La Station Champbaudet
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ACTE II - Scène IV

Eugène Labiche

ACTE II - Scène IV


TACAREL entre; il salue les dames, puis les invités. On s'incline légèrement, et l'on feint de ne donner aucune attention à sa présence, tout en l'observant à la dérobée pendant toute la scène.
TACAREL salue LETRINQUIER, absorbé par son journal.

LETRINQUIER
(se levant en tenant son journal, d'un air froidement poli. )
Pardon, monsieur… mais je n'ai pas l'honneur de vous remettre…

TACAREL
M. Tacarel… architecte… je vous suis adressé par maître Toupineau…

LETRINQUIER
Mon notaire.

TACAREL
Pour une construction sur laquelle il m'a dit que vous désiriez me consulter…

LETRINQUIER
(comme se souvenant. )
Ah! très bien… en effet…

CAROLINE
(bas, à Nina. )
Il est blond !

TACAREL
(à part. )
La petite me lorgne !

LETRINQUIER
Il s'agit d'une maison… d'une grande maison… à trois… quatre… ou six
(étages…)

TACAREL
Je vois ça d'ici… une maison très haute!

LETRINQUIER
Et très longue… nous nous comprenons !… Mais permettez-moi d'abord de vous présenter ma sœur… Mademoiselle Nina Letrinquier… celle qui a le plus de cheveux…

LES AUTRES DAMES
(offusquées. )
Hein ?
(Nina se lève, salue froidement et se rassied.)

LETRINQUIER
Et ma fille Caroline… la plus jolie des six…

LES AUTRES DAMES
(offusquées. )
Hein ?

LETRINQUIER
Incontestablement !
(CAROLINE se lève et salue TACAREL, qui s'incline; puis elle se rassied et reprend sa broderie.)

TACAREL
(à part. )
Très gentille !

CAROLINE
(bas, à sa tante. )
Il n'est pas mal.

MADEMOISELLE NINA
(bas. )
Silence !

LETRINQUIER
(indiquant les autres personnes. )
Quant au reste… des parents… des cousins…(TACAREL va pour les saluer, il le retient du geste, en disant:)
Non ! cela n'a pas d'importance ! (Les invités du fond, qui s'étaient levés, se rasseyent.)
Je vais donc vous soumettre un petit plan de mon terrain… que j'ai esquissé moi-même sur un grand carré de papier…

TACAREL
Monsieur dessine ?

LETRINQUIER
Je ne dessine pas positivement… je fais des carrés… Où l'ai-je donc mis?

CAROLINE
Dans le tiroir, papa.
(Elle se lève.)

LETRINQUIER
Ah! oui! ne te dérange pas!… (Elle se rassied. A TACAREL.)
Vous permettez?
(Il remonte chercher son plan dans le tiroir d'un petit meuble, à droite de la cheminée.)

TACAREL
(à part, sur le devant. )
La petite est charmante… mieux qu'Aglaé… Pauvre Aglaé !… A propos, je l'ai décidée à ne pas aller dîner chez sa tante !… Nous avons mangé un gâteau… chez Véfour !… Cette femme a vraiment des qualités de cœur !

LETRINQUIER
(revenant avec une feuille de papier. )
Asseyons-nous… (Étalant le papier sur la table.)
Voici mon terrain…

TACAREL
(assis, prenant le papier. )
Permettez…

LETRINQUIER
(à part. )
Je suis fâché que Théodore ne soit pas là… il a le coup d'œil sûr !

TACAREL
Ce carré est très bien dessiné…

LETRINQUIER
Oh !… j'ai pris une règle… Je voudrais faire construire là-dessus… comme qui dirait une maison confortable… avec des fenêtres partout… (Marquant avec son crayon.)
là… là… là… là… et là…

TACAREL
Pardon… mais vous oubliez la porte d'entrée…

LETRINQUIER
C'est possible! moi, je ne suis pas architecte… vous arrangerez cela !…

TACAREL
Oui… oui… Vous désirez quelque chose dans le goût moderne…

LETRINQUIER
Naturellement… Je ne voudrais pas d'une architecture qui remontât… par exemple… à Alexandre le Grand.

TACAREL
(riant avec complaisance. )
Ce serait de l'histoire ancienne.

LETRINQUIER
(riant aussi, ainsi que tous les autres. )
Très ancienne ! N'est-ce pas, ma fille?

CAROLINE
Papa ?

LETRINQUIER
Pourrais-tu me dire en quelle année est mort Alexandre le Grand ? (A part.)
Comme c'est adroit !

CAROLINE
Trois cent vingt-quatre ans avant notre ère.
(Murmure de satisfaction de l'assistance.)

LETRINQUIER
Très forte en histoire ! (A sa fille.)
Ce qui fait aujourd'hui ?

CAROLINE
Deux mille cent quatre-vingt-quatre ans…

LETRINQUIER
Très forte en arithmétique ! Tout le monde ne sait pas ça !

TACAREL
Certainement… et moi-même…

LETRINQUIER
(se levant et allant aux invités du fond. )
Il ne le savait pas !… et pourtant il est architecte !… (Baissant la voix.)
Je la fais briller sans en avoir l'air !

TACAREL
(à part. )
Je sens leurs regards qui me chatouillent le dos… Ça me trouble!

LETRINQUIER
(revenant s'asseoir et indiquant sur son plan. )
Dans le jardin, nous placerons… si faire se peut… une fontaine monumentale…

TACAREL
(distrait. )
Oui, sous des cyprès… en briques de Bourgogne…

LETRINQUIER
Comment, des cyprès!… en briques de Bourgogne !

TACAREL
Ah! pardon… je confondais…

LETRINQUIER
(reprenant. )
La fontaine formera… si faire se peut… ça vous regarde, je ne suis pas architecte… formera, dis-je… une petite rivière en zigzag… (Traçant avec son doigt.)
comme ça… comme qui dirait l'Adige !

TACAREL
(étonné. )
L'Adige?

LETRINQUIER
A propos, Caroline !

CAROLINE
Papa?

LETRINQUIER
Où se jette l'Adige?

MADEMOISELLE NINA
(bas. )
Ne te trouble pas.

CAROLINE
Dans l'Adriatique, papa.

LETRINQUIER
Quelles sont les villes qu'elle arrose ?

TACAREL
(à part. )
Ah çà ! c'est un examen de bachelier !

CAROLINE
(se levant et récitant comme une leçon. )
Villes arrosées par l'Adige: Méran, Trente, Roveredo, Rivoli, Legnago, Rovigo…

TOUS
(l'interrompant avec une explosion d'admiration. )
Ah ! très bien, très bien !…

LETRINQUIER
(se levant enthousiasmé. )
Legnago ! Rovigo ! (Nina se lève et embrasse CAROLINE LETRINQUIER l'embrasse aussi, puis elle va étourdiment vers TACAREL qui s'avance pour l'embrasser, mais LETRINQUIER la retient; elle retourne à sa place et s'assied. A TACAREL)
N'est-ce pas qu'elle est étonnante?

TACAREL
C'est un prodige!… (A part.)
Ce père est un idiot!

LETRINQUIER
Ceci n'est rien… elle vous dirait tous les rois de France qui ont eu lieu… sans broncher !

TACAREL
Vraiment?… Oh! si je ne craignais pas d'abuser…

CAROLINE
(se levant. )
Pharamond, Clovis, Mérovée…

LETRINQUIER
(l'interrompant. )
Non, il s'en rapporte… (Elle se rassied. A TACAREL.)
Et les travaux d'aiguille!… demandez à ma sœur…

MADEMOISELLE NINA
(se levant. )
Voyez, monsieur.
(Elle prend l'ouvrage que brode CAROLINE et le montre à TACAREL. LETRINQUIER a pris la lampe pour éclairer. Tous se sont approchés, CAROLINE est restée assise.)

TACAREL
Oh ! mais c'est un travail de fée.
(Tous reprennent leurs places, excepté TACAREL et LETRINQUIER qui restent debout.)

MADEMOISELLE NINA
Elle nous a brodé, cet hiver, une délicieuse tapisserie pour un coffre à bois.

LETRINQUIER
C'est tellement joli… que j'ai résolu de m'en faire une calotte grecque.

TACAREL
Avec un coffre à bois !… C'est merveilleux !

UNE DAME
Faites-nous-la donc voir…

CAROLINE
(se levant à demi. )
Je vais la chercher…

LETRINQUIER
Ne te dérange pas!… nous avons des domestiques… Sonnez, ma sœur!

MADEMOISELLE NINA
(sonne. A part. )
C'est très adroit!… nous n'avons pas l'air!


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