattes.

MADEMOISELLE NINA
(de même. )
Mais, monsieur…

LETRINQUIER
(toussant pour l'avertir. )
Hum ! hum ! hum !

TACAREL
(à Nina. )
Ah ! oui !… pardon !

LETRINQUIER
Ces détails ne nous regardent pas !… mais ne vous présentez ici qu'avec l'acte de mariage de madame Champbaudet.

TACAREL
Autant m'imposer la tâche de trouver un mari à la tour Saint-Jacques !

LETRINQUIER
Voilà notre ultimatum !


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