Scène IV


(BLAISE, COLETTE, COLIN, ARLEQUIN, et les acteurs précédents.)

MADAME DAMIS
Voilà son mari. Maître Blaise, expliquez-nous un peu le procédé de votre femme. A-t-elle perdu l'esprit ? elle ne me répond que des impertinences.

BLAISE
(, après les avoir tous regardés.)
Parsonne ne salue. (À Claudine.)
Leur as-tu dit l'héritage du biau-frère ?

CLAUDINE
Non, mais j'ai bian tenu mon rang.

MADAME DAMIS
Mais, Blaise, faites donc réflexion que je vous parle.

BLAISE
Prenez un brin de patience, Madame, comportez-vous doucement.

LE CHEVALIER
(, d'un air sérieux.)
J'examine Blaise ; sa femme est folle, je le crois à l'unisson.

BLAISE
(, à Arlequin.)
Noute laquais, dites à ces enfants qu'ils se carrint.

ARLEQUIN
Carrez-vous, enfants.

COLIN
(, riant.)
Oh ! oh ! oh !

MADAME DAMIS
En vérité, voilà l'aventure la plus singulière que je connaisse.

BLAISE
Ah çà, vous dites comme ça, Madame, que Madame vous a dit des impartinences. Pour réponse à ça, je vous dirai d'abord que ça se peut bian ; mais je ne m'en embarrasse point ; car je n'y prends ni n'y mets ; je ne nous mêlons point du tracas de Madame. C'est peut-être que le respect vous a manqué. En fin finale, accommodez-vous, Mesdames.

LE CHEVALIER
Eh bien ! cousine, le vertigo n'est-il pas double ? Voyons les enfants ; je les crois uniformes. Qu'en dites-vous, petite folle ?

ARLEQUIN
Parlez ferme.

COLETTE
Allez-y voir ; vous n'avez rien à me commander.

LE CHEVALIER
(, à Colin.)
À vous la balle, mon fils ; ne dérogez-vous point ?

ARLEQUIN
Courage !

COLIN
Laissez-moi en repos, malappris.

LE CHEVALIER
Partout le même timbre ! (À Arlequin.)
Et toi, bélître ?

ARLEQUIN
(, contrefaisant le Gascon.)
Je chante de même ; c'est moi qui suis le précepteur de la famille.

BLAISE
(, à part.)
Les velà bian ébaubis ; je m'en vais ranger tout ça. Madame Damis, acoutez-moi ; tout ceci vous renvarse la çarvelle, c'est pis qu'une égnime pour vous et voute cousin. Oh bian ! de cette égnime en veci la clef et la sarrure. J'avions un frère, n'est-ce pas ?

LE CHEVALIER
Nouvelle vision. Eh bien ce frère ?

BLAISE
Il est parti.

LE CHEVALIER
Dans quelle voiture ?

BLAISE
Dans la voiture de l'autre monde.

LE CHEVALIER
Eh bien bon voyage ; mais changez-nous de vertigo, celui-ci est triste.

BLAISE
La fin en est plus drôle. C'est que, ne vous en déplaise, j'en avons hérité de cent mille francs, sans compter les broutilles ; et voilà la preuve de mon dire, signé : Rapin.

COLIN
(, riant.)
Oh oh oh je serons Chevalier itou, moi.

COLETTE
J'allons porter le taffetas.

CLAUDINE
Et an nous portera la queue.

ARLEQUIN
Pour moi, je ne veux que la clef de la cave.

LE CHEVALIER
(, après avoir lu, à Madame Damis.)
Sandis ! le galant homme dit vrai, cousine ; je connais ce Rapin et sa signature ; voilà cent mille francs, c'est comme s'il en tenait le coffre ; je les honore beaucoup, et cela change la thèse.

MADAME DAMIS
Cent mille francs !

LE CHEVALIER
Il ne s'en faut pas d'un sou. (À Blaise.)
Monsieur, je suis votre serviteur, je vous fais réparation ; vous êtes sage, judicieux et respectable. Quant à Messieurs vos enfants, je les aime ; le joli cavalier ! la charmante damoiselle ! que d'éducation ! que de grâces et de gentillesses !

CLAUDINE et BLAISE
Ah ! vous nous flattez par trop.

BLAISE
Cela vous plaît à dire, et à nous de l'entendre. Allons, enfants, tirez le pied, faites voute révérence avec un petit compliment de rencontre.

COLETTE
(, faisant la révérence.)
Monsieur, vos grâces l'emportont sur les nôtres, et j'avons encore plus de reconnaissance que de mérite.
(Le Chevalier salue.)

ARLEQUIN
Et vous, Colin ?

COLIN
(, saluant.)
Monsieur, je sis de l'opinion de ma sœur ; ce qu'elle a dit, je le dis.

ARLEQUIN
Colin fait (bis.)

LE CHEVALIER
On ne peut de répétitions plus spirituelles, vous m'enchantez, je n'en ai point assez dit : cent mille francs, capdebious ! vous vous moquez, vous êtes trop modestes, et si vous me fâchez, je vous compare aux astres tous tant que vous êtes.

BLAISE
Femme, entends-tu ? les astres !

LE CHEVALIER
Quant à Madame, je la supplie seulement de me recevoir au nombre de ses amis, tout dangereux qu'il est d'obtenir cette grâce ; car je n'en fais point le fin, elle possède un embonpoint, une majesté, un massif d'agréments, qu'il est difficile de voir innocemment. Mais baste, il m'arrivera ce qu'il pourra, je suis accoutumé au feu ; mais je lui demande à son tour une grâce. Me l'accorderez-vous, belle personne ? (Il lui prend la main qu'il fait semblant de vouloir baiser.)

CLAUDINE
Allons, vous n'êtes qu'un badin.

LE CHEVALIER
Ne me refusez pas, je vous prie.

CLAUDINE
Eh bian ! baisez ; ce n'est que des mains au bout du compte.

LE CHEVALIER
(, la menant vers Madame Damis.)
Raccommodez-vous avec la cousine. Allons, Madame Damis, avancez ; j'ai mesuré le terrain : à vous le reste. (Tout bas ce qui suit.)
Ne résistez point, j'ai mon dessein ; lâchez-lui le titre de Madame.

CLAUDINE
(, présentant la main à Madame Damis.)
Boutez dedans, Madame, boutez ; je ne sis point fâchée.

MADAME DAMIS
Ni moi non plus, Madame Claudine ; je suis ravie de votre fortune, et je vous accorde mon amitié.

CLAUDINE
Je vous gratifions de la même, et je vous désirons bonne chance.

LE CHEVALIER
Mettez une accolade brochant sur le tout, je vous prie. Bon ! voilà qui est bien ; halte là maintenant ; je requiers la permission de dire un mot à l'oreille de la cousine.

BLAISE
Je vous parmettons de le dire tout haut.

ARLEQUIN
Et moi itou ; mais, Monsieur le Chevalier, où est mon compliment à moi, qui suis le docteur de la maison ?

LE CHEVALIER
Le docteur a raison, je l'oubliais. Eh bien ! va, je te trouve bouffon ; vante-toi de ma bienveillance, je t'en honore, et ta fortune est faite.

ARLEQUIN
Grand merci de la gasconnade.

LE CHEVALIER
(tire à part Madame Damis pour lui dire ce qui suit.)
Cousine, sentez-vous mon projet ? Cette canaille a cent mille francs ; vous êtes veuve, je suis garçon ; voici un fils, voilà une fille ; vous n'êtes pas riche, mes finances sont modestes : les légitimes de la Garonne, vous les connaissez ; proposons d'épouser. Ce sont des villageois : mais qu'est-ce que cela fait ? Regardons le tout comme une intrigue pastorale ; le mariage sera la fin d'une églogue. Il est vrai que vous êtes noble ; moi, je le suis depuis le premier homme ; mais les premiers hommes étaient pasteurs ; prenez donc le pastoureau, et moi la pastourelle. Ils ont cinquante mille francs chacun, cousine, cela fait de belles houlettes. En voulez-vous votre part ? Eh donc ! Colin est jeune, et sa jeunesse ne vous messiéra pas.

MADAME DAMIS
Chevalier, l'idée me paraît assez sensée ; mais la démarche est humiliante.

LE CHEVALIER
Cousine, savez-vous souvent de quoi vit l'orgueil de la noblesse ? de ces petites hontes qui vous arrêtent. La belle gloire, c'est la raison, cadédis ; ainsi j'achève. (À Blaise et à sa femme.)
Monsieur et Madame Blaise, si ces aimables enfants voulaient se promener un petit tour à l'écart, je vous ouvrirais une pensée qui me paraît piquante.

BLAISE
Holà ! précepteur, boutez de la marge entre nous ; convarsez à dix pas.
(Les enfants se retirent après avoir salué la compagnie qui les salue aussi.)


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