Le Festin de pierre
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ACTE I - Scène III

Thomas Corneille

ACTE I - Scène III


(ELVIRE, DOM JUAN, SGANARELLE, GUSMAN)

Elvire
Don Juan voudra-t-il encor me reconnoître,
Et puis-je me flatter que le soin que j'ai pris…

Dom Juan
Madame, à dire vrai, j'en suis un peu surpris.
Rien ne devoit ici presser votre voyage.

Elvire
J'y viens faire sans doute un méchant personnage,
Et par ce froid accueil, je commence de voir
L'erreur où m'avoit mise un trop crédule espoir.
J'admire ma foiblesse et l'imprudence extrême
Qui m'a fait consentir à me tromper moi-même,
À démentir mes yeux sur une trahison,
Où mon cœur refusoit de croire ma raison.
Oui, pour vous contre moi ma tendresse séduite,
Quoi qu'on pût m'opposer, excusoit votre fuite.
Cent soupçons qui pouvoient alarmer mon amour,
Avaient beau contre vous me parler chaque jour,
À vous justifier toujours trop favorable,
J'en rejetois la voix qui vous rendoit coupable,
Et je ne regardois dans ce trouble odieux,
Que ce qui vous peignoit innocent à mes yeux.
Mais un accueil si froid et si plein de surprise,
M'apprend trop ce qu'il faut que pour vous je me dise.
Je n'ai plus à douter qu'un honteux repentir
Ne vous ait sans rien dire obligé de partir.
J'en veux pourtant, j'en veux, dans mon malheur extrême,
Entendre les raisons de votre bouche même.
Parlez donc, et sachons par où j'ai mérité,
Ce qu'ose contre moi votre infidélité.

Dom Juan
Si mon éloignement m'a fait croire infidèle,
J'ai mes raisons, Madame, et voilà Sganarelle,
Qui vous dira pourquoi…

Sganarelle
Je le dirai ? Fort bien.

Dom Juan
Il sait…

Sganarelle
Moi ? S'il vous plaît, Monsieur je ne sais rien.

Elvire
Et bien, qu'il parle ; il faut souffrir tout pour vous plaire.

Dom Juan
Allons, parle à Madame, il ne faut point se taire.

Sganarelle
Vous vous moquez, Monsieur.

Elvire (, à Sganarelle.)
Puisqu'on le veut ainsi,
Approchez, et voyons ce mystère éclairci.
Quoi, tous deux interdits ! Est-ce là pour confondre…

Dom Juan
Tu ne répondras pas ?

Sganarelle
Je n'ai rien à répondre.

Dom Juan
Veux-tu parler, te dis-je ?

Sganarelle
Et bien, allons tout doux.
Madame…

Elvire
Quoi ?

Sganarelle (, à Dom Juan)
Monsieur.

Dom Juan
Redoute mon courroux.

Sganarelle
Madame, un autre monde avec quelque autre chose,
Comme les conquérants, Alexandre, est la cause
Qui nous a fait en hâte, et sans vous dire adieu,
Décamper l'un et l'autre, et venir en ce lieu.
Voilà pour vous, Monsieur, tout ce que je puis faire.

Elvire
Vous plaît-il, Dom Juan, m'éclaircir ce mystère ?

Dom Juan
Madame, à dire vrai, pour ne pas abuser…

Elvire
Ah, que vous savez peu l'art de déguiser !
Pour un homme de Cour qui doit avec étude
De feindre, de tromper avoir pris l'habitude,
Demeurer interdit, c'est mal faire valoir
La noble effronterie où je vous devrois voir.
Que ne me jurez-vous que vous êtes le même ;
Que vous m'aimez toujours autant que je vous aime,
Et que la seule mort dégageant votre foi,
Rompra l'attachement que vous avez pour moi ?
Que ne me dites-vous qu'une affaire importante
A causé le départ, dont j'ai pris l'épouvante ;
Que si de son secret j'ai lieu de m'offenser,
Vous avez craint les pleurs qu'il m'auroit fait verser
Qu'ici d'un long séjour ne pouvant vous défendre,
Je n'ai qu'à vous quitter, et vous aller attendre ;
Que vous me rejoindrez avec l'empressement,
Qu'a pour ce qu'il adore un véritable amant,
Et qu'éloigné de moi, l'ardeur qui vous enflamme
Vous rend ce qu'est un corps séparé de son âme ?
Voilà par où du moins vous me feriez douter,
D'un oubli que mes feux devroient peu redouter

Dom Juan
Madame, puisqu'il faut parler avec franchise,
Apprenez ce qu'en vain mon trouble vous déguise.
Je ne vous dirai point que mes empressements
Vous conservent toujours les mêmes sentiments,
Et que loin de vos yeux, ma juste impatience
Pour le plus grand des maux me fait compter l'absence.
Si j'ai pu me résoudre à fuir, à vous quitter,
Je n'ai pris ce dessein que pour vous éviter.
Non que mon cœur encor, trop touché de vos charmes,
N'ait le même penchant à vous rendre les armes ;
Mais un pressant scrupule à qui j'ai dû céder,
M'ouvrant les yeux de l'âme a su m'intimider,
Et fait voir qu'avec vous, quelque amour qui m'engage,
Je ne puis, sans péché, demeurer davantage.
J'ai fait réflexion que pour vous épouser,
Moi-même trop longtemps j'ai voulu m'abuser ;
Que je vous ai forcée à faire au Ciel l'injure
De rompre en ma faveur une sainte clôture,
Où par des veux sacrés vous aviez entrepris
De garder pour le monde un éternel mépris.
Sur ces réflexions, un repentir sincère
M'a fait appréhender la céleste colère.
J'ai cru que votre hymen trop mal autorisé,
N'étoit pour tous les deux qu'un crime déguisé,
Et que je ne pouvois en éviter les peines,
Qu'en tâchant de vous rendre à vos premières chaînes,
N'en doutez point ; voilà, quoi qu'avec mille ennuis,
Et pourquoi je m'éloigne, et pourquoi je vous fuis.
Par un frivole amour, voudriez-vous, madame,
Combattre le remords qui déchire mon âme,
Et qu'en vous retenant, j'attirasse sur nous
Du Ciel toujours vengeur l'implacable courroux ?

Elvire
Ah ! Scélérat, ton cœur aussi lâche que traître,
Commence tout entier à se faire connoître
Et ce qui me confond dans tout ce que j'attends,
Je le connois enfin lorsqu'il n'en est plus temps.
Mais sache, à me tromper quand ce cœur s'étudie,
Que ta perte suivra ta noire perfidie,
Et que ce même Ciel, dont tu t'oses railler,
À me venger de toi voudra bien travailler.

Sganarelle (, à part)
Se peut-il qu'il résiste, et que rien ne l'étonne !
(À Dom Juan.)
Monsieur…

Dom Juan
De fausseté je vois qu'on me soupçonne.
Mais Madame…

Elvire
Il suffit, je t'ai trop écouté.
En ouïr davantage est une lâcheté,
Et quoi qu'on ait à dire, il faut qu'on se surmonte,
Pour ne se faire pas trop expliquer sa honte.
Ne te figure point qu'en reproches en l'air
Mon courroux contre toi veuille ici s'exhaler.
Tout ce qu'il peut avoir d'ardeur, de violence,
Se réserve à mieux faire éclater ma vengeance.
Je te le dis encor, le Ciel armé pour moi
Punira tôt ou tard ton manquement de foi ;
Et si tu ne crains point sa justice blessée,
Crains du moins la fureur d'une femme offensée.
(Elle sort avec Gusman, et Dom Juan la regarde partir.)


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