Le Comte d'Essex
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ACTE III - Scène II

Thomas Corneille

ACTE III - Scène II


(ÉLISABETH, TILNEY)

ÉLISABETH
Enfin, perfide, enfin ta perte est résolue.
C'en est fait, malgré moi toi-même l'as conclue.
De ma lâche pitié tu craignois les effets,
Plus de grâce, tes vœux vont être satisfaits.
Ma tendresse emportoit une indigne victoire,
Je l'étouffe, il est temps d'avoir soin de ma gloire.
Il est temps que mon cœur justement irrité
Instruise l'Univers de toute ma fierté.
Quoi, de ce cœur séduit appuyant l'injustice,
De tes noirs attentats tu l'auras fait complice,
J'en saurai le coup prêt d'éclater, le verrai,
Tu m'auras dédaignée, et je le souffrirai ?
Non, puisqu'en moi toujours l'amante te fit peine,
Tu le veux ; pour te plaire, il faut paroître Reine,
Et reprendre l'orgueil que j'osois oublier,
Pour permettre à l'amour de te justifier.

TILNEY
À croire cet orgueil peut-être un peu trop prompte,
Vous avez consenti qu'on ait jugé le Comte.
On vient de prononcer l'Arrêt de son trépas ;
Chacun tremble pour lui, mais il ne mourra pas.

ÉLISABETH
Il ne mourra pas, lui ? Non, non, tu t'abuses.
Tu sais son attentat, est-ce que tu l'excuses,
Et que de son Arrêt blâmant l'indignité,
Tu crois qu'il soit injuste, ou trop précipité ?
Penses-tu, quand l'Ingrat contre moi se déclare,
Qu'il n'ait pas mérité la mort qu'on lui prépare,
Et que je venge trop, en le laissant périr,
Ce que par ses dédains l'amour m'a fait souffrir ?

TILNEY
Que cet Arrêt soit juste, ou donné par l'Envie,
Vous l'aimez, cet amour lui sauvera la vie.
Il tient vos jours aux siens si fortement unis,
Que par le même coup on les verroit finis.
Votre aveugle colère en vain vous le déguise ;
Vous pleureriez la mort que vous auriez permise,
Et le sanglant éclat qui suivroit ce courroux
Vengeroit vos malheurs moins sur lui que sur vous.

ÉLISABETH
Ah cruelle, pourquoi fais-tu trembler ma haine ?
Est-ce une passion indigne d'une Reine,
Et l'amour qui me veut empêcher de régner,
Ne se lasse-t-il point de se voir dédaigner ?
Que me sert qu'au dehors, redoutable Ennemie,
Je rende par la Paix ma puissance affermie,
Si mon cœur au-dedans tristement déchiré
Ne peut jouir du calme où j'ai tant aspiré
Mon bonheur semble avoir enchaîné la victoire.
J'ai triomphé partout, tout parle de ma gloire,
Et d'un Sujet ingrat, ma pressante bonté
Ne peut, même en priant, réduire la fierté.
Par son fatal Arrêt plus que lui condamnée,
À quoi te résous-tu, Princesse infortunée,
Laisseras-tu périr sans pitié, sans secours,
Le soutien de ta gloire, et l'appui de tes jours ?

TILNEY
Ne pouvez-vous pas tout ? Vous pleurez !

ÉLISABETH
Oui, je pleure,
Et sens bien que s'il meurt, il faudra que je meure.
Ô vous Rois, que pour lui ma flamme a négligés,
Jetez les yeux sur moi, vous êtes bien vengés.
Une Reine, intrépide au milieu des alarmes,
Tremblante pour l'amour, ose verser des larmes.
Encor s'il étoit sûr que ces pleurs répandus,
En me faisant rougir, ne fussent pas perdus,
Que le Lâche pressé d'un vil remords que donne…
Qu'en penses-tu ? Dis-moi. Le plus hardi s'étonne,
L'image de la mort, dont l'appareil est prêt,
Fait croire tout permis pour en changer l'Arrêt.
Réduit à voir sa tête expier son offense,
Doutes-tu qu'il ne veuille implorer ma clémence,
Que sûr que mes bontés passent ses attentats…

TILNEY
Il doit y recourir ; mais s'il ne le fait pas ?
Le comte est fier, Madame.

ÉLISABETH
Ah, tu me désespères.
Quoi qu'osent contre moi ses projets téméraires,
Dût l'État par ma chute en être renversé,
Qu'il fléchisse, il suffit, j'oublierai le passé.
Mais quand toute attachée à retenir la foudre,
Je frémis de le perdre, et tremble à m'y résoudre,
Si me bravant toujours il ose m'y forcer,
Moi Reine, lui Sujet, puis-je m'en dispenser ?
Sauvons-le malgré lui, parle, et fais qu'il te croie.
Vois-le, mais cache-lui que c'est moi qui t'envoie.
Et ménageant ma gloire en t'expliquant pour moi,
Peins-lui mon cœur sensible à ce que je lui dois.
Fais-lui voir qu'à regret j'abandonne sa tête,
Qu'au plus foible remords sa grâce est toute prête,
Et si pour l'ébranler il faut aller plus loin,
Du soin de mon amour fais ton unique soin.
Laisse, laisse ma gloire, et dis-lui que je l'aime,
Tout coupable qu'il est, cent fois plus que moi-même ;
Qu'il n'a, s'il veut finir mes déplorables jours,
Qu'à souffrir que des siens on arrête le cours.
Presse, prie, offre tout, pour fléchir son courage.
Enfin si pour ta Reine un vrai zèle t'engage,
Par crainte, par amour, par pitié de mon sort,
Obtient qu'il se pardonne, et l'arrache à la mort.
L'empêchant de périr, tu m'auras bien servie.
Je ne te dis plus rien, il y va de ma vie.
Ne perds point de temps, cours, et me laisse écouter
Ce que pour sa défense un ami vient tenter.


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