L'Héritier de village
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Scène première

Marivaux

Scène première


(BLAISE, CLAUDINE, ARLEQUIN)
(Blaise entre, suivi d'Arlequin en guêtres et portant un paquet. Claudine entre d'un autre côté.)

CLAUDINE
Eh je pense que velà Blaise !

BLAISE
Eh oui, note femme ; c'est li-même en parsonne.

CLAUDINE
Voirement ! noute homme, vous prenez bian de la peine de revenir ; queu libertinage ! être quatre jours à Paris, demandez-moi à quoi faire !

BLAISE
Eh ! à voir mourir mon frère, et je n'y allais que pour ça.

CLAUDINE
Eh bian ! que ne finit-il donc, sans nous coûter tant d'allées et de venues ? Toujours il meurt, et jamais ça n'est fait : voilà deux ou trois fois qu'il lantarne.

BLAISE
Oh bian ! il ne lantarnera plus. (Il pleure.)
Le pauvre homme a pris sa secousse.

CLAUDINE
Hélas ! il est donc trépassé ce coup-ci ?

BLAISE
Oh il est encore pis que ça.

CLAUDINE
Comment, pis ?

BLAISE
Il est entarré.

CLAUDINE
Eh ! il n'y a rian de nouveau à ça ; ce sera queussi, queumi. Il faut considérer qu'il était bian vieux qu'il avait beaucoup travaillé, bian épargné, bian chipoté sa pauvre vie.

BLAISE
T'as raison, femme ; il aimait trop l'usure et l'avarice ; il se plaignait trop le vivre, et j'ons opinion que cela l'a tué.

CLAUDINE
Bref ! enfin le velà défunt. Parlons des vivants. T'es son unique hériquier ; qu'as-tu trouvé ?

BLAISE
(, riant.)
Eh, eh, eh ! baille-moi cinq sols de monnaie, je n'ons que de grosses pièces.

CLAUDINE
(, le contrefaisant.)
Eh eh eh ; dis donc, Nicaise, avec tes cinq sols de monnaie ! qu'est-ce que t'en veux faire ?

BLAISE
Eh eh eh ; baille-moi cinq sols de monnaie, te dis-je.

CLAUDINE
Pourquoi donc, Nicodème ?

BLAISE
Pour ce garçon qui apporte mon paquet depis la voiture jusqu'à cheux nous, pendant que je marchais tout bellement et à mon aise.

CLAUDINE
T'es venu dans la voiture ?

BLAISE
Oui, parce que cela est plus commode.

CLAUDINE
T'as baillé un écu ?

BLAISE
Oh ! bian noblement. Combien faut-il ? ai-je fait. Un écu, ce m'a-t-on fait. Tenez, le velà, prenez. Tout comme ça.

CLAUDINE
Et tu dépenses cinq sols en porteux de paquets ?

BLAISE
Oui, par manière de récréation.

ARLEQUIN
Est-ce pour moi les cinq sols, Monsieur Blaise ?

BLAISE
Oui, mon ami.

ARLEQUIN
Cinq sols ! un héritier, cinq sols ! un homme de votre étoffe ! et où est la grandeur d'âme ?

BLAISE
Oh ! qu'à ça ne tienne, il n'y a qu'à dire. Allons, femme, boute un sol de plus, comme s'il en pleuvait. (Arlequin prend et fait la révérence.)

CLAUDINE
Ah ! mon homme est devenu fou.

BLAISE
(, à part.)
Morgué, queu plaisir ! alle enrage, alle ne sait pas le tu autem. (Haut.)
Femme, cent mille francs !

CLAUDINE
Queu coq-à-l'âne ! velà cent mille francs avec cinq sols à cette heure !

ARLEQUIN
C'est que Monsieur Blaise m'a dit, par les chemins, qu'il avait hérité d'autant de son frère le mercier.

CLAUDINE
Eh que dites-vous ? Le défunt a laissé cent mille francs, maître Blaise ? es-tu dans ton bon sens, ça est-il vrai ?

BLAISE
Oui, Madame, ça est çartain.

CLAUDINE
(, joyeuse.)
Ça est çartain ? mais ne rêves-tu pas ? n'as-tu pas le çarviau renvarsé ?

BLAISE
Doucement, soyons civils envers nos parsonnes.

CLAUDINE
Mais les as-tu vus ?

BLAISE
Je leur ons quasiment parlé ; j'ons été chez le maltôtier qui les avait de mon frère, et qui les fait aller et venir pour notre profit, et je les ons laissés là : car, par le moyen de son tricotage, ils rapportont encore d'autres écus ; et ces autres écus, qui venont de la manigance, engendront d'autres petits magots d'argent qu'il boutra avec le grand magot, qui, par ce moyen, devianra ancore pus grand ; et j'apportons le papier comme quoi ce monciau du petit et du grand m'appartiant, et comme quoi il me fera délivrance, à ma volonté, du principal et de la rente de tout ça, dont il a été parlé dans le papier qui en rend témoignage en la présence de mon procureur, qui m'assistait pour agencer l'affaire.

CLAUDINE
Ah mon homme, tu me ravis l'âme : ça m'attendrit. Ce pauvre biau-frère ! je le pleurons de bon cœur.

BLAISE
Hélas ! je l'ons tant pleuré d'abord, que j'en ons prins ma suffisance.

CLAUDINE
Cent mille francs, sans compter le tricotage ! mais où boutrons-je tout ça ?

ARLEQUIN
(, contrefaisant leur langage.)
Voilà déjà six sols que vous boutez dans ma poche, et j'attends que vous les boutiez.

BLAISE
Boute, boute donc, femme.

CLAUDINE
Oh ! cela est juste ; tenez, mon bel ami, faites itou manigancer cela par un maltôtier.

ARLEQUIN
Aussi ferai-je ; je le manigancerai au cabaret. Je vous rends grâces, Madame.

BLAISE
Madame ! vois-tu comme il te porte respect !

CLAUDINE
Ça est bien agriable.

ARLEQUIN
N'avez-vous plus rien à m'ordonner, Monsieur ?

BLAISE
Monsieur ! ce garçon-là sait vivre avec les gens de notre sorte. J'aurons besoin de laquais, retenons d'abord ceti-là ; je bariolerons nos casaques de la couleur de son habit.

CLAUDINE
Prenons, retenons, bariolons, c'est fort bian fait, mon poulet.

BLAISE
Voulez-vous me sarvir, mon ami, et avez-vous sarvi de gros seigneurs ?

ARLEQUIN
Bon, il y a huit ans que je suis à la cour.

BLAISE
À la cour ! velà bian note affaire : je li baillerons ma fille pour apprentie, il la fera courtisane.

ARLEQUIN
(, à part.)
Ils sont encore plus bêtes que moi, profitons-en. (Tout haut.)
Oh ! laissez-moi faire, Monsieur ; je suis admirable pour élever une fille ; je sais lire et écrire dans le latin, dans le français, je chante gros comme un orgue, je fais des compliments ; d'ailleurs, je verse à boire comme un robinet de fontaine, j'ai des perfections charmantes. J'allais à mon village voir ma sœur ; mais si vous me prenez, je lui ferai mes excuses par lettre.

BLAISE
Je vous prends, velà qui est fait. Je sis votre maître, et ous êtes mon sarviteur.

ARLEQUIN
Serviteur très humble, très obéissant et très gaillard Arlequin ; c'est le nom du personnage.

CLAUDINE
Le nom est drôle. Parlons des gages à présent. Combian voulez-vous gagner ?

ARLEQUIN
Oh peu de choses, une bagatelle ; cent écus pour avoir des épingles.

CLAUDINE
Diantre ! ous en voulez donc lever une boutique ?

BLAISE
Eh morgué ! souvians-toi de la nichée des cent mille francs ; n'avons-je pas des écus qui nous font des petits ? c'est comme un colombier ; çà, allons, mon ami, c'est marché fait ; tenez, velà noute maison, allez-vous-en dire à nos enfants de venir. Si vous ne les trouvez pas, vous irez les charcher là où ils sont, stapendant que je convarserons moi et noute femme.

ARLEQUIN
Conversez, Monsieur ; j'obéis, et j'y cours.


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