Le Festin de pierre
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ACTE III - Scène I

Thomas Corneille

ACTE III - Scène I


(DOM JUAN, SGANARELLE habillé en médecin)

Sganarelle
Avouez qu'au besoin j'ai l'imaginative
Aussi prompte d'aller que personne qui vive.
Votre premier dessein n'étoit point à propos.
Sous ce déguisement j'ai l'esprit en repos.
Après tout, ces habits nous cachent l'un et l'autre
Beaucoup mieux qu'on n'eût pu me cacher sous le vôtre ;
J'en regardois le risque avec quelque souci.
Tout franc ! Il me choquoit.

Dom Juan
Te voilà bien ainsi.
Où diable as-tu donc pris ce grotesque équipage ?

Sganarelle
Il vient d'un médecin qui l'avoit mis en gage.
Quoique vieux, j'ai donné de l'argent pour l'avoir.
Mais, Monsieur, savez-vous quel en est le pouvoir ?
Il me fait saluer des gens que je rencontre,
Et passer pour docteur partout où je me montre.
Ainsi qu'un habile homme on me vient consulter.

Dom Juan
Comment donc ?

Sganarelle
Mon savoir va bientôt éclater.
Déjà six paysans, autant de paysannes,
Accoutumés sans doute à parler à des ânes,
M'ont sur différents maux demandé mon avis.

Dom Juan
Et qu'as-tu répondu ?

Sganarelle
Moi ?

Dom Juan
Tu t'es trouvé pris ?

Sganarelle
Pas trop. Sans m'étonner, de l'habit que je porte
J'ai soutenu l'honneur, et raisonné de sorte,
Que sur mon ordonnance aucun d'eux n'a douté
Qu'il n'eût entre les mains un trésor de santé.

Dom Juan
Et comment as-tu pu bâtir tes ordonnances ?

Sganarelle
Ma foi, j'ai ramassé beaucoup d'impertinences.
Mêlé café, opium, rhubarbe, et coetera.
Tout par drachme, et le mal aille comme il pourra.
Que m'importe ?

Dom Juan
Fort bien. Ce que tu viens de dire
Me réjouit.

Sganarelle
Et si, pour vous faire mieux rire,
Par hasard (car enfin quelquefois, que sait-on ?)
Mes malades venoient à guérir ?

Dom Juan
Pourquoi non ?
Les autres médecins que les sages méprisent,
Dupent-ils moins que toi dans tout ce qu'ils nous disent,
Et pour quelques grands mots que nous n'entendons pas,
Ont-ils aux guérisons plus de part que tu n'as.
Crois-moi, tu peux comme eux, quoi qu'on s'en persuade,
Profiter, s'il advient, du bonheur du malade,
Et voir attribuer au seul pouvoir de l'art,
Ce qu'avec la nature aura fait le hasard.

Sganarelle
Où, jusqu'où vous poussez votre humeur libertine !
Je ne vous croyois pas impie en Médecine.

Dom Juan
Il n'est point parmi nous d'erreur plus grande.

Sganarelle
Quoi
Pour un art tout divin vous n'avez point de foi ?
Le café, le séné, ni le vin émétique…

Dom Juan
La peste soit le fou.

Sganarelle
Vous êtes hérétique,
Monsieur. Songez-vous bien quel bruit depuis un temps,
Fait le vin émétique ?

Dom Juan
Oui, pour certaines gens.

Sganarelle
Ses miracles partout ont vaincu les scrupules.
Leur force a converti jusqu'aux plus incrédules ;
Et sans aller plus loin, moi qui vous parle, moi,
J'en ai vu des effets si surprenants…

Dom Juan
En quoi ?

Sganarelle
Tout peut être nié, si la vertu se nie.
Depuis six jours un homme étoit à l'agonie,
Les plus experts docteurs n'y connoissoient plus rien,
Il avoit mis à bout la médecine.

Dom Juan
Et bien ?

Sganarelle
Recours à l'émétique. Il en prend pour leur plaire.
Soudain…

Dom Juan
Le grand miracle ! Il réchappe ?

Sganarelle
Au contraire,
Il en meurt.

Dom Juan
Merveilleux moyen de le guérir !

Sganarelle
Comment ? Depuis six jours il ne pouvoit mourir,
Et dès qu'il en a pris, le voilà qui trépasse.
Vit-on jamais remède avoir plus d'efficace ?

Dom Juan
Tu raisonnes fort juste.

Sganarelle
Il est vrai, cet habit
Sur le raisonnement m'inspire de l'esprit,
Et si sur certains points où je voudrois vous mettre,
La dispute…

Dom Juan
Une fois je veux te la permettre.

Sganarelle
Errez en Médecine autant qu'il vous plaira,
La seule faculté s'en scandalisera ;
Mais sur le reste, là, que le cœur se déploie.
Que croyez-vous ?

Dom Juan
Je crois ce qu'il faut que je croie.

Sganarelle
Bon. Parlons doucement, et sans nous échauffer.
Le Ciel ?

Dom Juan
Laissons cela.

Sganarelle
C'est fort bien dit. L'Enfer ?

Dom Juan
Laissons cela, te dis-je.

Sganarelle
Il n'est pas nécessaire,
De vous expliquer mieux, votre réponse est claire.
Malheur si l'esprit fort s'y trouvoit oublié.
Voilà ce que vous sert d'avoir étudié,
Temps perdu. Quant à moi, personne ne peut dire
Que l'on m'ait rien appris, je sais à peine lire,
Et j'ai de l'ignorance à fond ; mais franchement,
Avec mon petit sens, mon petit jugement,
Je vois, je comprends mieux ce que je dois comprendre,
Que vos livres jamais ne pourroient me l'apprendre,
Ce monde où je me trouve, et ce soleil qui luit,
Sont-ce des champignons venus en une nuit ?
Se sont-ils faits tout seuls ? Cette masse de pierre,
Qui s'élève en rocher, ces arbres, cette terre,
Ce Ciel planté là-haut, est-ce que tout cela
S'est bâti de soi-même ? Et vous, seriez-vous là,
Sans votre père, à qui le sien fut nécessaire,
Pour devenir le vôtre ? Ainsi de père en père,
Allant jusqu'au premier, qui veut-on qui l'ait fait,
Ce premier ? Et dans l'Homme, ouvrage si parfoit,
Tous ces os agencés l'un dans l'autre, cette âme,
Ces veines, ce poumon, ce cœur, ce foie… Oh, Dame,
Parlez à votre tour comme les autres font.
Je ne puis disputer si l'on ne m'interrompt.
Vous vous taisez exprès, et c'est belle malice.

Dom Juan
Ton raisonnement charme, et j'attends qu'il finisse.

Sganarelle
Mon raisonnement est, Monsieur, quoi qu'il en soit,
Que l'Homme est admirable en tout, et qu'on y voit
Certains ingrédients, que, plus on les contemple,
Moins on peut expliquer, d'où vient que… Par exemple,
N'est-il pas merveilleux que je sois ici, moi,
Et qu'en la tête, là, j'aie un je-ne-sais-quoi,
Qui fait qu'en un moment, sans en savoir la cause,
Je pense, s'il le faut, cent différentes choses,
Et ne me mêle point d'ajuster les ressorts
Que ce je-ne-sais-quoi fait mouvoir dans mon corps ?
Je veux lever un doigt, deux, trois, la main entière,
Aller à droit, à gauche, en avant, en arrière…

Dom Juan (apercevant Léonor.)
Ah, Sganarelle, vois. Peut-on sans s'étonner…

Sganarelle
Voilà ce qu'il nous faut, Monsieur, pour raisonner.
Vous n'êtes point muet en voyant une belle.

Dom Juan
Celle-ci me ravit.

Sganarelle
Vraiment.

Dom Juan
Que cherche-t-elle ?

Sganarelle
Vous devriez déjà l'être allé demander.


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