Bal des pendus

Au gibet noir, manchot aimable,
Dansent, dansent les paladins
Les maigres paladins du diable,
Les squelettes de Saladins.

Messire Belzébuth tire par la cravate
Ses petits pantins noirs grimaçant sur le ciel,
Et, leur claquant au front un revers de savate,
Les fait danser, danser aux sons d’un vieux Noël !

Et les pantins choqués enlacent leurs bras grêles :
Comme des orgues noirs, les poitrines à jour
Que serraient autrefois les gentes damoiselles,
Se heurtent longuement dans un hideux amour.

Hurrah ! les gais danseurs, qui n’avez plus de panse !
On peut cabrioler, les tréteaux sont si longs !
Hop ! qu’on ne sache plus si c’est bataille ou danse !
Belzébuth enragé râcle ses violons !

Ô durs talons, jamais on n’use sa sandale !
Presque tous ont quitté la chemise de peau ;
Le reste est peu gênant et se voit sans scandale.
Sur les crânes, la neige applique un blanc chapeau :

Le corbeau fait panache à ces têtes fêlées,
Un morceau de chair tremble à leur maigre menton :
On dirait, tournoyant dans les sombres mêlées,
Des preux, raides, heurtant armures de carton.

Hurrah ! la bise siffle au grand bal des squelettes !
Le gibet noir mugit comme un orgue de fer !
Les loups vont répondant des forêts violettes :
À l’horizon, le ciel est d’un rouge d’enfer…

Holà, secouez-moi ces capitans funèbres
Qui défilent, sournois, de leurs gros doigts cassés
Un chapelet d’amour sur leurs pâles vertèbres :
Ce n’est pas un moustier ici, les trépassés !

Oh ! voilà qu’au milieu de la danse macabre
Bondit dans le ciel rouge un grand squelette fou
Emporté par l’élan, comme un cheval se cabre :
Et, se sentant encor la corde raide au cou,

Crispe ses petits doigts sur son fémur qui craque
Avec des cris pareils à des ricanements,
Et, comme un baladin rentre dans la baraque,
Rebondit dans le bal au chant des ossements.

Au gibet noir, manchot aimable,
Dansent, dansent les paladins,
Les maigres paladins du diable,
Les squelettes de Saladins.


"Poésies" est un titre générique utilisé pour regrouper les premiers poèmes d’Arthur Rimbaud, écrits entre 1869 et 1872, alors qu’il est encore adolescent. Ces textes, publiés de manière posthume ou dans des revues littéraires de son vivant, reflètent l’évolution rapide de son style et de sa vision poétique. On y trouve à la fois des traces de sa jeunesse provinciale, des révoltes contre les institutions, et des éclats de génie annonçant ses œuvres majeures comme "Une saison en enfer" ou "Les Illuminations".

Dans ces poèmes, Rimbaud explore une variété de thèmes, souvent marqués par une intensité émotionnelle et une recherche de liberté. Certains textes, comme "Ma Bohème", célèbrent l’évasion, la vie vagabonde et la communion avec la nature, témoignant de son désir d’échapper à la rigidité de la société bourgeoise. D’autres, comme "Le Dormeur du Val", abordent des thèmes plus sombres, notamment la guerre et la mort, à travers des images puissantes et poignantes.

Les poèmes de "Poésies" reflètent également une révolte contre les conventions littéraires et sociales. Rimbaud critique la religion, l’autorité et la morale de son époque, adoptant parfois un ton satirique ou provocateur, comme dans "Les Assis", où il raille les bourgeois enfermés dans leur conformisme. Son style évolue rapidement vers une modernité radicale, avec une utilisation novatrice du langage, des rythmes et des images.

Ce recueil marque aussi les premiers pas de Rimbaud vers sa célèbre théorie du "voyant", qu’il développe dans sa correspondance. Il y explore l’idée que le poète doit expérimenter des états de conscience extrêmes, en "dérèglant tous les sens", pour atteindre une vérité profonde et universelle.

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