Scène II


(BLAISE, CLAUDINE)

BLAISE
Ah çà, Claudine, j'ons passé dix ans à Paris, moi. Je connaissons le monde, je vais te l'apprendre. Nous velà riches, faut prendre garde à ça.

CLAUDINE
C'est bian dit, mon homme, faut jouir.

BLAISE
Ce n'est pas le tout que de jouir, femme : faut avoir de belles manières.

CLAUDINE
Certainement, et il n'y a d'abord qu'à m'habiller de brocard, acheter des jouyaux et un collier de parles : tu feras pour toi à l'avenant.

BLAISE
Le brocard, les parles et les jouyaux ne font rian à mon dire, t'en auras à bauge, j'aurons itou du d'or sur mon habit. J'avons déjà acheté un castor avec un casaquin de friperie, que je boutrons en attendant que j'ayons tout mon équipage à forfait. Je dis tant seulement que c'est le marchand et le tailleur qui baillont tout cela ; mais c'est l'honneur, la fiarté et l'esprit qui baillont le reste.

CLAUDINE
De l'honneur ! j'en avons à revendre d'abord.

BLAISE
Ça se peut bian ; stapendant de cette marchandise-là, il ne s'en vend point, mais il s'en pard biaucoup.

CLAUDINE
Oh bian donc, je n'en vendrai ni n'en pardrai.

BLAISE
Ça suffit ; mais je ne parle point de cet honneur de conscience, et ceti-là, tu te contenteras de l'avoir en secret dans l'âme ; là, t'en auras biaucoup sans en montrer tant.

CLAUDINE
Comment, sans en montrer tant ! je ne montrerai pas mon honneur !

BLAISE
Eh morgué, tu ne m'entends point : c'est que je veux dire qu'il ne faut faire semblant de rian, qu'il faut se conduire à l'aise, avoir une vartu négligente, se parmettre un maintien commode, qui ne soit point malhonnête, qui ne soit point honnête non plus, de ça qui va comme il peut ; entendre tout, repartir à tout, badiner de tout.

CLAUDINE
Savoir queu badinage on me fera.

BLAISE
Tians, par exemple, prends que je ne sois pas ton homme, et que t'es la femme d'un autre ; je te connais, je vians à toi, et je batifole dans le discours ; je te dis que t'es agriable, que je veux être ton amoureux, que je te conseille de m'aimer, que c'est le plaisir, que c'est la mode : Madame par-ci, Madame par-là ; ou êtes trop belle ; qu'est-ce qu'ou en voulez faire ? prenez avis, vos yeux me tracassent, je vous le dis ; qu'en sera-t-il ? qu'en fera-t-on ? Et pis des petits mots charmants, des pointes d'esprit, de la malice dans l'œil, des singeries de visage, des transportements ; et pis : Madame, il n'y a, morgué, pas moyen de durer ! boutez ordre à ça. Et pis je m'avance, et pis je plante mes yeux sur ta face, je te prends une main, queuquefois deux, je te sarre, je m'agenouille ; que repars-tu à ça ?

CLAUDINE
Ce que je repars, Blaise ? mais vraiment, je te repousse dans l'estomac, d'abord.

BLAISE
Bon.

CLAUDINE
Puis après, je vais à reculons.

BLAISE
Courage.

CLAUDINE
Ensuite je devians rouge, et je te dis pour qui tu me prends ; je t'appelle un impartinant, un vaurian : ne m'attaque jamais, ce fais-je, en te montrant le s poings, ne vians pas envars moi, car je ne sis pas aisiée, vois-tu bian ; n'y a rien à faire ici pour toi, va-t'en, tu n'es qu'un bélître.

BLAISE
Nous velà tout juste ; velà comme ça se pratique dans noute village ; cet honneur-là qui est tout d'une pièce, est fait pour les champs ; mais à la ville, ça ne vaut pas le diable, tu passerais pour un je ne sais qui.

CLAUDINE
Le drôle de trafic ! mais pourtant je sis mariée : que dirai-je en réponse ?

BLAISE
Oh je vais te bailler le régime de tout ça. Quian, quand quelqu'un te dira : je vous aime bian, Madame, (il rit)
ha ha ha ! velà comme tu feras, ou bian, joliment : ça vous plaît à dire. Il te repartira : je ne raille point. Tu repartiras : eh bian ! tope, aimez-moi. S'il te prenait les mains, tu l'appelleras badin ; s'il te les baise : eh bian ! soit ; il n'y a rian de gâté ; ce n'est que des mains, au bout du compte ! s'il t'attrape queuque baiser sur le chignon, voire sur la face, il n'y aura point de mal à ça ; attrape qui peut, c'est autant de pris, ça ne te regarde point ; ça viant jusqu'à toi, mais ça te passe ; qu'il te lorgne tant qu'il voudra, ça aide à passer le temps ; car, comme je te dis, la vartu du biau monde n'est point hargneuse ; c'est une vartu douce que la politesse a bouté à se faire à tout ; alle est folichonne, alle a le mot pour rire, sans façon, point considérante ; alle ne donne rian, mais ce qu'on li vole, alle ne court pas après. Velà l'arrangement de tout ça, velà ton devoir de Madame, quand tu le seras.

CLAUDINE
Et drès que c'est la mode pour être honnête, je varrons ; cette vartu-là n'est pas plus difficile que la nôtre. Mais mon homme, que dira-t-il ?

BLAISE
Moi ? rian. Je te varrions un régiment de galants à l'entour de toi, que je sis obligé de passer mon chemin, c'est mon savoir-vivre que ça, li aura trop de froidure entre nous.

CLAUDINE
Blaise, cette froidure me chiffonne ; ça ne vaut rian en ménage ; je sis d'avis que je nous aimions bian au contraire.

BLAISE
Nous aimer, femme ! morgué ! il faut bian s'en garder ; vraiment, ça jetterait un biau coton dans le monde !

CLAUDINE
Hélas ! Blaise, comme tu fais ! et qui est-ce qui m'aimera donc moi ?

BLAISE
Pargué ! ce ne sera pas moi, je ne sis pas si sot ni si ridicule.

CLAUDINE
Mais quand je ne serons que tous deux, est-ce que tu me haïras ?

BLAISE
Oh ! non ; je pense qu'il n'y a pas d'obligation à ça ; stapendant je nous en informerons pour être pus sûrs ; mais il y a une autre bagatelle qui est encore pour le bon air ; c'est que j'aurons une maîtresse qui sera queuque chiffon de femme, qui sera bian laide et bian sotte, qui ne m'aimera point, que je n'aimerai point non pus ; qui me fera des niches, mais qui me coûtera biaucoup, et qui ne vaura guère, et c'est là le plaisir.

CLAUDINE
Et moi, combian me coûtera un galant ? car c'est mon devoir d'honnête madame d'en avoir un itou, n'est-ce pas ?

BLAISE
T'en auras trente, et non pas un.

CLAUDINE
Oui, trente à l'entour de moi, à cause de ma vartu commode ; mais ne me faut-il pas un galant à demeure ?

BLAISE
T'as raison, femme ; je pense itou que c'est de la belle manière, ça se pratique ; mais ce chapitre-là ne me reviant pas.

CLAUDINE
Mon homme, si je n'ons pas un amoureux, ça nous fera tort, mon ami.

BLAISE
Je le vois bian, mais, morgué ! je n'avons pas l'esprit assez farme pour te parmettre ça, je ne sommes pas encore assez naturisé gros monsieur ; tian, passe-toi de galant, je me passerai d'amoureuse.

CLAUDINE
Faut espérer que le bon exemple t'enhardira.

BLAISE
Ça se peut bian, mais tout le reste est bon, et je m'y tians ; mais nos enfants ne venont point ; c'est que noute laquais les charche, je m'en vais voir ça. Velà noute Dame et son cousin le Chevalier qui se promènent ; je vais quitter la farme de sa cousine ; s'ils t'accostent, tians ton rang, fais-toi rendre la révérence qui t'appartient, je vais revenir. Si le fiscal à qui je devais de l'argent arrive, dis-li qu'il me parle.


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