Le Comte d'Essex
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ACTE I - Scène II

Thomas Corneille

ACTE I - Scène II


(LA DUCHESSE, LE COMTE)

LA DUCHESSE
J'ai causé vos malheurs, et le trouble où vous êtes
M'apprend de mon hymen les plaintes que vous faites ;
Je me les fait pour vous, vous m'aimiez, et jamais
Un si beau feu n'eut droit de remplir mes souhaits.
Tout ce que peut l'amour avoir de fort, de tendre,
Je l'ai vu dans les soins qu'il vous a fait me rendre.
Votre cœur tout à moi méritoit que le mien
Du plaisir d'être à vous fît son unique bien
C'est à quoi son penchant l'auroit porté sans peine ;
Mais vous vous êtes fait trop aimer de la Reine,
Tant de biens répandus sur vous jusqu'à ce jour,
Payant ce qu'on vous doit, déclarent son amour.
Cet amour est jaloux ; qui le blesse est coupable.
C'est un crime qui rend sa perte inévitable,
La vôtre auroit suivi ; trop aveugle pour moi,
Du précipice ouvert vous n'aviez point d'effroi.
Il a fallu prêter une aide à la foiblesse
Qui de vos sens charmés se rendoit la maîtresse.
Tant que vous m'eussiez vue en pouvoir d'être à vous,
Vous auriez dédaigné ce qu'eût pu son courroux.
Mille Ennemis secrets qui cherchent à vous nuire,
Attaquant votre gloire, auroient pu vous détruire,
Et d'un crime d'amour leur indigne attentat
Vous eût dans son esprit fait un crime d'État.
Pour ôter contre vous tout prétexte à l'Envie,
J'ai dû vous immoler le repos de ma vie.
À votre sûreté mon hymen importoit,
Il falloit vous trahir, mon cœur y résistoit ;
J'ai déchiré ce cœur afin de l'y contraindre.
Plaignez-vous là-dessus, si vous osez vous plaindre.

LE COMTE
Oui, je me plains, Madame, et vous croyez en vain
Pouvoir justifier ce barbare dessein.
Si vous m'aviez aimé, vous auriez par vous-même
Connu que l'on perd tout quand on perd ce qu'on aime.
Et que l'affreux supplice où vous me condamniez
Surpassoit tous les maux où vous vous étonniez.
Votre dure pitié, par le coup qui m'accable,
Pour craindre un faux malheur, m'en fait un véritable.
Et que peut me servir le destin le plus doux ?
Avais-je à souhaiter un autre bien que vous ?
Je méritois peut-être, en dépit de la Reine,
Qu'à me le conserver vous prissiez quelque peine.
Un autre eût refusé d'immoler un Amant ;
Vous avez cru devoir en user autrement.
Mon cœur veut révérer la main qui le déchire ;
Mais encore une fois j'oserai vous le dire,
Pour moi contre ce cœur votre bras s'est armé.
Vous ne l'auriez pas fait, si vous m'aviez aimé.

LA DUCHESSE
Ah Comte, plût au Ciel, pour finir mon supplice,
Qu'un semblable reproche eût un peu de justice !
Je ne sentirois pas avec tant de rigueur
Tout mon repos céder aux troubles de mon cœur.
Pour vous au plus haut point ma flamme étoit montée.
Je n'en dois point rougir, vous l'aviez méritée,
Et le Comte d'Essex est si grand, si renommé,
M'aimant avec excès, pouvoit bien être aimé.
C'est dire peu, j'ai beau n'être plus à moi-même,
Avec la même ardeur je sens que je vous aime,
Et que le changement où m'engage un Époux,
Malgré ce que je dois, ne peut rien contre vous.
Jugez combien mon sort est plus dur que le vôtre.
Vous n'êtes point forcé de brûler pour une autre,
Et quand vous me perdez, si c'est perdre un grand bien,
Du moins, en m'oubliant, vous pouvez n'aimer rien ;
Mais c'est peu que mon cœur dans ma disgrâce extrême,
Pour suivre son devoir, s'arrache à ce qu'il aime,
Il faut, par un effort pire que le trépas,
Qu'il tâche à se donner à ce qu'il n'aime pas.
Si la nécessité de vaincre pour ma gloire
Vous fait voir quels combats doit coûter la victoire,
Si vous en concevez la fatale rigueur,
Ne m'ôtez pas le fruit des peines de mon cœur.
C'est pour vous conserver les bontés de la Reine,
Que j'ai voulu me rendre à moi-même inhumaine.
De son amour pour vous elle m'a fait témoin,
Ménagez-en l'appui, vous en avez besoin.
Pour noircir, abaisser vos plus rares services,
Aux traits de l'imposture on joint mille artifices,
Et l'honneur vous engage à ne rien oublier
Pour repousser l'outrage, et vous justifier.

LE COMTE
Et me justifier ? Moi ? Ma seule innocence
Contre mes Envieux doit prendre ma défense.
D'elle-même on verra l'imposture avorter,
Et je me ferois tort, si j'en pouvois douter.

LA DUCHESSE
Vous êtes grand, fameux, et jamais la victoire
N'a d'un Sujet illustre assuré mieux la gloire ;
Mais plus dans un haut rang la faveur vous a mis,
Plus la crainte de choir vous doit rendre soumis.
Outre qu'avec l'Irlande on vous croit des pratiques,
Vous êtes accusé de révoltes publiques.
Avoir à main armée investi le Palais…

LE COMTE
Ô malheur pour l'amour à n'oublier jamais !
Vous épousez le Duc, je l'apprends, et ma flamme
Ne peut vous empêcher de devenir sa Femme.
Que ne sus-je plutôt que vous m'alliez trahir !
En vain on vous auroit ordonné d'obéir.
J'aurais… Mais c'en est fait. Quoi que la Reine pense
Je tairai les raisons de cette violence
De mon amour pour vous le mystère éclairci,
Pour combler mes malheurs, vous banniroit d'ici.

LA DUCHESSE
Mais vous ne songez pas que la Reine soupçonne
Qu'un complot si hardi regardoit sa Couronne.
Des Témoins contre vous en secret écoutés,
Font pour vrais attentats passer des faussetés.
Raleg prend leur rapport, et le lâche Cecile…

LE COMTE
L'un et l'autre eut toujours l'âme basse, servile ;
Mais leur malice en vain conspire mon trépas,
La Reine me connoît, et ne les croira pas.

LA DUCHESSE
Ne vous y fiez point ; de vos froideurs pour elle
Le chagrin lui tient lieu d'une injure mortelle.
C'est par son ordre exprès qu'on s'informe, s'instruit…

LE COMTE
L'orage, quel qu'il soit, ne fera que du bruit ;
La menace en est vaine, et trouble peu mon âme.

LA DUCHESSE
Et si l'on vous arrête ?

LE COMTE
On n'oseroit, Madame.
Si l'on avoit tenté ce dangereux éclat,
Le coup qui le peut suivre entraîneroit l'État.

LA DUCHESSE
Quoi que votre personne à la Reine soit chère,
Gardez, en la bravant, d'augmenter sa colère.
Elle veut vous parler, et si vous l'irritez,
Je ne vous réponds pas de toutes ses bontés.
C'est pour vous avertir de ce qu'il vous faut craindre
Qu'à ce triste entretien j'ai voulu me contraindre.
Du trouble de mes sens mon devoir alarmé
Me défend de revoir ce que j'ai trop aimé ;
Mais m'étant fait déjà l'effort le plus funeste,
Pour conserver vos jours je dois faire le reste,
Et ne permettre pas…

LE COMTE
Ah, pour les conserver
Il étoit un moyen plus facile à trouver.
C'étoit en m'épargnant l'effroyable supplice
Où vous prévoyiez… Ciel ! Quelle est votre injustice !
Vous redouter ma perte, et ne la craigniez pas,
Quand vous avez signé l'arrêt de mon trépas.
Cet amour, où mon cœur tout entier s'abandonne…

LA DUCHESSE
Comte, n'y pensez plus, ma gloire vous l'ordonne.
Le refus d'un hymen par la Reine arrêté
Eût de notre secret trahi la sûreté.
L'orage est violent ; pour calmer sa furie,
Contraignez ce grand cœur, c'est moi qui vous en prie.
Et quand le mien pour vous soupire encor tout bas,
Souvenez-vous de moi, mais ne me voyez pas.
Un penchant si flatteur… Adieu, je m'embarrasse,
Et Cecile qui vient me fait quitter la place.


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