Scène XII


(LE CHEVALIER, COLETTE)

LE CHEVALIER
J'ai quitté la compagnie, je n'ai pu, Mademoiselle, résister à l'envie de vous voir. J'ai perdu mon cœur, une charmante personne me l'a pris, cela m'inquiète, et je viens lui demander ce qu'elle en veut faire. N'êtes-vous pas la recéleuse ? Donnez-m'en des nouvelles, je vous prie.

COLETTE
(, à part.)
Oh pisqu'il a perdu son cœur, nous ne bataillerons pas longtemps. (Haut.)
Monsieur, pour ce qui est de votre cœur, je ne l'avons pas vu ; si vous me disiez la parsonne qui l'a prins, on varrait ça.

LE CHEVALIER
Vous ne la connaissez donc pas ?

COLETTE
(, faisant la révérence.)
Non, Monsieur ; je n'avons pas cet honneur-là.

LE CHEVALIER
Vous ne la connaissez pas ? Eh ! cadédis, je vous prends sur le fait ; vous portez les yeux de celle qui m'a fait le vol.

COLETTE
(, à part.)
Je le vois venir le malicieux. (Haut.)
Monsieur, c'est pourtant mes yeux que je porte, je n'empruntons ceux-là de parsonne.

LE CHEVALIER
Parlez, ne vous voyez-vous jamais dans le cristal de vos fontaines ?

COLETTE
Oh ! si fait, queuquefois en passant.

LE CHEVALIER
Patience, eh qu'y voyez-vous ?

COLETTE
Eh mais, je m'y vois.

LE CHEVALIER
Eh donc, voilà ma friponne.

COLETTE
(, à part.)
Hélas ! il sera bientôt mon fripon itou.

LE CHEVALIER
Que répondez-vous à ce que je dis ?

COLETTE
Dame ! ce qui est fait est fait. Votre cœur est venu à moi, je ne li dirai pas de s'en aller ; et on ne rend pas cela de la main à la main.

LE CHEVALIER
Me le rendre ! quand vous avez tiré dessus, quand vous l'avez incendié, qu'il se portait bien, et que vous l'avez fait malade ! Non, ma toute belle, je ne veux point d'un incurable.

COLETTE
Queu pitié que tout ça ! comment ferai-je donc ?

LE CHEVALIER
Ne vous effrayez point ; sans crier au meurtre, je trouve un expédient ; vous m'avez maltraité le cœur, faites les frais de sa guérison ; j'attendrai, je suis accommodant, le vôtre me servira de nantissement, je m'en contente.

COLETTE
Oui-da ! vous êtes bian fin ! si vous l'aviez une fois, vous le garderiez peut-être.

LE CHEVALIER
Je vous le garderais ! vous sentez donc cela, mignonne ? une légion de cœurs, si je vous les donnais, ne paierait pas cette expression affectueuse ; mais achevez ; vous êtes naïve, développez-vous sans façon, dites le vrai ; vous m'aimez ?

COLETTE
Oh ! ça se peut bian ; mais il n'est pas encore temps de le dire.

LE CHEVALIER
Je me mettrais à genoux devant ces paroles, je les savoure, elles fondent comme le miel ; mais donc quand sera-t-il temps de tout dire ?

COLETTE
Allez, allez toujours ; je vous garde ça, quand je vous verrai dans le transport.

LE CHEVALIER
Faites donc vite, car il me prend.

COLETTE
Oh ! je ne le veux pas lors, retournons où nous étions. Vous me demandez mon cœur ; mais il est tout neuf ; et le vôtre a peut-être sarvi.

LE CHEVALIER
Le mien, pouponne, savez-vous ce qu'on en dit dans le monde, le nom qu'on lui donne ? on l'appelle l'indomptable.

COLETTE
Il a donc pardu son nom maintenant ?

LE CHEVALIER
Il ne lui en reste pas une syllabe, vos beaux yeux l'ont dépouillé de tout ; je le renonce, et je plaide à présent pour en avoir un autre.

COLETTE
Et moi, qui ne sais pas plaider, vous varrez que je pardrai cette cause-là.

LE CHEVALIER
(la regarde.)
Gageons, ma poule, que l'affaire est faite.

COLETTE
(, à part.)
Je crois que voici l'endroit de le regarder tendrement. (Elle le regarde.)

LE CHEVALIER
Je vous entends, mon âme, ce regard-là décide ; je triomphe, je suis vainqueur ; mais faites doucement, la victoire m'étourdit, je m'égare, la tête me tourne ; ménagez-moi, je vous prie.

COLETTE
(, à part.)
Velà qui est fait, il est fou, ça doit me gagner, faut que je parle.

LE CHEVALIER
Le papa vous donne à moi ; signez, paraphez la donation, dites que je vous plais.

COLETTE
Oh ! pour ça, oui, vous me plaisez ; n'y a que faire de patarafe à ça.

LE CHEVALIER
Vous me ravissez sans me surprendre ; mais voici Madame Damis et le beau-frère ; nos affaires sont faites ; ils viennent convenir des leurs. Retirons-nous.
(Colette sort.)


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