Le Comte d'Essex
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ACTE III - Scène IV

Thomas Corneille

ACTE III - Scène IV


(ÉLISABETH, LA DUCHESSE)

ÉLISABETH
Venez, venez, Duchesse, et plaignez mes ennuis.
Je cherche à pardonner, je le veux, je le puis,
Et je tremble toujours qu'un obstiné Coupable
Lui-même contre moi ne soit inexorable.
Ciel, qui me fis un cœur et si noble et si grand,
Ne le devois-tu pas former indifférent ?
Falloit-il qu'un Ingrat aussi fier que sa Reine,
Me donnant tant d'amour, fut digne de ma haine ?
Ou si tu résolvois de m'en laisser trahir ?
Pourquoi ne m'as-tu pas permis de le haïr ?
Si ce funeste Arrêt n'ébranle point le Comte,
Je ne puis éviter, ou ma perte, ou ma honte.
Je péris par sa mort, et le voulant sauver,
Le Lâche impunément aura su me braver.
Que je suis malheureuse !

LA DUCHESSE
On est sans doute à plaindre,
Quand on hait la rigueur, et qu'on s'y voit contraindre ;
Mais si le Comte osoit, tout condamné qu'il est,
Plutôt que son pardon, accepter son Arrêt,
Au moins de ses desseins, sans le dernier supplice,
La prison vous pourrait…

ÉLISABETH
Non, je veux qu'il fléchisse.
Il y va de ma gloire, il faut qu'il cède.

LA DUCHESSE
Hélas !
Je crains qu'à vos bontés il ne se rende pas,
Que voulant abaisser ce courage invincible,
Vos efforts…

ÉLISABETH
Ah ! J'en sais un moyen infaillible.
Rien n'égale en horreur ce que j'en souffrirai,
C'est le plus grand des maux, peut-être j'en mourrai,
Mais si toujours d'orgueil son audace est suivie,
Il faudra le sauver aux dépends de ma vie ;
M'y voilà résolue. Ô vœux mal exaucés,
Ô mon cœur, est-ce ainsi que vous me trahissez ?

LA DUCHESSE
Votre pouvoir est grand, mais je connois le Comte ;
Il voudra…

ÉLISABETH
Je ne puis le vaincre qu'à ma honte,
Je le sais, mais enfin je vaincrai sans effort,
Et vous allez vous-même en demeurer d'accord.
Il adore Suffole, c'est elle qui l'engage
À lui faire raison d'un exil qui l'outrage.
Quoi que coûte à mon cœur ce funeste dessein,
Je veux, je souffrirai qu'il lui donne la main ;
Et l'ingrat qui m'oppose une fierté rebelle,
Sûr enfin d'être heureux, voudra vivre pour elle.

LA DUCHESSE
Si par là seulement vous croyez le toucher,
Apprenez un secret qu'il ne faut plus cacher.
De l'amour de Suffole vainement alarmée,
Vous la punîtes trop, il ne l'a point aimée.
C'est moi seule, ce sont mes criminels appas,
Qui surprirent son cœur que je n'attaquois pas.
Par devoir, par respect, j'eus beau vouloir éteindre
Un feu dont vous deviez avoir tant à vous plaindre.
Confuse de ses vœux, j'eus beau lui résister,
Comme l'amour se flatte, il voulut se flatter.
Il crut que sa pitié pourroit tout sur votre âme,
Que le temps vous rendroit favorable à sa flamme,
Et quoi qu'enfin pour lui Suffole fût sans appas,
Il feignit de l'aimer pour ne m'exposer pas.
Son exil étonna son amour téméraire ;
Mais si mon intérêt le força de se taire,
Son cœur dont la contrainte irritoit les désirs,
Ne m'en donna pas moins ses plus ardents soupirs,
Par moi qui l'usurpai vous en fûtes bannie ;
Je vous nuisis, Madame, et je m'en suis punie.
Pour vous rendre les vœux que j'osois détourner,
On demanda ma main, je voulus la donner.
Éloigné de la Cour, il sut cette nouvelle.
Il revient furieux, rend le Peuple rebelle,
S'en va suivre au Palais dans le moment fatal
Que l'hymen me livroit au pouvoir d'un Rival.
Il venoit l'empêcher, et c'est ce qu'il vous cache.
Voilà par où le crime à sa gloire s'attache.
On traite de révolte un fier emportement,
Pardonnable peut-être aux ennuis d'un amant.
S'il semble un attentat, s'il en a l'apparence,
L'aveu que je vous fais prouve son innocence.
Enfin, Madame, enfin par tout ce qui jamais
Pût surprendre, toucher, enflammer vos souhaits,
Par les plus tendre vœux dont vous fûtes capable,
Par lui-même, pour vous l'objet le plus aimable,
Sur des Témoins suspects qui n'ont pu l'étonner,
Ses Juges à la mort l'ont osé condamner ;
Accordez-moi ses jours pour prix du sacrifice
Qui m'arrachant à lui vous a rendu justice.
Mon cœur en souffre assez pour mériter de vous
Contre un si cher coupable un peu moins de courroux.

ÉLISABETH
Ai-je bien entendu ? Le perfide vous aime,
Me dédaigne, me brave, et contraire à moi-même,
Je vous assurerois, en l'osant secourir,
La douceur d'être aimée, et de me voir souffrir ?
Non, il faut qu'il périsse, et que je sois vengée.
Je dois ce coup funeste à ma flamme outragée,
Il a trop mérité l'Arrêt qui le punit,
Innocent ou coupable, il vous aime, il suffit.
S'il n'a point de vrai crime, ainsi qu'on le veut croire,
Sur le crime apparent je sauverai ma gloire,
Et la raison d'État, en le privant du jour,
Servira de prétexte à la raison d'Amour.

LA DUCHESSE
Juste Ciel ! Vous pourriez vous immoler sa vie ?
Je ne me repends point de vous avoir servie ;
Mais hélas ! Qu'ai-je pu faire plus contre moi,
Pour le rendre à sa Reine, et rejeter sa foi ?
Tout parloit, m'assuroit de son amour extrême.
Pour mieux me l'arracher, qu'auriez-vous fait vous-même ?

ÉLISABETH
Moins que vous ; pour lui seul, quoi qu'il fût arrivé,
Toujours tout mon amour se seroit conservé.
En vain de moi tout autre eût eu l'âme charmée.
Point d'hymen ; mais enfin je ne suis point aimée,
Mon cœur de ses dédains ne peut venir à bout,
Et dans ce désespoir, qui peut tout, ose tout.

LA DUCHESSE
Ah, faites-lui paroître un cœur plus magnanime.
Ma sévère vertu lui doit-elle être un crime,
Et l'aide qu'à vos feux j'ai cru devoir offrir,
Vous le fait-elle voir plus digne de périr ?

ÉLISABETH
J'ai tort, je le confesse, et quoi que je m'emporte,
Je sens que ma tendresse est toujours la plus forte.
Ciel, qui me réservez à des malheurs sans fin,
Il ne manquoit donc plus à mon cruel destin,
Que de ne souffrir pas dans cette ardeur fatale
Que je fusse en pouvoir de haïr ma Rivale.
Ah, que de la Vertu les charmes sont puissants !
Duchesse, c'en est fait, qu'il vive, j'y consens.
Par un même intérêt, vous craignez, et je tremble.
Pour lui, contre lui-même, unissons-nous ensemble,
Tirons-le du péril qui ne peut l'alarmer,
Toutes deux pour le voir, toutes deux pour l'aimer.
Un prix bien inégal nous en paiera la peine.
Vous aurez tout son cœur, je n'aurai que sa haine ;
Mais n'importe, il vivra, son crime est pardonné.
Je m'oppose à sa mort, mais l'Arrêt est donné,
L'Angleterre le sait, le Terre toute entière
D'une juste surprise en fera la matière ;
Ma gloire dont toujours il s'est rendu l'appui,
Veut qu'il demande grâce, obtenez-le de lui.
Vous avez sur son cœur une entière puissance.
Allez, pour le soumettre, usez de violence.
Sauvez-le, sauvez-moi ; dans le trouble où je suis,
M'en reposer sur vous est tout ce que je puis.


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