Le Comte d'Essex
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ACTE II - Scène V

Thomas Corneille

ACTE II - Scène V


(ÉLISABETH, LE COMTE D'ESSEX, LA DUCHESSE, TILNEY)

ÉLISABETH
Comte, j'ai tout appris, et je vous parle instruite
De l'abyme où vous jette une aveugle conduite.
J'en ai l'égarement, et par quels intérêts
Vous avez jusqu'au Trône élevé vos projets.
Vous voyez qu'en faveur de ma première estime,
Nommant égarement le plus énorme crime,
Il ne tiendra qu'à vous que de vos attentats
Votre Reine aujourd'hui ne se souvienne pas.
Pour un si grand effort qu'elle offre de se faire,
Tout ce qu'elle demande est un aveu sincère.
S'il fait peine à l'orgueil qui vous fit trop oser,
Songez qu'on risque tout à me le refuser,
Que quand trop de bonté fait agir ma clémence,
Qui l'ose dédaigner doit craindre ma vengeance,
Que j'ai la foudre en main pour qui monte trop haut,
Et qu'un mot prononcé vous met sur l'échafaud.

LE COMTE
Madame, vous pouvez résoudre de ma peine,
Je connois ce que doit un Sujet à sa Reine,
Et sais trop que le Trône où le Ciel vous fait seoir,
Vous donne sur ma vie un absolu pouvoir.
Quoi que d'elle par vous la calomnie ordonne,
Elle m'est odieuse, et je vous l'abandonne.
Dans l'état déplorable où sont réduits mes jours,
Ce sera m'obliger que d'en rompre le cours ;
Mais ma gloire qu'attaque une lâche imposture,
Sans indignation n'en peut souffrir l'injure.
Elle est assez à moi pour me laisser en droit
De voir avec douleur l'affront qu'elle reçoit.
Si de quelque attentat vous avez à vous plaindre,
Si pour l'État tremblant la suite en est à craindre,
C'est à voir des Flatteurs s'efforcer aujourd'hui,
En me rendant suspect, d'en abattre l'appui.

ÉLISABETH
La fierté qui vous fait étaler vos services,
Donne de la vertu d'assez foibles indices,
Et si vous m'en croyez, vous chercherez en moi
Un moyen plus certain…

LE COMTE
Madame, je le vois,
Des traîtres, des méchants accoutumés au crime
M'ont par leurs faussetés arraché votre estime,
Et toute ma vertu contre leur lâcheté
S'offre en vain pour garant de ma fidélité.
Si de la démentir j'avois été capable,
Sans rien craindre de vous vous m'auriez vu coupable.
C'est au Trône, où peut-être on m'eût laissé monter,
Que je me fusse mis en pouvoir d'éclater.
J'aurois, en m'élevant à ce degré sublime,
Justifié ma faute en commettant le crime ;
Et la Ligue qui cherche à me perdre innocent,
N'eût vu mes attentats qu'en les applaudissant.

ÉLISABETH
Et n'as-tu, perfide, armant la Populace,
Essayé, mais en vain, de te mettre à ma place ?
Mon palais investi ne te convainc-t-il pas
Du plus grand, du plus noir de tous les attentats ?
Mais dis-moi, car enfin le courroux qui m'anime
Ne peut faire céder ma tendresse à ton crime,
Et si par sa noirceur je tâche à t'étonner,
Je ne te la fais voir que pour te pardonner.
Pourquoi vouloir ma perte, et qu'avoit fait ta Reine
Qui dût à sa ruine intéresser ta haine ?
Peut-être ai-je pour toi montré quelque rigueur,
Lorsque j'ai mis obstacle au penchant de ton cœur.
Suffole t'avoit charmé ; mais si tu peux te plaindre,
Qu'apprenant cet amour j'ai tâché de l'éteindre,
Songe à quel prix, ingrat, et par combien d'honneurs,
Mon estime a sur toi répandu mes faveurs.
C'est peu dire qu'estime, et tu l'as pu connoître.
Un sentiment plus fort de mon cœur fut le maître.
Tant de Princes, de Rois, de Héros méprisés,
Pour qui, cruel, pour qui les ai-je refusés ?
Leur hymen eût sans doute acquis à mon Empire
Ce comble de puissance où l'on sait que j'aspire ;
Mais quoi qu'il m'assurât, ce qui m'ôtait à toi
Ne pouvoit rien avoir de sensible pour moi.
Ton cœur, dont je tenois la conquête si chère,
Était l'unique bien capable de me plaire ?
Et si l'orgueil du Trône eût pu me le souffrir,
Je t'eusse offert ma main afin de l'acquérir.
Espère, et tâche à vaincre un scrupule de gloire,
Qui combattant mes vœux, s'oppose à ta victoire.
Mérite par tes soins que mon cœur adouci
Consente à n'en plus croire un importun souci.
Fais qu'à ma passion je m'abandonne entière,
Que cette Élisabeth si hautaine, si fière,
Elle à qui l'Univers ne sauroit reprocher
Qu'on ait vu son orgueil jamais se relâcher,
Cesse enfin, pour te mettre où son amour t'appelle
De croire qu'un Sujet ne soit pas digne d'elle.
Quelquefois à céder ma fierté se résout.
Que sais-tu si le temps n'en viendra pas à bout ?
Que sais-tu…

LE COMTE
Non, Madame, et puis-je vous le dire
L'estime de ma Reine à mes vœux doit suffire.
Si l'amour la portoit à des projets trop bas,
Je trahirois sa gloire à ne l'empêcher pas.

ÉLISABETH
Ah, je vois trop jusqu'où la tienne se ravale,
Le Trône te plairoit ; mais avec ma Rivale
Quelque appas qu'ait pour toi l'ardeur qui te séduit,
Prends-y garde, ta mort en peut être le fruit.

LE COMTE
En perdant votre appui, je me vois sans défense ;
Mais la mort n'a jamais étonné l'innocence,
Et si pour contenter quelque Ennemi secret,
Vous souhaitez mon sang, je l'offre sans regret.

ÉLISABETH
Va, c'en est fait, il faut contenter ton envie.
À ton lâche destin j'abandonne ta vie,
Et consens, puisqu'en vain je tâche à te sauver,
Que sans voir… Tremble, ingrat, que je n'ose achever.
Ma bonté, qui toujours s'obstine à te défendre,
Pour la dernière fois cherche à se faire entendre.
Tandis qu'encore pour toi je veux bien l'écouter,
Le pardon t'est offert, tu le peux accepter ;
Mais si…

LE COMTE
J'accepterois un pardon ? Moi, Madame ?

ÉLISABETH
Il blesse, je le vois, la fierté de ton âme ;
Mais s'il te fait souffrir, il falloit prendre soin
D'empêcher que jamais tu n'en eusses besoin.
Il falloit, ne suivant que de justes maximes,
Rejeter…

LE COMTE
Il est vrai, j'ai commis de grands crimes,
Et ce que sur les Mers mon bras a fait pour vous,
Me rend digne en effet de tout votre courroux.
Vous le savez, Madame, et l'Espagne confuse
Justifie un Vainqueur que l'Angleterre accuse.
Ce n'est point pour vanter mes trop heureux exploits
Qu'à l'éclat qu'ils ont fait j'ose joindre ma voix.
Tout autre pour sa Reine employant son courage,
En même occasion eût eu même avantage ;
Mon bonheur a tout fait, je le crois, mais enfin
Ce bonheur eût ailleurs assuré mon destin.
Ailleurs, si l'imposture eût conspiré ma honte,
On n'auroit pas souffert qu'on osât…

ÉLISABETH
Hé bien, Comte,
Il faut faire juger dans la rigueur des Lois
La récompense due à ces rares exploits.
Si j'ai mal reconnu vos importants services,
Vos Juges n'auront pas les mêmes injustices,
Et vous recevrez d'eux ce qu'auront mérité
Tant de preuves de zèle et de fidélité.


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