Scène III


(PÉPINOIS SABOULEUX.)

SABOULEUX(redescendant.)
Quelle aimable enfant !… ses parents ne la reconnaîtront pas !…

PÉPINOIS(prenant ses rasoirs.)
Et ça n'a que huit ans !

SABOULEUX
Je compte bien la garder jusqu'à douze… Je rends jamais mes nourrissons avant douze ans…

PÉPINOIS
Faut qu'y soient propres !

SABOULEUX(s'asseyant.)
Allons, dépêche-toi de m'accommoder… j'ai affaire… J'ai oublié de tambouriner la vendange…

PÉPINOIS
Et c'est pour demain !… Monsieur le maire vous fichera un savon

SABOULEUX
Bah ! le savon, ça ne tache pas.

PÉPINOIS(le rasant.)
Ah ! ah ! je ris comme quarante mille bossus !… un tambour qu'est nourrice !… Dire que je tiens une nourrice par le bout du nez !

SABOULEUX
Ah ! c'est une histoire bien drôle ! Un beau matin, il y a huit ans, M. le maire dit à mon épouse : "Nastasie, veux-tu prendre un nourrisson ? — Nous en prendrions trente-six pour être agréables à M. le maire", que je lui réponds…

PÉPINOIS
Mazarin, va !…

SABOULEUX
Alors, y me donne une adresse pour Paris… M. de Claquepont…

PÉPINOIS(rasant.)
Le père de Suzanne… Quarante mille livres de rente… et des breloques…

SABOULEUX
Grosses comme ça… J'arrive chez un monsieur très bien… qui avait les pieds à l'eau… dans la moutarde.

PÉPINOIS
Avec sa fortune, il le peut !

SABOULEUX
Je lui dis : "C'est moi que je suis l'époux de Nastasie…" Là-dessus, il plante là sa moutarde et y me fait manger du veau, du gigot et des z'haricots… que je ne pouvais plus tenir dans mon gilet.

PÉPINOIS
Cristi ! quel bon état que d'être nourrice !

SABOULEUX
Après ça, la maman… une femme superbe !… m'entortille la mioche dans des tas de couvertures et elle m'embrasse…

PÉPINOIS(transporté.)
Cristi !

SABOULEUX(sursautant.)
Fais donc attention, toi ! tu vas me couper !… (Continuant son récit.)
En me disant : "Père Sabouleux, soignez-la comme votre prunelle. Oh ! madame !…" Et me v'là en chemin de fer avec la môme… le reste de mon gigot… et une bouteille de cassis.

PÉPINOIS(lui ôtant sa serviette.)
C'est fait… en v'là pour deux sous… j'vas les marquer… (Il prend un morceau de craie et fait une raie contre la cheminée à côté de plusieurs autres.)
Ca fait dix-neuf barbes.

SABOULEUX(allant prendre le plat à barbe sur la table à gauche.)
C'était bien la peine de m'interrompre… Nous v'là donc en chemin de fer. Au premier tour de roue… houin ! houin !… v'là Suzanne qui commence à chanter Il revient à Pépinois.

PÉPINOIS(versant de l'eau chaude dans le plat à barbe.)
Elle avait faim.

SABOULEUX(tout en se lavant le menton. )
Je lui offre du gigot… elle n'y mord pas. Alors, je lui fais avaler du cassis… Plus elle pleurait, plus je lui faisais avaler de cassis…

PÉPINOIS
Ça les soutient

SABOULEUX
Le cassis ? c'est le lait des enfants !

PÉPINOIS
C'est connu ! (Il va replacer le plat à barbe sur la cheminée et revient écouter.)

SABOULEUX
Y avait dans la même wagon un monsieur avec une chaîne d'or et un poupon sur les genoux… y se met à me causer… parce qu'entre nourrices… on se cause… Je lui dis mon nom, mon adresse… À la première estation, nous prenons un verre de vin ; à la seconde, y me dit : "Voulez-vous garder Toto un moment ?… je vais causer avec mon banquier qui est dans les premières. — Volontiers… entre nourrices ça se fait."

PÉPINOIS
Et puis il vous avait payé du vin…

SABOULEUX
J'attends une minute… deux minutes… derling ! derling ! on sonne !… l'employé ferme la portière. Je lui dis "Pardon… il y a un monsieur qui cause avec son banquier. — Ah bien, il y a longtemps qu'il est parti ! — Comment ! " Futh ! futh ! v'là le convoi qui repart !… et je me trouve avec deux nourrissons.

PÉPINOIS
Un par station ! c'est une fameuse ligne !… À votre place, j'aurais baptisé le moutard : "Toto ou l'enfant du chemin de fer…"

SABOULEUX
J'étais pas en train de rire. J'arrive ici avec mes deux colis… un sur chaque bras… J'entre, j'appelle… Nastasie ! Nastasie !… personne !

PÉPINOIS(Air : Un matelot)
Pauvre voisin ! quel souvenir pénible

SABOULEUX
Sèche ton œil ! Rien n'est plus familier ! On voit chaqu'jour la femme la plus sensible Filer sans bruit avec un cuirassier.

PÉPINOIS
C'est déchirant !

SABOULEUX
Eponge ta prunelle ! Et r'tiens, enfant, ce dicton très sensé : "Chaqu'soir le sage, en soufflant sa chandelle, Doit s'dir : Demain, j'puis être… cuirassé ! " Et ça l'cuirass' quand il s'voit… cuirassé ! Prout !… L'embêtant, c'était mes deux nourrissons… je ne pouvais pas passer ma vie à leur entonner du cassis

PÉPINOIS
Ça les aurait grisés.

SABOULEUX
Alors, je cherche une nourrice par tout le village… Mais il n'y en avait pas de prête pour le moment…

PÉPINOIS
Pourquoi que vous n'avez pas reporté la petite à ses parents ?

SABOULEUX
Tiens ! qu'il est bête ! cent francs par mois… Est-ce qu'on rapporte ça aux parents ?

PÉPINOIS(avec conviction.)
Il a raison ! il a raison !

SABOULEUX
Tout à coup je me rappelle que ma chèvre a un chevreau…

PÉPINOIS
Tiens ! un frère de lait !

SABOULEUX
Juste !… Je vends le frère de lait… pour faire des gants ; j'achète un biberon, et j'offre à mes enfants leur premier déjeuner.

PÉPINOIS
De c't'affaire-là, Toto a été biberonné à l'œil !

SABOULEUX(mystérieusement.)
Peut-être.

PÉPINOIS
Comment ?

SABOULEUX
Chut !… Au bout d'un an, je reçus une lettre ainsi conçute : "Batavia…" Connais-tu ça ?

PÉPINOIS
Batavia ?… C'est une localité au-dessus de Tonnerre.

SABOULEUX
Je le savais… "Monsieur… Vous pouvez sevrer mon fils… Soyez tranquille… vous ne perdrez rien pour attendre."

PÉPINOIS
Signé ?

SABOULEUX
"Bon lait et mystère !…"

PÉPINOIS
C'est quelque prince étranger.

SABOULEUX
Aussi j'ai fait la note… et elle sera salée !


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