Le Festin de pierre
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ACTE V - Scène II

Thomas Corneille

ACTE V - Scène II


(DOM JUAN, SGANARELLE)

Sganarelle
Monsieur.

Dom Juan
Qu'est-ce ?

Sganarelle
Ah !

Dom Juan
Comment ? Tu pleures ?

Sganarelle
C'est de joie
De vous voir embrasser enfin la bonne voie.
Jamais encor, je crois, je n'en ai tant senti.
Ah, quel plaisir ce m'est de vous voir converti !
Le Ciel a bien pour vous exaucé mon envie.
Franchement vous meniez une diable de vie.
Mais à tout Pécheur grâce, il n'en faut plus parler.
L'Hermitage est-il loin où vous voulez aller ?

Dom Juan
Eh.

Sganarelle
Serait-ce là-bas ? Vers cet endroit sauvage…

Dom Juan
La peste le benêt avec son hermitage !

Sganarelle
Pourquoi ? Frère Pacôme est un homme de bien,
Et je crois qu'avec lui vous ne perdriez rien.

Dom Juan
Parbleu, tu me ravis. Quoi, tu me crois sincère,
Dans un conte forgé pour attraper mon Père ?

Sganarelle
Comment ? Vous ne… Monsieur, c'est… où donc allons-nous ?

Dom Juan
La belle de tantôt m'a donné rendez-vous.
Voici l'heure, et j'y vais, c'est là mon hermitage.

Sganarelle
La retraite sera méritoire. Ah ! J'enrage.

Dom Juan
Elle est jolie, oui ?

Sganarelle
Mais l'aller chercher si loin ?

Dom Juan
Elle m'a touché l'âme, et s'il étoit besoin,
Pour ne la manquer pas, j'irais jusques à Rome.

Sganarelle
Belle conversion ! Ah quel Homme, quel Homme !
Vous l'attendez en vain, elle ne viendra pas.

Dom Juan
Je crois qu'elle viendra, moi.

Sganarelle
Tant pis.

Dom Juan
En tout cas,
Ma peine au rendez-vous ne sera point perdue.
C'est où du Commandeur on a mis la Statue ;
Il nous a conviés à souper. On verra
Comment, s'il nous reçoit, il s'en acquittera.

Sganarelle
Souper avec un mort ? Tué par vous ?

Dom Juan
N'importe.
J'ai promis, sur la peur ma promesse l'emporte.

Sganarelle
Et si la Belle vient, et se laisse emmener ?

Dom Juan
Oh ma foi, la Statue ira se promener.
Je préfère à tout mort une jeune vivante.

Sganarelle
Mais voir une Statue et mouvante et parlante,
N'est-ce pas…

Dom Juan
Il est vrai, c'est quelque chose ; en vain
Je ferois là-dessus un jugement certain,
Pour ne s'y point méprendre, il en faut voir la suite.
Cependant, si j'ai feint de changer de conduite ;
Si j'ai dit que j'allois me déchirer le cœur,
D'une vie exemplaire embrasser la rigueur,
C'est un pur stratagème, un ressort nécessaire,
Par où ma Politique éblouissant mon Père,
Me va mettre à couvert de divers embarras,
Dont sans lui mes Amis ne se tireroient pas.
Si l'on s'en inquiète, il obtiendra ma grâce.
Tu vois comme déjà ma première grimace
L'a porté de lui-même à se vouloir charger
Des dettes, dont par lui je vais me dégager.

Sganarelle
Mais n'étant point dévot, par quelle effronterie
De la dévotion faire une momerie ?

Dom Juan
Il est des gens de bien et vraiment vertueux.
Tout méchant que je suis j'ai du respect pour eux ;
Mais si l'on n'en peut trop élever les mérites,
Parmi ces gens de bien il est mille hypocrites,
Qui ne se contrefont que pour en profiter,
Et pour mes intérêts je veux les imiter.

Sganarelle
Ah quel homme, quel homme !

Dom Juan
Il n'est rien si commode.
Vois-tu ? L'hypocrisie est un vice à la mode,
Et quand de ses couleurs un vice est revêtu,
Sous l'appui de la mode il passe pour vertu.
Sur tout ce qu'à jouer il est de personnages.
Celui d'Homme de bien a de grands avantages.
C'est un Art grimacier, dont les détours flatteurs
Cachent sous un beau voile un amas d'Imposteurs.
On a beau découvrir que ce n'est que faux zèle,
L'imposture est reçue, on ne peut rien contre elle,
La censure voudroit y mordre vainement.
Contre tout autre vice on parle hautement,
Chacun a liberté d'en faire voir le piège,
Mais pour l'hypocrisie elle a son privilège,
Qui sous le masque adroit d'un visage emprunté,
Lui fait tout entreprendre avec impunité.
Flattant, ceux du Parti, plus qu'aucun redoutable,
On se fait d'un grand corps le membre inséparable.
C'est alors qu'on est sûr de ne succomber pas.
Quiconque en blesse l'un, les a tous sur les bras,
Et ceux même qu'on sait que le Ciel seul occupe,
Des Singes de leurs mœurs sont d'ordinaire dupe.
À quoi que leur malice ait pu se dispenser,
Leur appui leur est sûr, ils ont vu grimacer.
Ah ! Combien j'en connois qui par ce stratagème,
Après avoir vécu dans un désordre extrême,
S'armant du bouclier de la Religion,
Ont rhabillé sans bruit leur dépravation,
Et pris droit, au milieu de tout ce que nous sommes,
D'être sous ce manteau les plus méchants des Hommes.
On a beau les connoître, et savoir ce qu'ils sont,
Trouver lieu de scandale aux intrigues qu'ils ont,
Toujours même crédit. Un maintien doux, honnête,
Quelques roulements d'yeux, des baissements de tête,
Trois ou quatre soupirs mêlés dans un discours,
Sont pour tout rajuster d'un merveilleux secours
C'est sous un tel abri qu'assurant mes affaires,
Je veux de mes Censeurs duper les plus sévères.
Je ne quitterai point mes pratiques d'amour,
J'aurai soin seulement d'éviter le grand jour,
Et saurai, ne voyant en public que des Prudes,
Garder à petit bruit mes douces habitudes.
Si je suis découvert dans mes plaisirs secrets,
Tout le corps en chaleur prendra mes intérêts,
Et sans me remuer, je verrai la cabale
Me mettre hautement à couvert du scandale.
C'est là le vrai moyen d'oser impunément
Permettre à mes désirs un plein emportement.
Des actions d'autrui je ferai le critique,
Médirai saintement, et d'un ton pacifique,
Applaudissant à tout ce qui sera blâmé,
Ne croirai que moi seul digne d'être estimé.
S'il faut que d'intérêt quelque affaire se passe,
Fût-ce veuve, orphelin, point d'accord, point de grâce,
Et pour peu qu'on me choque, ardent à me venger,
Jamais rien au pardon ne pourra m'obliger.
J'aurai tout doucement le zèle charitable
De nourrir une haine irréconciliable ;
Et quand on me viendra porter à la douceur,
Des intérêts du Ciel je ferai le vengeur.
Le prenant pour garant du soin de sa querelle,
J'appuierai de mon cœur la malice infidèle.
Et selon qu'on m'aura plus ou moins respecté,
Je damnerai les Gens de mon autorité.
C'est ainsi que l'on peut, dans le siècle où nous sommes,
Profiter sagement des foiblesses des Hommes,
Et qu'un esprit bien fait, s'il craint les Mécontents,
Se doit accommoder aux vices de son temps.

Sganarelle
Qu'entends-je ? C'en est fait, Monsieur, et je le quitte,
Il ne vous manquoit plus que vous faire Hypocrite,
Vous êtes de tout point achevé, je le voi.
Assommez-moi de coups, percez-moi, tuez-moi,
Il faut que je vous parle, il faut que je vous dise,
Tant va la cruche à l'eau qu'enfin elle se brise ;
Et comme dit fort bien en moindre ou pareil cas,
Un auteur renommé que je ne connois pas,
Un oiseau sur la branche est proprement l'exemple
De l'Homme qu'en Pécheur ici-bas je contemple.
La branche est attachée à l'arbre, qui produit,
Selon qu'il est planté, de bon ou mauvais fruit.
Le Fruit, s'il est mauvais, nuit plus qu'il ne profite ;
Ce qui nuit, vers la mort nous fait aller plus vite ;
La mort est une loi d'un usage important.
Qui peut vivre sans loi, vit en brute ; et partant
Ramassez, ce sont-là preuves indubitables,
Qui font que vous irez, Monsieur, à tous les Diables.

Dom Juan
Le beau raisonnement !

Sganarelle
Ne vous rendez donc pas,
Soyez damné tout seul, car pour moi je suis las…

Dom Juan (, apercevant Léonor.)
N'avois-je pas raison ? Regarde, Sganarelle.
Vient-on au rendez-vous.


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