ACTE II - Scène VI


(Tous, même position, continuant de manger.)

Colombot
Enfin !… J'ai cru qu'il ne s'en irait pas.

Madame Colombot
Est-ce qu'il va prendre l'habitude de tomber ainsi chez vous ?

Célimare
Mais non… C'est un vieil ami… de ma famille… Il voulait avoir de mes nouvelles ; il en a… il est content, il ne reviendra plus…

Bocardon
(entrant, et s'annonçant.)
M. Bocardon !… c'est moi !… Je m'annonce… Mesdames… messieurs…

Colombot
(à part.)
Il me va tout à fait, cet homme-là.

Madame Colombot
(à part.)
Toujours gai ! (Haut.)
Avez-vous déjeuné ?

Bocardon
C'est fait… (À Célimare.)
Je viens te chercher.

Célimare
(se levant.)
Moi ? pourquoi ?

Bocardon
Elle est partie…

Célimare
Qui ça ?

Bocardon
La cuisinière… Il y a encore eu des mots ce matin… et ma foi !… elle est partie !

Célimare
Eh bien, qu'est-ce que tu veux que j'y fasse ?

Bocardon
J'en ai deux en vue… une Picarde et une Bourguignonne. Il faut que tu les voies.

Célimare
(impatienté.)
Ah ! mon ami, je n'ai pas le temps… C'était bon autrefois !

Bocardon
Pourquoi, autrefois ?

Célimare
Parce que… je suis marié !…

Bocardon
Eh bien, moi aussi, je suis marié !… (À Emma.)
Madame, je vous préviens que je vous le prendrai souvent… Nous ne faisons rien sans lui.

Emma
Mais mon mari sera toujours heureux de se mettre à votre disposition…
Bocardon
(revenant à Célimare.)
Allons ! tu as la permission… Prends ton chapeau.

Célimare
Non… Je ne suis pas en train… Je ne sortirai pas aujourd'hui.

Bocardon
Alors, veux-tu que je t'envoie les deux cuisinières ?

Célimare
Eh ! je ne m'y connais pas, en cuisinières ! (À part.)
Est-ce qu'il ne va pas me lâcher ?

Bocardon
Il ne s'y connaît pas ! (Aux autres.)
C'est lui qui nous les donne toutes !
(Tous se lèvent de table.)

Pitois
(entrant.)
Peut-on ôter le couvert ?

Emma
Oui.
(Il débarrasse la table, met tout dans le buffet, et sort en emportant la table desservie.)

Madame Colombot
En vérité, mon gendre, vous êtes bien peu complaisant pour vos amis…

Bocardon
Ne le grondez pas, il a ses nerfs… Ah ! je savais bien que j'avais encore quelque chose à te dire… C'est pour notre papier de salle à manger. Le veux-tu couleur marbre ou bois ?

Célimare
Je le veux… comme tu voudras !
Bocardon
(étonné, à part.)
Mais qu'est-ce qu'il a ? (Regardant le papier.)
Tiens ! en voilà un qui est gentil… Qu'est-ce que ça coûte le rouleau ?

Colombot
Trois francs soixante-quinze.

Bocardon
C'est dans mes prix… Je vous demanderai la permission d'amener ma femme pour le voir.

Célimare
(vivement.)
C'est inutile…

Bocardon
Pourquoi inutile ?

Madame Colombot
Mais nous serons enchantés de faire connaissance avec madame Bocardon…

Célimare
(à part.)
Bon ! elle va l'inviter.

Emma
Et nous espérons bien lui rendre notre visite…

Célimare
(à part.)
Oui, prends garde de le perdre.

Bocardon
Entre nous, j'y compte un peu. Célimare merépétait encore hier : "Je veux que nos femmes se lient. "

Célimare
Ah ! permets !… c'est toi qui as dit cela.

Bocardon
Est-ce moi ?… Après ça, c'est la même chose…

Célimare
La même chose ? Pas du tout.

Bocardon
Pourquoi ?

Célimare
Dame !… tu me fais parler… sans savoir…

Bocardon
Tiens, veux-tu que je te dise ?… tu n'as jamais aimé ma femme, toi !

Célimare
(remontant.)
Ah ! par exemple !

Bocardon
C'est elle qui me l'a dit.

Madame Colombot
Vous êtes injuste… car, ce matin encore, mon gendre regrettait de n'avoir pas vu hier madame Bocardon.

Colombot
Quand la voiture est allée pour la prendre hier à six heures, elle n'était pas chez elle.

Célimare
(à part.)
Aïe !

Pitois
(à part.)
Je sais pourquoi.

Bocardon
Pardon… elle y était.

Célimare
(étonné.)
Ah !

Bocardon
En tête à tête avec sa névralgie.

Pitois
(à part.)
Elle est forte, celle-là !

Emma
Ah ! la pauvre dame !

Bocardon
Mais elle était à l'église…

Célimare
Ah ! elle était ?… tu l'as vue ?

Bocardon
Non… mais elle… elle m'a vu…

Pitois
(s'oubliant en riant et laissant tomber une assiette.)
Ah ! ah ! ah !

Célimare
(se retournant vivement et allant à lui.)
Quoi donc ?

Pitois
C'est une assiette qui a glissé !…

Célimare
(à Pitois.)
C'est bien, laisse-nous.

Pitois
(emportant le plateau, à part.)
Oh ! les maris ! Dire que j'ai été comme ça.
(Il disparaît.)

Bocardon
Mes amis… il faut que je vous quitte… j'ai un tas de courses. (Tirant un papier de son agenda.)
Voici ma liste, l'emploi de ma journée… (Lisant.)
"Passer chez Célimare. " C'est fait. "Lui parler de la cuisinière. " C'est fait. "Lui parler du papier. " C'est fait.

Célimare
(à part.)
Plein d'intérêt.

Bocardon
(lisant.)
"Lui parler de la pompe. " (Parlé.)
Ah ! tu sais bien, la pompe… dans ma maison… rue de Trévise.

Célimare
Eh bien ?

Bocardon
Elle ne va plus… il faudra que tu examines ça.

Célimare
Alors, prends-moi tout de suite à l'année.

Bocardon
(riant.)
Ah ! ah ! (Aux autres.)
Il n'est pas dans son jour. (Lisant.)
"Passer aux Italiens. "

Célimare
(remontant à droite, s'asseyant impatienté.)
Je m'assois.

Bocardon
Il faut vous dire qu'il y a aujourd'hui à trois heures un concert mirobolant. La Patti chante, la Penco chante, l'Alboni chante… tout le monde chante.

Emma
Ah ! ce sera charmant.

Bocardon
Tiens… une idée ! Venez-y… je vous présenterai ma femme.

Célimare
(toujours un peu remonté à droite.)
Bien !

Emma
Ah ! oui ! oui !

Madame Colombot
Quelle bonne idée !

Colombot
Excellente !

Célimare
(à part.)
Ah çà ! est-ce qu'il ne va pas nous laisser tranquilles avec sa femme ?

Emma
(à Célimare.)
C'est convenu, n'est-ce pas, mon ami ?

Célimare
C'est que…

Colombot
Quoi ?

Célimare
Je suis extrêmement impressionnable, la musique m'énerve.

Bocardon
Alors, pourquoi donc venais-tu tous les lundis à l'Opéra avec nous ? Ah !

Célimare
(furieux.)
Va-t'en au diable !… Ah !

Bocardon
(riant.)
Il n'est pas dans son jour. Ah ! mesdames, une autre idée, encore meilleure.

Célimare
Quoi ? (À part.)
Il me fait frémir.

Bocardon
Au lieu de nous trouver là-bas aux Italiens… Je mets ma femme dans un fiacre et je l'amène ici.

Emma
Bravo !

Madame Colombot
C'est charmant !

Célimare
Charmant ! (À part.)
Il est à jeter par la fenêtre.

Bocardon
De cette façon, elle fera connaissance avec ces dames, et elle verra ton papier !

Célimare
Oui… La fête sera complète… (À part.)
Elle n'entrera pas, quand je devrais faire démolir l'escalier.

Bocardon
(reprenant sa liste et lisant.)
"Renouveler monassurance. " (Parlé.)
Ca te regarde. (Lisant.)
"Passer chez Léon. " (Parlé.)
C'est un cousin de ma femme. (Lisant.)
"Lui demander ce qu'il pense des Nord. "

Célimare
(à part.)
Ah bah ! déjà ?

Bocardon
C'est fait… J'en sors, c'est un bon garçon, pas très fort… mais bon garçon… Impossible de m'en aller… il ne voulait pas me rendre mon chapeau.

Célimare
(à part.)
Je parie qu'il porte une réponse… Si je pouvais…
(Il se dirige tout doucement vers le chapeau de Bocardon, qui est placé sur un meuble à droite.)

Colombot
(à Bocardon.)
Est-ce que vous opérez sur les Nord ?

Bocardon
Non… pas moi… c'est ma femme… elle aime beaucoup cette valeur.
Il consulte sa liste et, pendant l'aparté de Célimare indique encore ce qu'il a à faire.

Célimare
(à part, lisant une lettre qu'il a tirée du chapeau.)
Voilà ! Un mot de Léon, au crayon. (Lisant à la dérobée.)
"À 5 heures, aux Tuileries…" (Parlé, à part.)
J'ai mon affaire. (Tirant un crayon de sa poche.)
Le concert est pour trois heures… un 3 au lieu d'un 5… "À 3 heures aux Tuileries…" Elle choisira les Tuileries… je la connais.
(Il remet le billet dans le chapeau.)

Bocardon
(achevant de consulter sa liste.)
Il ne me reste plus qu'à me faire coiffer.

Célimare
Encore !…

Bocardon
Quoi… encore ?

Célimare
Rien.


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