Louison
-
ACTE PREMIER - Scène II

Alfred de Musset

ACTE PREMIER - Scène II


(LISETTE, LE DUC.)

LE DUC(à part.)
Personne encore ici ? — L'on va souper, je croi. C'est Lisette. — Elle écrit. — Bon ! c'est sans doute à moi. Les femmes ont vraiment un instinct que j'admire, D'écrire bravement ce qu'elles n'osent dire. Tu te défends, ma belle ? Oh ! j'en triompherai ! J'en ai fait la gageure, et je la gagnerai.(Haut.)
Le souper est-il prêt ? Bonsoir, belle Lisette.

LISETTE(se levant.)
Monseigneur…

LE DUC
Qu'as-tu donc ? Tu sembles inquiète, Troublée, oui, sur l'honneur. Qu'est-ce ? quoi ? tu rêvais ? Et que faisais-tu là ?

LISETTE
Monseigneur, j'écrivais.

LE DUC
À qui donc, par hasard ? à quelque amant, petite ?

LISETTE
À vous-même ; tenez.
(Elle lui donne la lettre et veut sortir.)

LE DUC
Et tu t'en vas si vite ? Non, parbleu ! Reste là. Que veut dire ceci ? Que vois-je ? Mon anneau que tu me rends ainsi ?(Il lit.)
"Monseigneur, vous me dites que vous m'aimez…" Oui, certes, je le dis, le fait est véritable. Penses-tu que je trompe, et m'en crois-tu capable ?(Il lit.)
"Vous me dites que vous m'aimez, mais cela est bien difficile à croire, car, pour aimer une personne, il faut, j'imagine, commencer par la connaître, et toute servante que je suis…" Servante ! que dis-tu ? Fi donc ! tu ne l'es point. Servante ! ce mot-là me choque au dernier point. Il lit. "Toute servante que je suis, vous me connaissez assurément bien peu si vous me croyez intéressée, et si vous avez pensé, monseigneur, qu'on pouvait payer un amour qui refuse de se donner." Qu'est-ce à dire, payer ? Moi, te payer, ma belle ? Quoi ! pour un simple anneau, pour une bagatelle, Pour un hochet d'enfant qui plaît à voir briller, Tu me crois assez sot pour vouloir te payer ? Si tel était mon but, si j'osais l'entreprendre, Si l'amour de Lisette était jamais à vendre, Pour payer dignement de semblables appas, Mes biens y passeraient et n'y suffiraient pas. Est-ce donc une offense à la personne aimée, Et s'en doit-elle au fond croire moins estimée, Si l'on veut la parer, sans pouvoir l'embellir, D'un pauvre diamant que ses yeux font pâlir ? Comment ! mettre une bague aux plus beaux doigts du monde,(Il lui remet la bague au doigt.)
Poser quelques bijoux sur cette épaule ronde, Sur ce cœur qui palpite un céladon changeant, Serrer ce petit pied dans un réseau d'argent, Entourer la beauté, dans sa fleur et sa grâce, Des prestiges de l'art qu'elle égale et surpasse, Ce serait donc, ma chère, un grand crime à tes yeux ? Payer ! efface donc ; ce mot est odieux. Oublions ce billet, n'y songeons plus, Lisette. On paie un intendant, un rustre, une grisette ; Mais, dans ce monde-ci, je ne sais pas encor Qu'on se soit avisé de payer un trésor, Et ton cœur est sans prix, quand tu serais moins belle.

LISETTE
Mais, monseigneur, pourtant…

LE DUC
Fi ! tu fais la cruelle,(On ouvre la porte du fond.)
Deux mots : — on va souper ; les gens ouvrent déjà. Écoute : — nous allons au bal de l'Opéra ; Mais je reviendrai seul, et grâce à la cohue, À peine entré, je sors et regagne la rue. Tu seras seule aussi, mes laquais ne voient rien ; Accorde-moi, de grâce, un moment d'entretien, Un seul instant, pour moi, Lisette, et pour toi-même. Ce n'est pas un amant, c'est un ami qui t'aime, Songes-y.

LISETTE
Mais vraiment…

LE DUC
Je comprends ton souci. Je voudrais de grand cœur te voir ailleurs qu'ici, Et, dans quelque retraite aux bavards inconnue, Tu me rendrais bien mieux ma liberté perdue. Ce n'est assurément mon goût ni ma façon De donner au plaisir cet air de trahison. Mais, dans ce triste hôtel toujours emprisonnée, Tu n'en saurais sortir sans être soupçonnée. Chez moi, seuls, en secret, nous trompons tous les yeux. À quatre pas d'ici nous serions odieux. Telle est la loi du monde ; il en faut être esclave. Facile à qui s'en rit, sévère à qui le brave, Débonnaire et terrible, il ne compte pour rien Qu'on se moque de lui, si l'on s'en moque bien. Tout s'excuse ici-bas, hormis la maladresse. Bonsoir, Louison.


Autres textes de Alfred de Musset

Un caprice

Un caprice, comédie en un acte écrite par Alfred de Musset en 1837, explore les subtilités des sentiments et les jeux d’amour dans un cadre bourgeois. L’histoire met en scène...

On ne saurait penser à tout

On ne saurait penser à tout, comédie en un acte écrite par Alfred de Musset en 1849, explore les petites absurdités de la vie conjugale et les quiproquos liés aux...

On ne badine pas avec l'amour

On ne badine pas avec l’amour, drame en trois actes écrit par Alfred de Musset en 1834, raconte une histoire d'amour tragique où les jeux de séduction et de fierté...

Lorenzaccio

Lorenzaccio, drame romantique écrit par Alfred de Musset en 1834, raconte l’histoire de Lorenzo de Médicis, surnommé Lorenzaccio, un jeune homme partagé entre ses idéaux de liberté et le cynisme...

Les Caprices de Marianne

Les Caprices de Marianne, drame romantique en deux actes écrit par Alfred de Musset en 1833, explore les tourments de l'amour non partagé et les jeux de séduction dans la...



Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2025